Mobilisés contre la corruption, les Bosniaques de Serbie participent à un mouvement de mobilisation nationale pour la première fois. L'occasion pour cette minorité musulmane, victime de stéréotypes, de renouer avec le reste du pays.
À Novi Pazar, la population bosniaque représente 80 % de la population locale. © Angellina Thieblemont
« Plus rien ne pourra diviser ces enfants… il faut mettre de côté notre passé. » D’un ton solennel, un vétéran en treillis de l’armée serbe prend la parole sur le parvis de l’université de Novi Pazar face aux jeunes Bosniaques qui l’occupent. Personne n’aurait pu imaginer cette scène il y a sept mois. Pourtant, en ce vendredi pluvieux, l’ancien combattant Goran Samardžić a fait le trajet depuis Belgrade pour échanger le drapeau de sa ville avec celui de Novi Pazar, municipalité du sud-ouest de la Serbie à majorité musulmane.
Trente-trois ans plus tôt, il était envoyé à Sarajevo, à moins de 300 kilomètres de là, pour participer au siège de la capitale de Bosnie-Herzégovine. Considéré comme le plus long de l’Europe moderne, il a fait plus de 10 000 victimes civiles, en grande partie des musulmans, appelés Bosniaques dans cette région des Balkans. Sa présence et son discours sont des symboles forts pour la vingtaine d’étudiants et étudiantes de Novi Pazar. « Quand j’entends ça, j’ai l’impression d’enfin appartenir à ce pays », se réjouit Dina Mehović, habitante de Novi Pazar. Émue, l’étudiante en licence d’Anglais aux cheveux sombres peine à trouver ses mots. Aujourd’hui, la mobilisation étudiante a réussi à réunir les Bosniaques et le reste de la Serbie contre un ennemi commun : le gouvernement d’Aleksandar Vučić.
« On nous avait préparé une table avec de la viande halal »
Le 26 janvier, en bloquant à leur tour leur université, les jeunes de cette ville située à proximité des frontières du Kosovo, du Monténégro et de la Bosnie-Herzégovine, ont rejoint pour la première fois, depuis la fin de la guerre, un mouvement national serbe. Une vingtaine de leurs salles de classe se sont transformées en dortoir – les filles d’un côté, les garçons de l’autre. « D’un coup on s’est retrouvés à vivre dans ce bâtiment 24 heures sur 24, sept jours sur sept, à devoir prendre des décisions avec 100 personnes… », se remémore Ahmed Konicanin, 23 ans, qui fait des études pour devenir éducateur spécialisé.
La veille de la venue du vétéran, lui et une petite dizaine d’étudiantes et étudiants discutent à l’entrée de la faculté. Ils ont investi le parvis avec les chaises de l’université. Les cendriers improvisés se remplissent, témoins des longues heures passées à bloquer le bâtiment. Ce sont les manifestations organisées aux quatre coins de la Serbie auxquelles ils se rendent qui permettent de briser cette monotonie. « Quarante d’entre nous sont allés à la manifestation de Belgrade le 15 mars. Le mois suivant, on est partis à vélo jusqu’à Kraljevo où se tenait une grande manifestation », raconte le jeune Bosniaque, chargé de la logistique du voyage.
Un vétéran des guerres de Yougoslavie, lors desquelles de nombreux Bosniaques ont été tués, est venu à la rencontre des étudiants de Novi Pazar. © François Bertrand
Le drapeau du Sandjak, ancienne subdivision ottomane dont Novi Pazar était la capitale, a voyagé avec eux, flottant fièrement dans les airs. Ses croissants de lune, symbole de l’islam, se sont mélangés aux couleurs bleu, blanc et rouge de l’étendard serbe. « Partout où nous sommes allés, nous avons été bien reçus. Les étudiants serbes nous avaient préparé des salles pour qu’on puisse faire nos prières », continue l’étudiant qui arpente le pays depuis le début de la mobilisation. Membre de la marche organisée depuis Novi Sad deux mois plus tôt, Ajsa Skrijelj, étudiante bosniaque de Novi Pazar, témoigne du même élan de solidarité : « Quand on est arrivés à Lađevci, on nous avait préparé une table avec de la viande halal. J’ai pleuré. C’était comme ça dans chaque village où on s’arrêtait. On a toujours ressenti une certaine distance entre nous et les orthodoxes, mais là, c’était comme si tous les stéréotypes s’étaient envolés. »
Le souvenir du 12 avril
Le point d’orgue de cette union inédite survient un peu moins d’un mois plus tard, le 12 avril, dans la capitale historique du Sandjak. Ce jour-là, des milliers de Serbes de tout le pays se rendent à Novi Pazar pour participer à une manifestation anti-corruption. « Beaucoup venaient pour la première fois, décrit Ahmed. On a appris à se connaître. C’était une atmosphère super positive. » Fermées à la circulation, les rues de la ville ont été le théâtre de scènes de liesse mémorables. « On pouvait voir les filles en hijabs brandir le drapeau de la Serbie, et des Serbes agiter notre drapeau bosniaque. J’ai beaucoup pleuré », témoigne Džejlana Ahmetović, étudiante en master.
Un « festival d’amour » que Selma Slezović, bosniaque et professeure de langues étrangères à l’université de Belgrade, a espoir de renouveler chaque année, à la même date, pour pérenniser les liens entre la minorité musulmane et le reste de la société serbe. « Nous devons être reconnaissants envers les étudiants car les choses ne seront plus jamais pareilles : ils sont parvenus à briser les stéréotypes », s’enthousiasme celle qui a grandi à Novi Pazar. Sur sa veste, un pin's à l'effigie de la mobilisation côtoie celui du drapeau bosniaque. « Les gens ont compris qu’on était les mêmes personnes, qu’il n’y avait pas de “eux” et de “nous”, ajoute-t-elle, les yeux brillants. Et ils sont rentrés chez eux en racontant ce qu’ils avaient vu et vécu à Novi Pazar. »
Dans cette ville enclavée où les appels à la prière s’échappent des minarets et résonnent dans toute la vallée, les mosquées et les églises sont de bonnes voisines. Conquise en 1455 par l’Empire ottoman, Novi Pazar – Yeni Pazar de son nom turc – a gardé des traces de ses quatre siècles passés sous cette administration. En témoignent les ruines de sa forteresse ou encore son plat traditionnel qui rappelle le kebab, le cevapi.
S’ils sont environ 80 % dans cette petite ville, les Bosniaques, peuple slave converti à l’islam sous le pouvoir ottoman, ne représentent que 1,5 % de la population du pays. Ils sont marginalisés dans la vie politique serbe et leur région accuse d'importants retards en matière d’infrastructures et de services publics. Journaliste à Novi Pazar depuis 1986, Ishak Slezović a vu la situation de la ville se détériorer. « Du temps de la Yougoslavie, le sud-ouest de la Serbie se développait. On y construisait des rues, des maisons, des usines. Désormais, le territoire est laissé à l’abandon. »
En raison de son histoire, la population du Sandjak s'est longtemps sentie discriminée par le gouvernement serbe. © Angellina Thieblemont
Un territoire mis à l’écart
Plutôt que la rébellion, les Bosniaques et les Serbes de la région, dont les relations ont toujours été apaisées, ont choisi le silence. Mais les souvenirs de la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995), responsable de la mort de 100 000 personnes, dont deux tiers de musulmans, sont encore frais dans les têtes de l’ancienne génération. Novi Pazar, à l’image du Sandjak, a été le point de chute de nombreux réfugiés serbes de Bosnie-Herzégovine ainsi que le point de passage des Bosniaques qui cherchaient à traverser la frontière pour combattre ou fuir les forces armées serbes. « Elles avaient disposé des tanks et des armes lourdes sur les collines autour de la ville. On avait la sensation que chaque jour pouvait être le dernier », se souvient Ishak Slezović. « Les gens de mon âge gardent cette peur en eux », confie Sead Biberovich, 60 ans, cofondateur de l’ONG Urban-IN, basée à Novi Pazar.
En plus de ce passé, la population du Sandjak se sait dépendante de Belgrade. « Une part importante du budget de Novi Pazar vient des subventions nationales (19 % en 2025). Il n'y a pas d'industrie. Les gens ont peur de protester car ils craignent, par exemple, que le gouvernement ne leur autorise pas l’ouverture d’un commerce », explique Nikola Kocović, journaliste serbe indépendant originaire de Novi Pazar. Enfin, la population est lassée d’être dépeinte comme dangereuse par les médias pro-gouvernementaux. « Quand il y a une mobilisation dans la région, il peut arriver qu'un informateur ou un tabloïd nationaliste de Belgrade disent qu'il y a des séparatistes, des extrémistes dans le Sandjak. Donc les gens, de peur d’être stigmatisés, préfèrent ne pas faire de bruit », regrette Ishak Slezović.
« Les régimes successifs ont toujours considéré ce territoire comme une zone marginale avec des gens déloyaux », analyse Jean-Arnault Dérens, rédacteur en chef du Courrier des Balkans. Délaissée et discriminée, la minorité bosniaque s'est peu à peu désintéressée de la Serbie et de ses enjeux politiques. Lors de l’élection présidentielle de 2022, dans laquelle Aleksandar Vučić a été réélu, le taux d’abstention était de 41 % à l’échelle nationale. À Novi Pazar, ce chiffre s’élevait à 54 %. « On avait le sentiment de ne pas appartenir à ce pays, livre Sead Biberovich. Ce n'étaient pas nos terres, pas notre gouvernement, pas notre hymne, pas notre drapeau. »
« Je veux chanter pour mon pays »
À ce jour, les revendications et la détresse de la population du Sandjak n’ont pas trouvé de résonance au sein des administrations politiques nationales. Elles ne sont même pas relayées par les trois partis bosniaques siégeant au Parlement serbe. « Ils ont tous des rapports plutôt bons avec Vučić. Ils sont tous de son côté », pointe Damir Dizdarević, chercheur en relations internationales et en sécurité originaire de Novi Pazar. Les manifestants musulmans ne peuvent pas non plus compter sur leur représentant religieux. Lors de la cérémonie marquant l’ouverture d’un nouvel amphithéâtre de l’Université internationale de Novi Pazar, en décembre 2024, le Mufti Mevlud-ef Dudić, leader de la communauté islamique du Sandjak, a appelé les étudiants à « ne pas faire partie de ceux qui perdent leur temps dans la rue ». « Il nous a comparés à du bétail errant et meuglant dans la rue, s’insurge Ahmed. Musulman ou pas, ses insultes font mal. »
La protestation étudiante a pourtant créé l’espoir d’un changement profond. Il laisse imaginer un pays dans lequel la minorité bosniaque serait davantage intégrée. Une nouvelle perspective que, ni eux, ni les Serbes orthodoxes, n'osaient imaginer il y a encore quelques mois, avant le drame de Novi Sad. Selma Slezović s’accorde désormais le droit de rêver : « Je veux vraiment faire partie de ce pays. Je veux ressentir le patriotisme. Je veux chanter pour mon pays quand l’équipe nationale joue au foot. Je veux que mes enfants qui s'appellent Omar et Yacoub puissent aller à Belgrade et étudier là-bas. Je veux qu'ils sentent qu’ils font partie de cette société, pas seulement de cette région. »
François Bertrand
Angellina Thieblemont
avec Tijana Popadić