Les rues de la capitale serbe regorgent de casinos et d'enseignes de paris sportifs. L'addiction aux jeux de hasard est un phénomène qui touche même les adolescents.
« Je ne veux pas être associé à ça », avoue Aleks*, qui fréquente les casinos depuis ses 16 ans. « Ça », ce sont les regards vides, les routines sans horizon et les vies suspendues à l’espoir d’un jackpot qui ne vient jamais. En Serbie, ces profils se comptent en dizaines de milliers : selon l’Institut de santé publique Batut, jusqu’à 1,6 % de la population adulte présente un rapport aux jeux d’argent pathologique, soit plus de deux fois plus qu’en France.
L’étudiant de 22 ans a frôlé cette réalité. Aleks a commencé à parier quand il était au lycée. « En première, on regardait le foot, le basket, on pensait savoir comment ça marchait. » À cette époque, il ne joue « même pas pour gagner », juste « pour rendre les matchs plus excitants ». Au fil des années, les montants grimpent et Aleks délaisse progressivement les paris sportifs pour les machines à sous.
« Ma limite, c’était 5 à 6000 dinars [de 40 à 50 euros, ndlr]. Mais les pires soirs, je pouvais claquer 10 000 [85 euros, ndlr]. » Pour lui, ce n’est « pas une question d’argent, mais de sensations fortes ». Aleks finit par renoncer à cette adrénaline, poussé par son frère aîné, qui lui « a fait comprendre à quel point ça pouvait mal tourner ». Il n’a pas remis les pieds dans un casino depuis six mois.
« C’est le seul endroit où je sors à Belgrade »
Un tel recul reste rare dans un pays où l’offre est omniprésente. Selon l’Association des organisateurs de jeux de hasard, la Serbie est le deuxième pays d’Europe en nombre de points de jeux par habitant, avec 2 900 points de paris, dont 650 à Belgrade. Dans les rues de la capitale, les enseignes ne s’éteignent jamais vraiment.
À 15 h 30, un mardi après-midi, les lumières clignotent dans un établissement discret du centre-ville. Plongé dans l’odeur de cigarette, un homme en jean observe passivement l’écran d’une machine à sous. Il s’appelle Marko*, ancien manager de footballeurs, originaire de Zagreb. « Quand je suis arrivé en 1991, il n’y avait pas beaucoup d’endroits comme ça », relate le sexagénaire.
© Yanis Drouin
Il se réfugie dans les casinos « pour tuer le temps » et mise rarement plus de 200 dinars, soit moins que le prix d’un café en terrasse. « Et ici, au moins, les boissons sont gratuites ! » Lunettes de soleil au col de son t-shirt, main sur la hanche, Marko a la posture tranquille de quelqu’un qui connaît les lieux. « C’est le seul endroit où je sors à Belgrade », avoue celui qui a un faible pour la machine « Mermaids » [« Sirènes », ndlr], avec ses animations aquatiques et sa lumière tamisée. L’objectif: aligner cinq coquillages similaires. Mais il garde une certaine distance : pour lui, espérer gagner de l’argent dans cette atmosphère clinquante est « irréaliste ».
Jouer jusqu’au dernier dinar
Tous n’ont pas la lucidité de Marko. Certains, comme Andrej*, franchissent la ligne rouge sur la pointe des pieds. Premier pari sportif à 16 ans, à la sortie du lycée, « pour faire comme les potes », un ticket gratté à l’adolescence, un engrenage enclenché pour la décennie. « Au début, je les suivais juste. Puis c’est devenu mon truc. Chaque jour, je pensais à ça, jusqu’à ce que ça finisse par prendre toute la place. » Aujourd’hui, Andrej a 35 ans. Veste noire bien coupée, baskets blanches qui brillent, visage lisse. Il parle doucement, semble peser chaque mot.
Le regard fuyant, il refuse de chiffrer le montant total de ses pertes. « Peu importe combien j’avais. Si c'était 10 000 dinars, je jouais 10 000. Si c'était plus, je jouais plus. » Jamais au-delà du solde en banque, donc, mais toujours jusqu’au dernier para. Jusqu’au point de non-retour, ce moment où le jeu dévore le reste, où mentir devient réflexe, où planifier une journée revient à scanner des cotes. « À ce moment-là, j’ai réalisé que c’était devenu ma vie », lâche le jeune homme, les épaules basses.
À l’âge de 28 ans, Andrej craque et pousse enfin la porte d’une association. Le chemin se révèle long, mais fructueux. Depuis trois ans, il ne s’est plus laissé tenter par un seul pari. « À l’école, on ne t’apprend pas ça, on ne te parle pas de ça, alors que c’est un problème global qui touche les très jeunes », soupire-t-il.
En Serbie, des projets comme Gambling Addiction is not a Game, soutenus par l’UE, tentent d’endiguer le phénomène : campagnes dans les lycées, vidéos de prévention, guides pour les familles, formations pour les professionnels… Mais face à la machine bien huilée des opérateurs, Andrej se fait peu d’illusions : « Il y a trop d’argent en jeu, trop de monde impliqué. Personne ne peut vraiment s’opposer à un tel business. »
Un cadre légal permissif
Car derrière les drames individuels, c’est une industrie florissante qui prospère. En 2024, Mozzart, l’une des plus grandes chaînes de paris du pays, a généré 45 millions d’euros de bénéfices, un chiffre qui a plus que doublé en trois ans. Et selon les projections de Statista, le marché du jeu en Serbie atteindra 645 millions d’euros en 2025, avec une croissance constante sur les cinq prochaines années.
Face à ces chiffres mirobolants, le cadre légal reste permissif. L’accès aux jeux d’argent est officiellement interdit aux moins de 18 ans, mais les contrôles sont souvent symboliques. « Les mineurs trouvent toujours un moyen, en passant par un intermédiaire », glisse Dejam, 22 ans, agent d’accueil dans une enseigne Mozzart. « En Serbie, les gens rêvent de devenir riches du jour au lendemain », soupire-t-il. Lui-même a déjà tenté, en vain, de raisonner certains clients qui s’enfoncent dans la dette.
Le pays a bien tenté de réguler le secteur. Un amendement à la loi sur les jeux de hasard, entré en vigueur début 2025, a introduit de nouvelles restrictions. Il est désormais interdit de servir de l’alcool à plus de 5 degrés dans les points de pari. Pour se protéger, les joueurs peuvent aussi demander une interdiction de jeux volontaire, en s’inscrivant sur une liste qui les exclut de ces lieux.
Mais la volonté politique fait aussi face à des murs. En 2023, plusieurs partis d’opposition ont dénoncé la prolifération des casinos près des écoles et des publicités dans l’espace public, sans mesure concrète observée à ce jour. De l’autre côté, le secteur défend ses intérêts économiques. Reda Karan, le président de l'association UPIS, qui représente certaines des chaînes les plus implantées (Mozzart, Balkan Bet, Meridianbet…), dénonce déjà « une pression fiscale irréaliste imposée par l’Etat », même si l’impact de la loi sera connu seulement à la fin de l’année.
Abel Berthomier
Clara Lainé
Avec Tijana Popadić
* Le prénom a été modifié.