Dans les grandes marches à travers les champs de blé et de coquelicots les étudiants essaiment leurs idées et leur combat. Du 14 au 16 mai, plus de 400 jeunes Serbes ont parcouru à pied les 108 kilomètres qui relient Novi Sad, épicentre de la contestation, à Subotica, près de la frontière hongroise.
Mercredi 14 mai, kilomètre 0
Deux marathons et demi
« Tout est dans le mental ! » Mégaphone dans une main, talkie-walkie dans l’autre, Đorđe motive les troupes. « Vous verrez, les marches, on devient vite accro. La première est dure, puis on en redemande », promet l’étudiant en ingénierie, qui a déjà rallié à cinq reprises diverses villes serbes. La plupart des participants vivent ici, à Novi Sad. D’autres viennent de Belgrade, voire de plus loin.
Tirée par un tracteur, une remorque transporte les bagages des marcheurs. Un groupe d’étudiants assure la sécurité tandis qu’un autre finalise les trousses de secours.
À 9 heures, top départ ! En rangs derrière une voiture de police qui les précédera tout au long du périple, les militants soufflent de toutes leurs forces dans leurs sifflets alors que le convoi s’élance à travers la ville, sous les acclamations des passants, sur fond de cornes de brume, cris et musique techno.
400 marcheurs ont rejoint le cortège entre Novi Sad et Subotica. © Yanis Drouin
Kilomètre 3
Au berceau de la colère
« Mon petit frère et mon meilleur ami étaient à la gare de Novi Sad quinze minutes avant qu’elle ne s’effondre », se souvient Aleksa, étudiant en pharmacie. Lui-même y prenait régulièrement le train.
Le mouvement a démarré à la suite de l’effondrement de son auvent, le 1er novembre 2024. « Pour moi, ces personnes ne sont pas juste mortes, juge-t-il. Elles ont été tuées par des gens qui n’ont pas fait correctement leur travail. »
Cet accident, beaucoup l’attribuent à la corruption, réputée systémique en Serbie : le pays est classé 105e sur 180 sur l’index de l’ONG Transparency International.
Kilomètre 11
Arrêt au stand
La chaleur est écrasante. Sur le bord de la route, un stand de fraises attire notre attention. À la vue des portefeuilles, sortis machinalement de nos sacs, la vendeuse nous stoppe d’un geste de la main. Elle distribue des barquettes d’un kilo à tour de bras, par solidarité avec le mouvement.
Rangées de bouteilles d’eau, fruits en tout genre, piles de gâteaux… Au village de Rumenka, un véritable buffet à ciel ouvert attend les étudiants. Le tout, préparé et offert par les habitants. Au cours des trois jours, la même scène se reproduira dans chacune des douze localités traversées. Oubliant la fatigue, le groupe se disperse au pas de course, direction le ravitaillement.
Songeant aux 35 kilomètres qu’il reste encore à parcourir d’ici ce soir, nous retirons nos chaussures et pansons les petites plaies qui commencent déjà à se former. « Les marches sont éprouvantes, admet Ana Marija, étudiante à la faculté de technologie de Novi Sad. Mais elles sont un bon moyen de sensibiliser les gens dans des régions reculées. » En dehors des grandes villes, beaucoup de foyers ne reçoivent que les chaînes de télévision d’État pro-gouvernementales, qui décrédibilisent le mouvement les rares fois où elles l’évoquent, explique-t-elle. « Quand les gens nous voient débarquer, qu’ils constatent qu’on est non-violent, ça peut les faire changer de regard. »
Dans chaque village, des bénévoles organisent des ravitaillements. © Yanis Drouin
Kilomètre 18
Seize minutes d'hommage
Deux visages restent dans toutes les mémoires à Kisac. Depuis l’accident de la gare de Novi Sad, ce village est endeuillé. Au passage du cortège, le vacarme militant laisse place à un silence pesant. Pendant deux minutes, les marcheurs se recueillent, faisant écho à celui qui se répète chaque jour, à 11 h 52, lors de rassemblements partout dans le pays. Notre convoi n’y fait pas exception. Les trois jours de marche sont rythmés par les seize minutes de silence quotidiennes observées en respect aux victimes de Novi Sad.
Kilomètre 45
76 ans et révolutionnaire
À l'écart de la foule, Katarina Popović guette les visages de ceux qu’elle accueillera pour la nuit. Deux SMS, un sourire, un mot traduit, c’est arrangé : ce soir, nous aurons de l’eau pour nous doucher et un lit pour nous reposer. La grand-mère de 76 ans s’est portée volontaire pour héberger trois étudiants à leur passage à Vrbas. Divorcée depuis quarante ans, elle a travaillé toute sa vie au centre culturel de la ville. Avec son sol en lino, ses commodes en résine et ses rideaux en dentelles, le petit appartement semble figé dans le confort des années yougoslaves. Un filet d’eau froide coule dans l’évier de la cuisine. Dans le petit salon adjacent, la télévision occupe une place de choix. « Je passe beaucoup de temps devant. Mais je ne regarde pas les chaînes publiques », s’empresse-t-elle d’ajouter. Déjà en 2000, elle prenait part aux manifestations contre le président yougoslave Slobodan Milošević. Et depuis Vučić ? « C’est pire », renchérit-elle. Elle reproche à ses concitoyens de trop facilement oublier les sorties ultranationalistes de l’actuel président, à l’époque où il était ministre de l’Information sous Milošević, entre 1998 et 2000.
D’habitude le matin, elle prend un café et fume une cigarette en jouant à des jeux sur l’ordinateur installé par ses petits-enfants. Mais depuis le début des mobilisations, elle est de ceux qui bloquent les rues du centre-ville chaque vendredi pour témoigner leur indignation face à la corruption. L’un de ses voisins ne veut plus lui parler depuis qu’il a appris qu’elle manifestait. Qu’importe. « Je suis heureuse de me rendre utile aux jeunes qui se mobilisent », conclut Katarina Popović. Après un copieux repas, elle passera la nuit sur une couchette aménagée à l’arrière de la cuisine pour nous laisser le canapé-lit.
Jeudi 15 mai, kilomètre 51
Une lutte transpartisane
Nikola, étudiant en éducation physique, préfère marcher en claquettes. « Ça évite de comprimer le pied, ça limite les frottements et les ampoules », se justifie-t-il, en ayant toutefois gardé une paire de baskets dans son sac à dos.
En croisant le cortège, les conducteurs gratifient les étudiants de klaxons et de signes de la main encourageants. En face, le slogan « Pumpaj ! » est régulièrement scandé. Signifiant littéralement « Pompez ! », il est apparu sur les réseaux sociaux avant d’être spontanément adopté comme appel à persévérer à partir de février. À l’image du mouvement, les cris de ralliement se veulent transpartisans. « Nous ne portons pas d’idéologie politique, nous voulons seulement la justice et la solidarité, s’enthousiasme Ana Marija, engagée depuis la première assemblée générale de sa faculté. En fait, ici, je me sens un peu comme une hippie. »
Kilomètre 59
Garder la foi
La croix en bois massif ferait presque de l’ombre aux arbres bordant le long de la route. Non loin du totem, Gavrilo est étendu sur l’herbe. L’étudiant en droit n’abandonne son étreinte que lors des pauses. Il la brandit depuis la veille en tête de cortège. « Si nous avons survécu au fil des siècles en tant que Serbes, c’est grâce à la foi, prêche le dévot orthodoxe, dont les cheveux longs et la barbe évoquent la figure de Jésus. Et en portant cette croix, je rappelle à tous, consciemment ou non, l’identité de leurs ancêtres. » Le mouvement n’a pas vocation à renverser les traditions, comme en témoignent les nombreux drapeaux nationaux ou ceux à l’effigie de Jésus.
Pour Dušanka Ljubojević, journaliste venue couvrir la marche pour un média citoyen indépendant, la symbolique religieuse dans la manifestation ne concorde pas avec les prises de position de l’Église orthodoxe serbe contre le mouvement étudiant.
La foi orthodoxe est présente tout au long du cortège. © Yanis Drouin
Kilomètre 64
Un cortège qui vrombit
Un motard aux grandes oreilles blanches double la foule d’étudiants. C’est un membre des « White Rabbits » (lapins blancs), un groupe de bikers bénévoles, qui s’est formé après deux tueries de masse survenues en 2023. Le 3 mai, un élève de 13 ans a assassiné dix personnes dont neuf mineurs dans son école de Belgrade ; le lendemain, sans lien direct, un jeune homme abattait huit personnes dans des villages au sud de la capitale.
Le groupe de motards assure la sécurité le long des routes de campagne. Leur rôle est de bloquer la circulation aux croisements traversés par le cortège et de permettre aux véhicules de le doubler. « Les étudiants ont initié ce mouvement et motivent les citoyens à le rejoindre, salue Zoran Radoman, retraité et motard. C’est ma façon de les soutenir eux et leur combat. »
Les « White Rabbits » (lapins blancs), un groupe de bikers bénévoles, assurent la sécurité le long des routes de campagne. © Yanis Drouin
Kilomètre 75
Des médecins de fortune
Sous la pluie battante de Backa Topola, alors que les marcheurs se répartissent les hébergements, une dizaine d’étudiants en médecine s’affairent auprès des blessés. Véritable équipe médicale itinérante, on les reconnaît à leur pantalon rouge et au kit de soins qu’ils portent à la ceinture, toujours prêts à dégainer bandages, ciseaux et antiseptiques. À chaque étape, ampoules et articulations fragilisées par les kilomètres sont traitées dans des conditions de fortune : dans une petite salle prêtée pour l’occasion, sur des bancs publics ou, le plus souvent, à même le sol. « Ils font cela tout en marchant avec nous, admire Đorđe, qui pourtant passe ses journées à courir le long du cortège pour coordonner l’organisation. Certains héros n’ont pas de capes. »
Vendredi 16 mai, kilomètre 90
Solidarité comme mot d'ordre
Vanja attend de pied ferme le cortège. Il y a quelques semaines, le mécanicien de 39 ans a appris via les réseaux sociaux que la marche jusqu’à Subotica passerait par son village. Alors, avec d’autres habitants, il a décidé de s’impliquer dans l’événement. Deux palettes de bouteilles d’eau, des dizaines de litres de soupe, trois marmites de bortsch… Tout est de leur poche. Grâce à la générosité des habitants, le périple n’aura coûté aux organisateurs que 100 000 dinars serbes (850 euros), pour financer kits médicaux, bus de retour ou encore impressions d’affiches. Cette somme provient elle aussi de dons de la population. « C’est notre manière de contribuer », acquiesce Vanja.
Dans sa famille, personne n’est étudiant mais chacun soutient les revendications portées par le mouvement. « On ne se plaint pas trop, on vit plutôt bien, mais l’école n’a jamais été rénovée, les enfants ont froid l’hiver et nous n’avons pas de maison de santé. » Lassés d’attendre le réveil de l’État, les habitants de Stari Zednik ont décidé de prendre eux-mêmes les choses en main. Les assemblées citoyennes, les « Zbor », leur ont permis de s’organiser. Selon lui, les trois-quarts du village se sont mobilisés pour accueillir le cortège. Il n’était cependant pas préparé aux larmes qui ont coulé sur ses joues à la vue des visages enjoués et des drapeaux serbes brandis au rythme des slogans anti-régime. Pour lui, le mouvement porte les espoirs de tout un pays : « Si les étudiants ne réussissent pas, je fais mes affaires et je quitte le pays. »
Partir, c’est aussi le dernier recours d’Aleksa. « Si nous échouons, tôt ou tard, toutes les personnes qui sont ici s’en iront. » Après six mois de mobilisation sans résultat politique tangible, le mouvement a appelé à des élections législatives anticipées pour le mois de juin, que le président Vučić refuse de convoquer. Žarko, cinquième marche au compteur, est plutôt confiant : « L’essentiel, c’est de ne pas relâcher nos efforts. Je continuerai aussi longtemps qu’il faudra. » Pas d’examens en vue pour l’étudiant en dernière année de droit à Belgrade, investi depuis la première manifestation. « C’est pour nos enfants qu’on fait ça, ça vaut bien le coup de sacrifier une année d’études. »
Kilomètre 108
Arrivée en triomphe
Voyant la ligne d’arrivée, Žarko se précipite sous les arcades de l’hôtel de ville de Subotica, acclamé par la foule, dressée en haie d’honneur. « C’est toujours un moment intense en émotions. J’ai les jambes en compote, et pourtant je ne peux pas m’empêcher de courir quand je vois tous ces gens qui nous attendent », jubile-t-il. Décorés d’une médaille, les 400 marcheurs – beaucoup ont rejoint le cortège en cours de route – rejoignent familles et amis venus les applaudir. « Notre détermination, ils ne pourront pas nous l’enlever », assure l’étudiant en droit. Un pas après l’autre.
Lilou Bourgeois
Yanis Drouin