Face aux mobilisations étudiantes sans précédent en Serbie, le président Aleksandar Vučić utilise un appareil répressif varié, entre propagande et coupes salariales, pour se replacer au centre du jeu.
Les soutiens d'Aleksandar Vučić sont venus en nombre à Nis pour assister au meeting. © Paul Ripert
Posté sur le toit d’un hôtel, un agent de police surveille la foule. Ce samedi 17 mai, plusieurs milliers de personnes se sont réunies sur la place du Roi Milan, à Nis, dans le sud-est du pays, pour assister au meeting du président serbe, Aleksandar Vučić. Sur de nombreux drapeaux et tee-shirts, un slogan : « Nous n’abandonnerons pas la Serbie. » En guise de fond musical, des reprises rock de chants nationalistes. Surplombée par quelques drones filmant le rassemblement, la foule attend l’arrivée du chef d'État, tandis que certains partisans s’amassent autour des stands du Parti progressiste serbe, le SNS, pour en devenir membre.
Pourtant, jusqu’à la veille du meeting, la présence du président était encore incertaine. C’est qu’Aleksandar Vučić est un habitué des rendez-vous manqués. À trois reprises déjà, il avait annoncé sa venue dans la seule municipalité aux mains de l'opposition. Mais cette fois, c’est la bonne : à 18 h 30, le voilà sur scène, bras levés et acclamé par la foule noyée dans les fumigènes. Le président revient sur son combat contre les étudiants, affirmant qu’il ne cédera pas à leurs demandes, notamment celle concernant la réclamation d’élections législatives anticipées : « C’en est fini des revendications. Ils ont tenté d'abolir la démocratie et d'instaurer définitivement la terreur dans notre pays. À ceux-là, je dis : ne cherchez pas trop les élections, vous subirez une défaite encore plus lourde que la dernière fois. Toute la Serbie sera bientôt libre et libérée. »
Des propos qui séduisent encore une large frange de la population : d’après l’ONG du Centre pour la recherche, la transparence et la responsabilité (CRTA), près de 40 % des Serbes font toujours confiance à leur président. Pour démontrer ce soutien, le SNS occupe l’espace public par des manifestations nationalistes. Une manière de gagner du terrain sur ses opposants.
Vrai argent, faux soutien
Quitte à payer des gens pour grossir les chiffres. À quelques heures du meeting, des dizaines de bus remplis circulent dans Nis. « Ce sont beaucoup de personnes pauvres, à qui l’on donne 4 000 dinars [environ 35 euros, ndlr], deux sandwiches et des bouteilles d’eau, raconte la journaliste locale de Nova S, un média d’opposition, Ivana Petrović. Ils n’ont pas le droit de quitter le meeting. » Ces partisans restent difficiles à approcher, tant la défiance envers les médias occidentaux est ancrée chez eux.
Certains fonctionnaires peuvent aussi voir leur travail menacé s’ils n’acceptent pas de se rendre à ces événements pro-gouvernementaux. C’est le cas d’Alexander, 22 ans, ancien employé d’une usine de production de plastique à Valjevo, dans l’ouest du pays : « J’ai reçu un appel de mon boss qui m’a proposé 6 000 dinars [environ 50 euros, ndlr] pour assister à un meeting politique pro-SNS organisé par l’entreprise. Il m’a vivement conseillé d’y participer si je voulais garder mon emploi. J’ai refusé, et quinze jours plus tard, on m’a dit qu’on n’avait plus besoin de moi. »
Au-delà de meetings ponctuels, le président cherche aussi à occuper l’espace public de manière pérenne. En réponse aux blocages des universités par les étudiants, des soutiens de Vučić ont investi le parc Pionirski, situé en face du Parlement serbe à Belgrade, où des dizaines de tentes sont installées depuis mars 2025. Surnommé Ćaciland, ce camp est, selon la presse pro-régime, occupé par des centaines d’étudiants, les ćacis, qui souhaiteraient reprendre les cours en présentiel, et s’opposent donc aux manifestations contre Vučić.
« Eux veulent détruire nos universités et changer le régime, moi je veux étudier », affirme Matija, en licence d’histoire, rencontré aux abords du camp. Pourtant, au milieu des tentes, difficile d’identifier clairement des étudiants. Le parc, quasi-désert, semble plutôt être squatté par des hommes et des femmes dans la vie active, voire par des personnes âgées. Si Matija les présente d’abord comme « des élèves d’autres pays », la version du ćaci change rapidement. Il invoque « des risques d'attaques des étudiants de la mobilisation », qui expliqueraient la présence de ces gardiens, mais aussi de forces de police à l’intérieur du camp.
D'après l'opposition, les soutiens de Vučić sont payés et conduits en bus jusqu'au meeting. © Anna Chabaud
« Les services secrets sont venus dans mon bureau pour me convaincre de ne pas soutenir les blocages »
Pour mater la révolte populaire, le pouvoir brandit également l’arme de la désinformation. Début mars, l’entièreté des médias contrôlés par le pouvoir s’empare d’une histoire : plusieurs étudiants, réunis en secret, fomenteraient une attaque violente lors d’une manifestation à venir, avec pour objectif d’occuper le Parlement. Six étudiants et activistes ayant participé à cette réunion sont arrêtés le 14 mars à Novi Sad, la deuxième plus grande ville de Serbie. Le régime les accuse de « conspiration contre la sécurité de la Serbie ». Une détention que les manifestants et l’opposition jugent illégale, arguant que les propos tenus n’étaient pas réalistes et sérieux. Pour apporter leur soutien à ces élèves, les universités de tout le pays se mobilisent.
La faculté de philosophie de Nis en fait partie. À l’intérieur des amphithéâtres bloqués, où la nourriture, les pancartes et les jeux de sociétés s’amoncellent, les étudiants discutent de leur mouvement et de leurs futures actions. Eux aussi disent avoir fait l’objet de diffamation de la part de militants du SNS. « Pendant un meeting de Vučić, un professeur de la faculté d’histoire a accusé les étudiants de l’avoir attaqué personnellement, déclare Andjela Miladinović, étudiante en troisième année de journalisme à Nis. Il a aussi raconté subir des pressions de la doyenne. Toutes ces fausses informations ont fait le tour des médias pro-régime. »
Natalija Jovanović, la doyenne de la faculté de philosophie de Nis incriminée par le professeur, est une opposante du régime de longue date. Elle était déjà active dans les mouvements militants des années 1990, en faveur de la destitution de l’ancien président autoritaire Slobodan Milošević. Lorsque ses étudiants bloquent la faculté pour la première fois en décembre 2024, le gouvernement cherche à l’intimider. « Les services secrets sont venus dans mon bureau pour me convaincre de ne pas soutenir les blocages si je ne voulais pas avoir de problèmes, se souvient-elle. Je leur ai dit que j’allais les soutenir, que je les attendait depuis 30 ans et qu’il n’y avait aucun prix assez fort pour me faire dévier de mes convictions. » La doyenne devient une cible publique du gouvernement.
Si elle s’en amuse aujourd’hui, Natalija Jovanović est présentée sur les chaînes de propagande comme l’une des trois plus grandes criminelles de Serbie. Les tabloïds gouvernementaux s’acharnent, l’attaquant sur sa situation financière confortable et sur de prétendus achats de luxe dans de grands centres commerciaux. Un discours haineux, qui trouve son point culminant par une attaque au couteau commis par une sexagénaire contre la doyenne le 30 mars. Blessée à la main, Natalija Jovanović ne pointe qu’un seul coupable : le président.
Aleksandar Vučić utilise les médias pour attaquer et diffamer ses opposants. © Paul Ripert
Des coupes salariales drastiques pour les enseignants
La révolte populaire s’étouffe aussi en muselant ses alliés. Pour réduire le soutien qu'apportent les enseignants aux étudiants, le gouvernement profite de la suspension des cours pour s’attaquer aux salaires. La répartition de leurs unités de travail, et ainsi de leur rémunération, a été modifiée par le nouveau ministre de l’Éducation, Dejan Vuk Stanković, nommé le 16 avril. En temps normal, chaque professeur d’université doit effectuer 20 heures de cours et 20 heures de recherche par semaine. À cause des blocages, le nombre de cours a été réduit à zéro, restreignant alors de moitié le salaire des professeurs. Mais le ministère a décidé de les contraindre encore plus, en abaissant le nombre d’heures de recherche à 5 au lieu de 20. « En avril, je n’ai reçu que 12,5 % de mon salaire, se désole Mihailo Jelić, professeur de génétique à la faculté de biologie de Belgrade. Grâce à des revenus extérieurs, j’ai pu arriver à un salaire de 60 000 dinars [environ 500 euros, ndlr], mais c’est bien loin des 14 000 [1 200 euros, ndlr] habituels. C’est une forme de pression contre les enseignants, pour qu’on arrête de soutenir les étudiants. »
Après une nouvelle salve de blocages démarrés en janvier, certaines facultés ont reçu l’obligation de dispenser des cours en ligne aux étudiants, suscitant une vive opposition. Une demande qui a aussi suscité une forte mobilisation des étudiants, percevant cette demande comme un contournement des blocages. Dans la faculté de philosophie de Nis, la moitié des professeurs a empêché le déroulement des cours en ligne et s’est mise en grève. « Je suis un peu sceptique quant aux cours à distance, affirme de son côté Mihailo Jelić. Beaucoup de cours pratiques sont impossibles à faire en ligne. Avec mes collègues, nous sommes disposés à donner aux étudiants les meilleurs cours dans de bonnes conditions, mais lorsque les blocages s’arrêteront, et que leurs revendications seront satisfaites. »
Anna Chabaud
Paul Ripert