L'homme politique, ancien ministre de Milošević, a accaparé de plus en plus de pouvoir au fil de sa carrière. Le président de la République de Serbie joue sur plusieurs tableaux pour garder la main à l'étranger et dans son pays.
Son nom n'est jamais mentionné dans les mobilisations étudiantes. Une omission volontaire qui vise à éviter que le concerné ne retourne la situation à son avantage en résumant la colère ambiante à une attaque contre lui. Et pourtant il est partout, dans toutes les luttes, comme un sous-entendu compris par tous. Aleksandar Vučić a officiellement une fonction honorifique mais, dans les faits, il tire les ficelles. Le président serbe a réussi à accaparer le pouvoir depuis des années, et sème pour cela la confusion, soufflant constamment le chaud et le froid.
La longévité de Vučić ne doit rien au hasard. Elle s'explique par une stratégie bien pensée selon la journaliste américaine Lily Lynch, qui l'observe depuis le temps où il était ministre de l'Information en 1998, sous Milošević. Son visage joufflu caché derrière des lunettes carrées, le président serbe d'1,99 mètre maîtrise l’art du double discours, agissant de façon paradoxale selon ses interlocuteurs. « S’il y a toute cette confusion, on ne sait pas vraiment comment la combattre, analyse la journaliste. Cela paralyse les gens et l'opposition. »
Alors qu’en avril 2016, une partie du quartier de Savamala, à Belgrade, est détruite par un groupe d’hommes masqués au milieu de la nuit, Vučić annonce que « celui qui a fait ça est un parfait idiot ». Presque deux mois après l'événement, sa version évolue. Il déclare que de « hauts responsables de la ville » ont demandé à détruire le quartier. Et ajoute : « Je suis certain que leur motivation était louable. Je suis certain qu'ils voulaient créer quelque chose de bien plus agréable à cet endroit. »
Dernier coup de théâtre sept ans plus tard lorsqu'il avoue qu'il était aux manettes depuis le début.
Aleksandar Vučić est président de la Serbie depuis 2017, réélu en 2022. © Yanis Drouin
Vučić sème aussi le trouble dans le processus électoral : « Quand un parti écologiste a été fondé, Vučić a créé son propre parti vert, pour produire de la confusion parmi les électeurs », se souvient Lily Lynch.
« ll a tout appris de Šešelj »
Né à Belgrade en 1970 d'une mère journaliste et d'un père économiste, Vučić a grandi dans la municipalité de Novi Beograd. Après des études de droit à la faculté de Belgrade et une courte carrière de journaliste, il rejoint les rangs du Parti radical serbe (SRS) en 1993. Un mouvement ultra-nationaliste fondé par Vojislav Šešelj et affilié à une milice, coupable de nombreux crimes durant les guerres en ex-Yougoslavie. « Son style politique s'est vraiment développé lorsqu'il était dans le parti radical, détaille Lily Lynch. Il a tout appris de Šešelj, comme l’idée que vous gagnez le respect des autres en humiliant vos subalternes. »
Vučić grimpe les échelons jusqu'à ce fameux poste de ministre de l'Information et fait passer la loi sur « l'accès du public à l'information ». Il est alors interdit de publier ou retranscrire les productions des médias étrangers et tout doit être approuvé par le gouvernement avant diffusion, en accord avec le régime du dictateur Slobodan Milošević.
Du parti radical au parti « progressiste »
Alors qu'en 2000, le peuple serbe réussit à évincer Milošević du pouvoir, Vučić garde la tête hors de l’eau. Au lieu de couler avec le reste de son parti, l'organisateur de la censure sous le régime dictatorial trouve, dès 2003, le moyen de rebondir. Il se rapproche de Tomislav Nikolić avec qui il dirige le SRS, qui gagne en influence sur une position eurosceptique. En 2008, Nikolić, devenu pro-européen, quitte le parti. Vučić le rejoint et devient président suppléant de ce nouveau groupe politique toujours conservateur : le Parti progressiste serbe. « Vučić était encore bien plus à droite que Milošević, et il a changé de costume quand il s’est aperçu que c’était un bon moyen de revenir au pouvoir », analyse Milica Čubrilo, ancienne ministre dans le gouvernement d’opposition à Milošević et journaliste au Courrier des Balkans. En 2014, l’homme politique d’extrême droite devient Premier ministre, puis président aux élections de 2017.
Son second mandat, débuté en 2022, est marqué par des crises politiques successives et par celle en cours, qui fait suite à l’effondrement le 1er novembre 2024 de l’auvent de la gare de Novi Sad. Le 28 janvier dernier, au lendemain d’un affrontement violent entre étudiants et militants du SNS, le Premier ministre Miloš Vučević annonce sa démission. Vučić ne pouvait, de toute façon, pas le laisser à la tête du gouvernement : c’est sous le mandat de Vučević, à l’époque maire de Novi Sad, qu’ont commencé les travaux de rénovation de la gare. En avril, le président serbe nomme Đuro Macut comme Premier ministre, dont les fonctions de professeur d’université et de médecin sont symboliques dans un tel contexte.
Aleksandar Vučić s'est construit un narratif bien rodé, basé sur le sacrifice. Ici, une affiche le représentant près du pont Branko, à Belgrade. © Élodie Niclass
Depuis qu’il est à la tête du pays, Vučić est critiqué par l'opposition pour sa façon de gouverner. « La Serbie de Vučić est un régime plus qu’autoritaire, assure Milica Čubrilo. Tous les pouvoirs sont concentrés entre ses mains, mais il s'appuie également sur un système quasi mafieux qui dirige le pays. » Son frère Andrej Vučić est d'ailleurs un businessman serbe controversé, car réputé proche de criminels financiers.
Narratif de la martyrisation
Au gré de ses apparitions publiques et médiatiques, Vučić s’est construit un narratif bien rodé. « Il se montre comme un président qui se sacrifie pour les autres, pour le bien de la nation », analyse Sonja Avlijaš, économiste politique. La figure sacrificielle est omniprésente dans l’imaginaire collectif serbe, à travers les mythes et poésies.
Le président serbe joue sur cette corde et vante régulièrement son abnégation. Le 21 mai, concernant une décision de la Cour d’appel de Novi Sad, il justifie sa colère en ces termes : « Je suis un homme ordinaire avec des émotions, à qui on demande de prendre soin d'une grande famille appelée la Serbie. » Lily Lynch affirme que « la martyrisation est une part importante de son image politique ».
Cette propension à la martyrisation peut s’expliquer par son passé. « C'est quelqu'un qui n'avait pas beaucoup d’amis ni de camarades quand il était jeune. Il était toujours un peu mis de côté, raconte Milica Čubrilo. Des psychologues expliquent que sa manière de fonctionner – ce besoin infini de dominer, de toujours montrer que c'est le plus fort, de pleurnicher quand on l'accuse d'avoir fait quelque chose de mal – est une sorte de revanche. »
Son coeur penche vers la Russie
Un autre élément dans l’histoire culturelle serbe permet d’expliquer l’admiration que peut susciter Aleksandar Vučić. « Les personnes qui le soutiennent sont peut-être nostalgiques de la Yougoslavie, en tant que pays puissant. Ils voient en partie la politique de Vučić comme le retour du respect pour la Serbie après l’humiliation des années Milošević et la perte du Kosovo », relève Lily Lynch.
Il apparaît comme une figure protectrice, capable d’apporter respect et stabilité. « Il projette l’image d’un père sévère, dont on a un peu peur », décrit l’autrice américaine.
Son modèle politique, Vučić le trouve en Russie : la création de faux partis politiques serait inspirée de Poutine. Lily Lynch observe aussi des ressemblances entre le président serbe et son homologue turc, Recep Tayyip Erdoğan : « Les deux tentent de maintenir des relations avec l’Union européenne et l’OTAN d’un côté, et la Russie et la Chine de l’autre. » Mi-avril 2025, le président serbe est reçu par Emmanuel Macron pour discuter de l'intégration européenne de la Serbie. Le 9 mai, il se rend à Moscou à l'occasion du 80e anniversaire de la victoire de la Seconde Guerre mondiale. « C’est comme s’il était en perpétuel mouvement », constate Sonja Avlijaš. La journaliste Milica Čubrilo précise que Vučić n’a pas vraiment de conviction en matière de politique étrangère, qu'il « calcule plutôt le bon moment pour dire ceci ou cela ». Il joue ainsi sur plusieurs tableaux, mais le rapprochement avec l’Union européenne patine tandis que les clins d'œil vers les régimes illibéraux ou autoritaires se multiplient.
Mélissa Le Roy
Élodie Niclass
Avec Isidora Cerić