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La façade tape-à-l'œil des constructions du nouveau quartier de la capitale ne suffit pas à cacher les tensions autour de l’occupation de l’espace public. Vitrine de la Serbie à l'international fantasmée par le gouvernement, le méga-projet débuté en 2015 est devenu, pour les habitants, l'emblème du manque de transparence des institutions. 

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La Tour de Belgrade a été conçue par le même cabinet d'architecte que celui du Burj Khalifa, à Dubaï. © Mélissa Le Roy

Du haut de ses 168 m, la Tour de Belgrade surplombe la capitale. Le gratte-ciel en forme de bouteille inversée – conçu par le même cabinet d'architecture que celui à l'origine du Burj Khalifa aux Émirats arabes unis (EAU) – est le monument phare de Belgrade Waterfront. Ce nouveau quartier en construction, rêvé par le président Aleksandar Vučić, doit devenir une vitrine de la Serbie à l'international. Une sorte de Dubaï à Belgrade.

Le projet Waterfront est né d'un accord entre la Serbie et les EAU et c'est une entreprise émiratie qui en est l'investisseur : Eagle Hills. Le quartier devait s'étendre au départ sur 90 ha de terres, en lieu et place de vieux bâtiments, de petites entreprises et d'anciens chemins de fer. Débutés en 2015, les travaux de Waterfront s’étendent sur la rive droite de la Save. Un coin de la ville qui ne ressemble en rien au reste de la capitale serbe. Lisse, géométrique, comme aseptisé. 

Derrière son apparente tranquillité, le quartier cristallise les tensions. Depuis le début, les habitants de Belgrade, les autorités locales et les experts ont été écartés du projet. Dans le plan initial, le gouvernement a annoncé, avant même la fin des travaux préparatoires, que les constructions seraient achevées dans six à huit ans. Or ces échéances ne peuvent pas être fixées avant la fin de ces premières étapes du chantier. Aleksandar Vučić a aussi fait adopter une dizaine de lois, comme celle promulguée en avril 2015, qui autorise les expropriations spécifiquement sur la zone où se tient le projet. « C'est pourquoi de nombreuses personnes, y compris les associations d'architectes, au niveau local et national, affirment que la mise en œuvre de ce projet n'est pas légale, explique l'urbaniste serbe Nebojša Čamprag. Les lois et le plan directeur, tous ces documents de planification, n'ont pas été respectés. »

« Urbanisme autoritaire »

À cause de ce manque de réglementation, le quartier présente des risques. En avril 2024, les balcons de l’immeuble Quartet 3, encore en construction, se sont effondrés. La photographie a alors été partagée sur le site du média proche de l’opposition N1. De plus, derrière la modernité affichée, l’urbaniste Nebojša Čamprag considère que les immeubles de Waterfront ne sont pas aussi avant-gardistes qu’ils en ont l’air. « Ils n'apportent rien en termes d’innovation et de durabilité », souligne-t-il. Pas de façades vertes, ni de matériaux novateurs, par exemple.

Concernant le coût des travaux, les chiffres diffèrent selon les médias. Eagle Hills promettait un investissement de 3 milliards d'euros, mais cette enveloppe a été drastiquement réduite selon l’urbaniste : environ 150 millions d'euros. Pour Nebojša Čamprag, il s'agit « d'un urbanisme autoritaire ».

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L'entreprise émiratie Eagle Hills est l'investisseur du projet Belgrade Waterfront, dont la construction a débuté en 2015. © Mélissa Le Roy

En temps normal, « un gouvernement commence quelque chose et fait en sorte que tout soit transparent et durable pour que la structure politique suivante vienne reprendre ce qu'il a commencé. Il s'agit d'une sorte de procédure démocratique qui n'existe malheureusement pas à l'heure actuelle »

De son côté, l'économiste serbe Goran Radosavljević voit dans ce projet une stratégie économique bien pensée : faire construire de grands bâtiments permet d’augmenter le PIB du pays à court terme, mais aussi de gagner de l'argent. « Il n'y a pas eu de marché public et le projet a été confié à une seule entreprise, note le chercheur. Waterfront sert alors probablement de machine à blanchir de l'argent, sans aucun contrôle. Le groupe politique d’opposition Zeleno-Levi Front  (anciennement mouvement civil Ne Davimo Beograd, « Ne laissez pas Belgrade se noyer ») dénonce ce manque de transparence et alerte sur des risques de corruption. « Les accords de construction ont été signés directement auprès des sous-traitants [sans appel d’offres, ndlr], c’est une possibilité énorme de corruption », soutient Zdravko Janković, membre du parti d'opposition.

Jusqu’à 12 000 euros le m2

L’ambition officielle du projet est d’attirer des investisseurs, des touristes et de créer des emplois. « Tout est neuf, le quartier est moderne et dynamique, avec de nouvelles infrastructures et lieux de vie comme des cafés, des restaurants et des boutiques de luxe qui attirent des visiteurs étrangers », témoigne Isidora Jovanović. Cette étudiante dans une faculté privée d'hôtellerie est aussi serveuse au café de l'hôtel St. Régis, au rez-de chaussée de la Tour de Belgrade. L'hôtel de luxe y occupe les onze premiers étages. Les trente autres sont des logements privés et « le dernier devrait être un restaurant ouvert à tous », explique Isidora Jovanović. « La plupart des clients de l’hôtel St. Régis sont Allemands, Russes, Chinois ou Français, ce sont des personnes en vacances ou alors des hommes d’affaires serbes », liste-t-elle.

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Isidora Jovanović travaille dans l'hôtel de luxe St Régis, situé dans la Tour de Belgrade. © Mélissa Le Roy

Dans une aire de jeux flambant neuve à quelques mètres de l’hôtel, Daria, 35 ans, surveille son fils qui zigzague entre les toboggans. Cette architecte russe est arrivée en Serbie il y a maintenant deux ans et demi, suite à la guerre en Ukraine, et loue depuis un an et demi un appartement au Waterfront avec son mari ingénieur. « On a déménagé dans ce quartier lorsque j'étais enceinte, explique t-elle. C’est propre et adapté pour les enfants : il y a des infrastructures pour eux, des pistes goudronnées, c'est plus sécurisant. »

À l’intérieur du centre commercial Galerija – le plus grand de la région, selon l'investisseur du projet – une robe longue à paillettes attire l’attention. L'étiquette affiche 145 000 dinars, soit 1 236 euros. Des prix élevés qui s’observent dans l'ensemble du quartier. Le mètre carré est l’un des plus chers de la capitale. Nemanja s’apprête à changer les draps de son appartement acheté dans l’immeuble Arcadia il y a maintenant trois ans. Il le loue à des touristes 8 210 dinars la nuit, soit 70 euros. Il confirme : « Le mètre carré coûte environ 7 000 euros, et dans la tour derrière moi, cela va jusqu’à 12 000. » Alors que le prix moyen du mètre carré à Belgrade est de 2 489 euros, celui de Waterfront commence à 4 000 d’après les agents immobiliers installés dans le centre commercial pour appâter de futurs investisseurs. À titre de comparaison, dans le quartier le plus coûteux de Strasbourg, il atteint au maximum 4 600 euros.

Même au plus bas, ce prix est bien trop élevé pour une majorité de Serbes. « L’achat d’un appartement à Belgrade Waterfront est bien au-delà des moyens d’un Serbe de classe moyenne, affirme l’opposant Zdravko Janković. Avec le salaire moyen serbe, à environ 900 euros, il faudrait travailler plus d’une vie pour 100 m2 d’appartement. »

Détruire l'histoire de Belgrade

Depuis ses débuts, le projet est bercé par les contestations. Les habitants se sentent dépossédés d'un espace autrefois public, devenu privé et pensé pour des élites. Les événements survenus en 2016 vont marquer un point de non retour.

Dans la nuit du 24 au 25 avril, des bâtiments du quartier de Savamala sont démolis par des hommes armés de battes de baseball. Zdravko Janković raconte ainsi cette nuit-là : « Alors que l’attention de tous était tournée vers les élections, des gens masqués sont entrés avec des bulldozers dans la rue Hercegovacka. » Des habitants ont appelé la police à l’aide, mais personne n'est venu à leur secours. « En deux heures, ils ont détruit tous les bâtiments de la rue qui faisait partie de la zone du projet Waterfront », détaille-t-il. Sept ans après jour pour jour, lors d'une conférence de presse, Aleksandar Vučić a admis qu'il avait ordonné lui-même la destruction des bâtiments.

Raser pour construire du neuf, c'est la méthode choisie par le gouvernement. Quitte à détruire des monuments historiques de la ville, comme le pont Old Sava. Visible depuis la promenade – route piétonne et cyclable de presque deux kilomètres de long – ce pont historique n’est plus. Une équipe d'ouvriers est en train de le démanteler. Reliant les deux rives de Belgrade, le pont Old Sava a pourtant une forte portée symbolique puisqu’en 1944, un professeur nommé Miladin Zarić a risqué sa vie pour sauver l’infrastructure en désamorçant des explosifs placés par les nazis. 

Pour Milica Naumov, militante du mouvement de contestation Most Ostaje, (« Le pont reste »), la démolition du Old Sava n’est pas justifiée. « Le pont était en bon état. Il avait été construit initialement pour durer », s’insurge-t-elle. D’après la version officielle rapportée par les agents immobiliers de Belgrade Waterfront, le Old Sava doit laisser place à un autre pont, flambant neuf. Mais Milica Naumov ne sait pas si elle doit croire cette version : « Le nouveau pont sera apparemment construit l’année prochaine. Mais on ignore s’il sera pour les piétons, les cyclistes, les trams, les voitures…. On ne sait rien. »

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Pour Milica Naumov, militante du mouvement de contestation Most Ostaje, la démolition du pont historique Old Sava n'était pas justifiée. © Mélissa Le Roy

La destruction des bâtiments historiques pour les remplacer par des espaces commerciaux et privés, sans l’aval des habitants pourtant attachés à la mémoire de Belgrade, est aussi contestée ailleurs dans la capitale. L’exemple le plus frappant concerne le Generalstab (ancien siège de l’état-major), bombardé par l’Otan en 1999, qui pourrait bien devenir un hôtel Trump. L’année dernière, la Serbie a en effet signé un accord avec Jared Kushner, le gendre du président américain, pour lui céder ce terrain en plein centre-ville alors même que les bâtiments avaient été classés « biens culturels » protégés.

À quelques pas de ce symbole historique, une dizaine d’habitants protestent également rue Kneza Miloša contre le projet de construction adjacent à leurs appartements et à la maison de Nikola Nestorović, un célèbre architecte serbe. Vladimir Stojanović, qui habite ici, est déterminé à protester jusqu’à obtenir une réponse des institutions. « Ils veulent construire leur projet à un mètre de notre bâtiment mais légalement c’est impossible. Ils ont démoli si près des habitations que le grappin de l’engin de chantier tapait contre la ventilation de notre mur », décrit-il. Un bulldozer est toujours posté dans la cour intérieure du voisinage, devenue par ailleurs un immense tas de gravats où seuls les chats s’aventurent encore.

L’organisation Belgrade Waterfront, le ministère de la construction, des transports et des infrastructures ainsi que l’urbaniste en chef de la ville de Belgrade, Marko Stojčić n’ont pas répondu à nos demandes d’entretien.

Mélissa Le Roy

Élodie Niclass

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