Vous êtes ici

Un système privé luxueux d'un côté, un secteur public sous-financé de l'autre. En Serbie, le système de santé crée des inégalités dans la société. Et la corruption ne fait qu'empirer les choses.

Sol brillant, lustres futuristes, larges baies vitrées et murs immaculés accueillant par endroit des inscriptions dorées. La réceptionniste propose diverses variétés de café. Nous sommes dans la clinique privée Tesla Medical, au cœur de Belgrade. Plus précisément, au pied des grands buildings en construction du quartier le plus onéreux de la ville, le Waterfront. Ici, depuis 2021, les patients mettent le prix dans toutes sortes de consultations médicales, d’une prise de sang à un rendez-vous gynécologique en passant par de légères opérations chirurgicales.

« Cette clinique, fondée par un chirurgien, va bientôt s’agrandir », précise avec fierté le chirurgien orthopédique Kadir Jahić qui travaille ici. Cet homme de 27 ans est aussi interne à l’hôpital universitaire de Belgrade, en parallèle. « Nous avons une des meilleures cliniques privées de Belgrade, avec le meilleur équipement. »

Depuis l’abandon du socialisme et la dislocation de la Yougoslavie dans les années 1990, le secteur médical privé a explosé. Entre 2010 et 2020, le nombre d’établissements de santé privés a augmenté de 48 %. D'après la banque mondiale, entre 2002 et 2022, la part du financement public dans l’ensemble des coûts de santé a baissé de 72 % à 62 % tandis que les dépenses des citoyens dans le privé ont doublé. 

[ Plein écran ]

La clinique privée du Tesla Medical Group à Belgrade. © Nathalie Schneider

À 20 minutes de marche de Tesla Medical, dans la vieille ville, trône un grand bloc en béton, le « Dom Zdravlja Stari Grad », centre public qui dispense les premiers soins dans le quartier éponyme.

« Les bâtiments n’ont pas été rénovés depuis 20 ans », témoigne Mirko Cvigović, Serbe de 42 ans qui a connu l’époque yougoslave. Trous dans les murs, lumière blanchâtre, couloirs déserts : les locaux semblent abandonnés. Sur un mur de la section affectée à la psychologie, une affiche précise qu’il n’y a aucun médecin disponible.

Le peu de fonds alloués au secteur de la santé se ressent à plusieurs niveaux. Les hôpitaux publics sont confrontés à un manque de personnel, surtout de médecins spécialistes, et d’équipement. « En 24 heures, je traite une centaine de patients », relève Kadir Jahić. Et les Serbes en paient le prix en faisant face à des listes d’attente interminables. « On ne meurt pas en attendant de se faire opérer de la cataracte. Mais en cardiologie, des gens meurent avant d’avoir pu être pris en charge », déplore Dragan Milić, 59 ans, cardiologue à Nis. D’après l’Institut pour la santé publique, en 2021, près d’une personne sur cinq âgée de plus de 15 ans n’avait pas reçu un soin dont elle avait besoin. Mais ce sont les contraintes financières qui affectent le plus les Serbes (31 %). Peđa est dans une situation difficile. Il s’est cassé le pied il y a six semaines et marche sur des béquilles depuis. Parce qu’il ne travaillait pas légalement au moment de l’accident, il n’avait pas d’assurance maladie publique pour couvrir ses frais médicaux. « Je paye environ 6000 dinars (51 euros) chaque semaine pour mes médicaments », regrette-t-il, reconnaissant envers ses proches qui le soutiennent financièrement.

À la recherche
d'un bon médecin

En Serbie, les médecins sont peu payés dans le public, environ 1100 euros par mois. Beaucoup choisissent de travailler en parallèle dans le secteur privé, où ils gagnent trois fois plus. Or, ces deux secteurs sont totalement distincts : dans le privé, les patients ne sont pas remboursés par l’État et peuvent souscrire à différentes offres d’assurance. D’après Vojin Vidanović, chercheur sur le système de santé, seulement 20 % des Serbes peuvent s’offrir des soins du secteur privé. Cela est surtout dû aux coûts élevés des prestations.

[ Plein écran ]

Jelena Kaličanin fait confiance aux hôpitaux et médecins publics. © Kenza Lalouni

« Les patients font parfois appel au privé parce qu’en payant, ils espèrent garantir que les médecins prendront soin d’eux », explique Jelena Kaličanin, 33 ans et mère de deux enfants. Bien que les équipements soient meilleurs et les rendez-vous obtenus plus rapidement, le privé ne rime pas toujours avec qualité, selon elle. Pour choisir ses médecins, Jelena Kaličanin préfère simplement se reposer sur les contacts de ses proches.

« Je fais confiance au secteur public, car de nombreux bons médecins y travaillent », livre Jelena Kaličanin. Les centres de premiers soins fonctionnent, selon elle, plutôt bien. La plupart du temps, elle s’évertue à trouver les bons médecins dans le public, ceux qui « ne demandent pas un petit billet en plus de la consultation ». En Serbie, le patient n’avance jamais les frais mais donne simplement sa carte d’assurance maladie.

Lorsque Jelena Kaličanin a accouché, en 2020, toutes les femmes enceintes étaient réunies dans un énorme hall divisé en box. « Le personnel s’est très mal comporté, ils m’ont crié dessus, livre-t-elle. Mais j’avais suivi des cours avec une sage-femme et elle nous préparait à faire face à ces conditions difficiles. » En 2022, une étude basée sur les témoignages d'une centaine de femmes montrait que la violence faisait régulièrement partie de l'accouchement en Serbie. Les patientes se sont plaintes non seulement d'un manque d'empathie du personnel médical envers elles mais aussi d'actes violents comme l'expression abdominale, interdite en France depuis 2007.

Trouver le bon médecin reste un combat. Aujourd’hui, son fils de quatre ans est sur liste d’attente pour se faire opérer d’une hernie de l’aine dans le public depuis deux mois, et le médecin ne lui a toujours pas donné de date. « Il attend peut-être que je lui donne une somme d’argent pour opérer mon fils », suggère Jelena Kaličanin. Hors de question de le laisser entre les mains d’un médecin qui agit de la sorte. « Je ne sais pas encore comment on va faire. »

Cette pratique illégale reste courante en Serbie. Depuis 2019, une loi autorise les cadeaux faits au personnel médical qui ne dépassent pas 5 % du salaire mensuel moyen net. Dans les faits, la valeur du cadeau est souvent plus grande et une petite enveloppe est demandée. « La loi légalise ce type de corruption », critique Dragan Delić, médecin retraité et membre de l’Assemblée nationale serbe. Même s’il n’existe pas d’étude qui évalue sa fréquence, cette pratique fait partie du système. « Si vous voulez résoudre ce problème en Serbie, vous devez placer le système de santé sur des bases économiques saines et disposer d’un code d’éthique pour la profession médicale qui le réglemente clairement », ajoute-t-il.

Qui dit corruption dit santé

« Aujourd'hui, quand on parle de la corruption, c'est le système de santé qui est cité comme exemple n°1 », confirme Dragan Milić. Il se bat aussi contre l’oppression dont sont victimes les médecins. Selon le chirurgien, ils sont régulièrement obligés d’assister à des réunions du Parti progressiste serbe (SNS). Ils risqueraient de perdre leur emploi ou de ne pas être élus à l'université s’ils n’y participaient pas. « Tous les dirigeants d’hôpitaux sont membres du parti. En tant que fonctionnaires, tout le personnel médical dépend du gouvernement, donc il est dans une position difficile. Il est en colère mais il ne peut rien faire », déplore le médecin. Lui en a fait les frais. Quand il a annoncé se présenter aux élections locales de Nis en 2024, il a perdu son poste de professeur à l’université, dit-il.

La parole de Savo Pilipović est libre. Le président de l’Association des patients serbes a survécu à un mélanome, grâce à un traitement obtenu en Allemagne en 2013 dans le cadre d’une étude clinique. Alors, il se bat pour un meilleur système de santé. « Nous n’avons pas besoin de changer le système, nous avons besoin d’un tout nouveau système », insiste-t-il. Pour lui, ce sont les jeunes qui peuvent obtenir une évolution en se battant pour leur pays. « Les gens comme moi, on est trop vieux, mais les jeunes peuvent encore provoquer un changement. »

Filip Filipović, étudiant en troisième année de médecine à Belgrade, s’engage dans les mobilisations étudiantes. Entre 500 et 600 médecins quittent la Serbie chaque année pour travailler dans d’autres pays européens, notamment en Allemagne où les conditions sont meilleures. Une fuite qui aggrave la situation. Il aimerait voir la relation avec les patients s’améliorer et la corruption cesser. « Je ne veux pas quitter mon pays mais je sais que je n’aurai peut-être pas le choix à l’avenir », livre Filip Filipović.

Kenza Lalouni 

Nathalie Schneider

Imprimer la page