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Depuis novembre, la minorité queer s'engage massivement dans le mouvement étudiant. Alors que les discriminations envers les personnes LGBTQ+ restent fortes dans le pays, leur visibilité est bien accueillie.

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La DJ MilicX lors d'un drag show à la Pride Week de Novi Sad. © Liza Hervy-Marquer

« Je ne me suis jamais senti aussi illégal. » L’inscription en anglais, rouge sur un drap blanc suspendu à la manière d’un rideau de douche, donne le ton. D’autres œuvres sont plus explicites : des personnages nus en porte-jarretelles, avec une cravache, ou une liste en sept étapes pour « mourir en tant qu’artiste, de la part de quelqu’un qui l’est déjà ». L’exposition est organisée dans le centre culturel étudiant de Novi Sad, bloqué depuis novembre. Premier événement d’un festival qui, pendant trois jours, met à l’honneur des artistes LGBTQ+ des pays de l’ex-Yougoslavie.

« Il y a encore un long chemin à faire avant de voir ce type d’exposition dans des lieux institutionnels, explique Višnja, co-organisatrice du festival. Si on n’avait pas réquisitionné le bâtiment, on n’aurait pas eu d’autorisation pour la faire ici. En Serbie, on ne voit jamais ce qui nous représente : être une femme ou être queer. Il faut montrer que ça existe. » L’étudiante de 21 ans poursuit : « On essaye d’insuffler une nouvelle énergie aux manifestations. On veut tendre vers une forme d’inclusivité. » Le mouvement rassemble depuis novembre des profils variés et antinomiques au premier abord : sympathisants de droite, de gauche, du centre, musulmans, orthodoxes pratiquants… « La démocratie ne serait pas la démocratie si on était tous et toutes pareilles. Il y a une symbiose de nos différences », pense Višnja.

Quelques avancées, mais encore des violences

L’association ILGA-Europe attribue un score de 35 % à la Serbie sur les droits LGBTQ+, la classant 27e sur 49 pays européens. La non-reconnaissance des familles queer et l’absence d’interdiction des opérations sur les mineurs intersexes lui coûtent de nombreux points. En matière de lutte contre les discriminations, il y a la sensation « d’avancer d’un pas et de reculer de deux », expose Tatjana Prijić, commissaire adjointe à la protection de l’égalité, présente à la Pride Week de Novi Sad.

L’institution qu’elle représente conseille le gouvernement mais reste indépendante. « Nous n’avons pas de rôle exécutif : on peut seulement proposer des mesures aux institutions publiques », précise-t-elle. Le comité note des avancées ces dernières années mais regrette que les discours de haine soient toujours très présents dans les médias et les propos de certaines personnes publiques.

Dans ce contexte, les personnes LGBTQ+ se sont massivement engagées dans les protestations contre le gouvernement. « Le fait d’exister, d’être ouvertement queer, est déjà un acte politique. C’est pour ça que la communauté est souvent plus politiquement active que le reste de la société », explique Iskra, étudiante transgenre de 23 ans, investie dans de nombreux groupes de travail du mouvement depuis ses débuts. Selon l’étudiante en travail social à Belgrade, l’occupation des universités a permis « une meilleure acceptation des personnes queer ».

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Višnja et Ilja, organisateurs du festival d'art queer au centre culturel étudiant de Novi Sad. © Liza Hervy-Marquer

Alors qu’en Serbie, 46 % des personnes LGBTQ+ disent avoir déjà subi des violences psychologiques et 18 % avoir été menacées de violences physiques au travail*, Iskra n’en a pas vécu depuis novembre. « Le comportement de la plupart des gens n’est pas explicitement malveillant. Je pense que beaucoup sont surtout mal informés », concède-t-elle en jouant avec ses longs ongles manucurés.

Le fait de côtoyer des personnes concernées, de discuter et faire front ensemble a créé de facto un climat de tolérance, malgré les différentes sensibilités politiques. Un sentiment partagé par Jovan, étudiant trans à la faculté d’art de Novi Sad : « L’inclusivité est une évidence. Les gens ne veulent plus discriminer les autres pour ce qu’ils sont », explique le jeune homme de 24 ans, arborant son badge sur lequel il est inscrit « icône trans » en serbe. « Les prénoms choisis sont respectés, même pour ceux qui n’ont pas encore commencé leur transition de genre », poursuit-il.

Tous n’ont pas leur nom d’usage sur leur carte étudiante, pourtant demandée à chaque entrée dans les bâtiments bloqués. « Il peut y avoir quelques situations inconfortables mais une fois qu’on a expliqué, les personnes le prennent en compte », précise Jovan, invité par l’ONG Izadji à un panel de discussions sur les violences à l’encontre des personnes queer. Selon lui, la dynamique va même au-delà : « Les personnes qui discriminent sont remises à leur place. On les corrige, on leur dit de se taire, et souvent, elles ne recommencent pas. »

L’inclusivité, un accord tacite

Des gestes simples ont aussi été instaurés, comme dégenrer les toilettes. « Ce n’était pas une revendication spécifique des étudiants queer et ça n’a pas non plus fait débat. Tout le monde a accepté », avance-t-il. De même, les professions sont systématiquement féminisées dans les communications du mouvement. L’inclusivité semble être un accord tacite plus qu’un positionnement explicite. « Pour être honnête, on n’a jamais parlé publiquement des droits des personnes queer dans le mouvement. Même si je n’en suis pas ravie, je comprends pourquoi. Si on veut que le plus de gens nous rejoignent, il faut se taire sur ces sujets », affirme Iskra.

Un silence que critique Dušan Maljković, coordinateur du séminaire d’études queer à l’Institut de philosophie de Belgrade. Selon lui, ce non-dit empêche de faire avancer les droits des personnes LGBTQ+ et peut aggraver les discriminations dans la société. « C’est comme des parents qui disent accepter l’homosexualité de leur enfant mais n’en parlent jamais. »

Un malaise partagé par Agata Milan Ðurić, président de Geten, le centre pour les droits des personnes LGBTQ+ de Belgrade : « Les étudiants apprécient notre soutien, mais ils ne nous contactent jamais et ne parlent pas ouvertement de nous. Parfois, on n’ose même pas sortir nos drapeaux dans leurs manifestations. »

Les préjugés disparaissent

Beaucoup doivent donc rester invisibles , rappelle Dušan Maljković. Sur la plateforme de rencontre Grindr, les visages sont rarement affichés. « Aucune communauté ne peut se former ainsi , déplore-t-il. C’est donc important de créer des espaces dans lesquels les gens peuvent échanger et faire connaissance. » Bien que les personnes concernées estiment qu’il n’y a pas réellement de “communauté queer” en Serbie, des espaces safe ont émergé dans les universités occupées.

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Une trentaine de personnes étaient présentes au drag show organisé par l'ONG Izadji. © Liza Hervy-Marquer

Stefan, étudiant trans en sociologie et âgé de 23 ans, en témoigne : « On a créé une nouvelle identité en tant que groupe mobilisé et la fac est devenue la “safe place” de beaucoup d’entre nous. » Pour son amie Sanja, la mobilisation a offert une liberté de parole inédite. « Je pense qu’à l’avenir, il y aura plus de liens entre les différentes luttes. Cette année, j’irai à la Pride avec mes camarades non queer et je suis sûre qu’ on y sera plus nombreux que les années précédentes. »

À Novi Sad, les blocages ont aussi rapproché des profils opposés. Andrija, un étudiant en philosophie âgé de 20 ans, vit quasiment à plein temps dans le bâtiment occupé depuis décembre. « Si je n’étais pas en train de bloquer ma fac, j’irais aux événements de la Pride Week », glisse-t-il comme seul indice pour se situer politiquement.

Un souvenir des protestations le marque particulièrement : une nuit de garde partagée avec un camarade qu’il pensait trop conservateur pour qu’ils puissent s’entendre. « Dans d’autres circonstances, je ne lui aurais même pas parlé, ou alors en le confrontant », reconnaît Andrija, qui s’en est voulu après cet épisode. « J’avais des préjugés sur cette personne que je pensais être intolérante. On m’a tendu un miroir », admet-il, espérant que son interlocuteur ait eu la même réaction. Tandis que ses compagnons de lutte et lui continuent de se battre pour une grande victoire contre Vučić, le changement de mentalité dans l’esprit des protestataires serait déjà une petite victoire.

* Rapport de la Commission européenne sur le racisme et l’intolérance, 2024.

Liza Hervy-Marquer

Mathilde Stöber

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