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À Belgrade, la tour Genex, et en particulier ses extérieurs, n'est plus entretenu. L'intérêt touristique croissant pour ce symbole brutaliste n’y a rien changé.

Les éclats de verre craquent sous les pieds. La fontaine est désormais asséchée. Sur l’esplanade, les corbeaux viennent dévorer leurs proies. Assis sur un muret décrépi, souvent utilisé comme banc, Goran Miljus lève les yeux vers les 140 m de façade bétonnée conçus par Mihajlo Mitrović, le plus haut gratte-ciel de la ville jusqu’en 2021. « Au premier regard, l’ambiance est un peu post-apocalyptique, on dirait que les tours sont tout droit sorties de Mad Max », ironise celui qui est président du syndicat de la partie résidentielle de la tour Genex depuis onze ans, en reprenant une gorgée de sa canette de Stella Artois. Ces tours jumelles reliées par une passerelle et situées à la lisière de l’autoroute, dominent depuis la fin des années 1970 le quartier de Novi Beograd, dans l’ouest de la capitale serbe. Elles tirent leur nom de l’entreprise à l’origine de leur construction : le fleuron yougoslave du commerce extérieur, Genex, qui a aussi investi dans le tourisme, le transport aérien et l’immobilier.

La première jambe, de 26 étages, accueillait les bureaux de l’entreprise jusqu’à sa faillite définitive en 2017 ; la seconde, de 30 étages, héberge toujours 182 appartements. Au-dessus du pont, un restaurant circulaire, avec une vue à 360° pour accueillir les déjeuners d'affaires, est désormais fermé.

Sa façade de béton nu, ses formes géométriques massives et son absence d'ornements font de celle originellement nommée la Porte occidentale de Belgrade, un archétype du style brutaliste de l’ère yougoslave. Mais cette architecture n’a, dès sa construction, pas fait l’unanimité. « Les gens disaient que la passerelle ferait un parfait échafaud pour que l'architecte se pende », rappelle Vladana Putnik, chercheure associée en histoire de l’art de l’université de Belgrade et spécialiste de l’architecture yougoslave. 

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La tour Genex était le plus haut bâtiment de la ville jusqu'en 2021. © Ismérie Vergne

Un vestige yougoslave

Cet espace entre les deux gratte-ciels, Branka Šucin, 80 ans, le traverse tous les jours en milieu d’après-midi, lorsqu’elle revient du kiosque, journal en poche. Depuis 46 ans et l’ouverture de la tour, elle vit au 29e avec son mari, qui travaillait dans la partie commerciale. Genex a fait construire ces deux bâtiments côte à côte pour que ses employés n’aient pas de difficultés à trouver un logement. L’État possédait les trois quarts des appartements en ville, ce qui créait de longues listes d’attente.

Après cet instant de répit, la femme originaire du Monténégro regagne la porte de l’entrée B en évitant scrupuleusement les dalles grises. « Un hiver, j’ai glissé et je me suis cassé les deux bras. Si c’était le seul problème ici… » Depuis l’éclatement de la Yougoslavie, dès 1991, les abords des deux tours se sont progressivement détériorés, à l’image de la prospérité de l’entreprise, compromise au même moment par la chute de l’URSS, qui lui fait perdre son principal partenaire commercial.

Le départ définitif de l’entreprise Genex n’a fait qu’acter son abandon. Véranda prête à s'effondrer, fenêtres et portes brisées, vieux mobilier entassé dans le hall : la tour commerciale n’est désormais qu’un vestige de l’époque glorieuse de la société. Ni le classement de la tour comme monument du patrimoine culturel en 2021, ni son rachat pour  millions d’euros par le magnat de la nuit Aleksandar Kajmaković, propriétaire de casinos, établissements de nuit et magasins de luxe à Belgrade, mais aussi connu pour ses relations avec les milieux criminels serbes, n’ont changé la donne. L’entretien de l’esplanade est délaissé par la municipalité belgradoise qui en a la charge. « Le gouvernement ne veut pas entretenir la mémoire du passé socialiste, analyse Vladana Putnik. Il veut que Belgrade soit authentique mais n'exploite pas l'authenticité de cette tour. » Des emblèmes de ce yougo patrimoine comme l’hôtel Jugoslavija ou le Old Sava Bridge sont en passe d’être détruits pour faire place nette à de nouveaux projets immobiliers démesurés comme le Belgrade Waterfront, dans lequel le gouvernement investit des milliards. 

Un attachement profond

Arrivée à la porte, Branka ne parvient pas à la fermer derrière elle, le vent s’engouffrant sans cesse dans l’interminable cage d’escalier. Les murs d’un mauve pâle sont noircis par la poussière, les interphones en panne, une partie des boîtes aux lettres fracturée. Les portes de l’ascenseur qui permettra à la femme de 80 ans d’atteindre sans difficulté son logement s’ouvrent. « Heureusement, ils fonctionnent correctement maintenant ! » En 2001, lorsque News d’Ill s’était immiscé à l'intérieur de la tour Genex, ils tombaient régulièrement en panne sans pouvoir être réparés : les pièces étaient introuvables en raison de l’embargo mis en place contre la Yougoslavie entre 1992 et 1999. Pourtant, Branka n’a jamais songé à quitter son deux-pièces, d’où tout lui semble minuscule. « La tour est si majestueuse. Si elle pouvait redevenir comme au début sans les tags et tout ce qu’il y a autour… »

C’est aussi par là que Nevana, 21 ans, qui vit au 23e étage avec ses parents, descend trois ou quatre fois par jour avec Billi, son bulldog blanc et noir de 17 ans. « Billi n’aime pas trop l'ascenseur », rit-elle, ses cheveux rouges au vent. Une fois sur le parvis, elle le fait zigzaguer pour éviter les éclats de verre. Peu importe les générations ou les dégradations, le même attachement transparaît chez les résidents. « Mon rêve est de pouvoir y acheter un appartement. J’ai tout ce qu’il me faut et la vue est si belle. » 

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Chaque mois, au moins cinq touristes sonnent chez Goran et Jaïna pour voir la vue depuis le haut de la tour. © Ismérie Vergne

Une attraction touristique depuis 2018

Depuis l’appartement du 24e étage de Goran Miljius et de sa femme Jaïna, les 160 m de la tour de Belgrade, qui ont dépassé la tour Genex, se détachent dans le ciel bleu. Le ballet des voitures s’anime sur l’autoroute voisine, sans que les bruits ne troublent la quiétude du logement. Cette vue imprenable sur le centre-ville belgradois, beaucoup de touristes veulent la découvrir. « Rien que chez nous, il y a au moins cinq touristes par mois qui sonnent pour monter la voir, raconte le président du syndicat de l’immeuble. Mais quand je les vois prendre des photos du bâtiment, je ne comprends pas ce qu’ils lui trouvent. » « La tour Genex n’a pas été pensée comme une attraction touristique, rappelle Miloš Ničić, chercheur en sciences politiques à l’université de Belgrade, spécialisé en études culturelles. L’idée était de représenter la puissance de la Yougoslavie en mettant en valeur les secteurs de l’économie, de l’architecture et de la construction »

Selon lui, l’élément déclencheur a été l’exposition sur l’architecture yougoslave au Museum of Modern Art de New York en 2018. La tour belgradoise s’exhibe sur la couverture du catalogue. « Sa silhouette a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux faisant désormais de la tour une étape incontournable pour tout voyageur passant par Belgrade. »

« Cet intérêt pour les bâtiments brutalistes s’explique parce qu’ils offrent l'idée qu'un monde alternatif est possible derrière leur air si étrange », estime Miloš Ničić. Aujourd’hui, l'œuvre de l’architecte yougoslave Mihajlo Mitrović garde la mémoire de l’utopie socialiste qui s’est effondrée à la fin des années 1990 avec la dislocation de la Yougoslavie. L’esthétique de l'architecture brutaliste socialiste fascine après avoir rebuté, au point d’attirer les nouveaux Belgradois.

« Cette architecture n’a rien à voir avec la Russie »

Au pied de la tour résidentielle, derrière la vitrine du Ca.ca.fe, Siba surveille les allées et venues des passants. Ce Shiba Inu japonais de cinq ans a fait le voyage avec ses maîtres depuis Moscou vers Belgrade il y a trois ans, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. 

À 32 et 35 ans, c’est dans ce symbole du passé que Masha Ovcharova et Sergey Kostromin « qui ne se sentaient plus en sécurité là-bas » projettent leur futur. Ce couple « d’artistes underground », comme ils se présentent, elle dans la mode, lui dans le cinéma, loue depuis huit mois le local qui abritait autrefois un bar à chicha. Dans la salle, les tables et les chaises sont encore empilées, les tasses et couverts n’ont pas encore remplacé les outils et pots de peinture. Ici se prépare l’ouverture le mois prochain d’un café-cantine qui proposera pâtisseries maisons et plats végétariens de saison.

Le couple est arrivé à la tour Genex, comme il est arrivé en  : en s’aventurant dans l’inconnu. Ils ont bénéficié d’une législation serbe plus favorable aux ressortissants russes pour obtenir un permis de séjour. Comme eux, plus de 300 000 Russes ont immigré depuis 2022 en Serbie. Dans le centre de Belgrade, les quartiers de Dorcol et Varcar attirent les nouveaux cafés, restaurants, salons de coiffure russes, mais c’est à Novi Beograd, sur l’autre rive de la Save, que Masha et Sergey ont choisi de s’installer. 

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Venus de Moscou, Masha et Sergey ont fait leur nid au pied de la tour. © Louise Pointin

« Les gens nous disent toujours qu’avec ce quartier nous ne sommes pas dépaysés, mais ça n’a rien à voir avec la Russie. Chez nous, il y a un type de bâtiment qui a été reproduit des millions et des millions de fois parce qu’après la guerre, il fallait construire très vite pour donner un endroit pour vivre à tout le monde », compare Masha, balayant du regard les bloks (pâtés de maison) au loin. « Ici, l’architecture est plus travaillée, ça donne des bâtiments plus uniques. Quand on se promène dans chaque blok, on sent qu’ils ont leur identité », ajoute Sergey.

Dans la salle de leur café, parmi les meubles chinés aux quatre coins de la Serbie, une table en métal et un fauteuil en chrome et cuir noir tout droit sortis de l’ère yougoslave ont trouvé leur place. « La tour commerciale a été vidée après son rachat, on les a récupérés », se souvient Sergey. De quoi entretenir l’héritage de la tour Genex.

Louise Pointin

Ismérie Vergne

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