De part et d'autre de la Serbie, des habitants tentent de résister aux projets miniers de multinationales étrangères. À l'ouest, la lutte contre le lithium rassemble et porte ses fruits. À l'est, les habitants peinent à défendre un des derniers joyaux de biodiversité face à la ruée vers l'or.
À Bor, où la mine de cuivre et d'or à ciel ouvert est l'une des plus grande d'Europe, l'espérance de vie y est inférieure de dix ans à la moyenne nationale. © Adèle Pétret
« De Loznica à Laznica, nous ne vendrons pas nos mines. » Sur cette affiche accrochée à la rambarde d’un balcon décrépi, une lettre sépare ces deux communes qu’a priori tout différencie. La première, dans l’ouest du pays, est implantée dans une vallée jeune, aux terres agricoles et fertiles. Dans la seconde, en Serbie orientale, les rides de la population se creusent, au même rythme que les mines à ciel ouvert de Majdanpek et Bor qui grignotent les montagnes environnantes. D’un paysage à l’autre, un même fil rouge : des multinationales minières convoitent ces sous-sols.
Dans l'est de la Serbie, les terres de la vallée d’Homolje sont riches en minéraux et pauvres en habitants. En roulant à flanc de coteau, on arrive à Laznica, petite ville de 1 700 âmes. Une société canadienne, Dundee Precious Metals (DPM) y fouille le sol. Depuis avril 2023, DPM a creusé 1 277 trous d’exploration dans un rayon de dix kilomètres autour des villages de Zagubica et de Zdrelo . « Ce sont des forages qui descendent à plusieurs centaines de mètres », explique Ivan Milosaveljević, membre des Gardiens d’Homolje, collectif qui se bat contre le projet aurifère qui devrait voir le jour à l’horizon 2026.
Le projet de mine d'or de Dundee Precious Metal se situerait entre les mines historiques de Bor et Majdanpek. © Adèle Pétret
La vallée de Homolje, ce chauffeur de taxi la connaît par cœur. Elle se dessine tout autour de sa rivière, la Mlava, qui serpente entre les forêts épaisses, les cavernes profondes dans lesquelles dorment les secrets des vilas (des fées slaves). Entre ses frênes et ses chênes, certains y auraient même aperçu le lynx, grand seigneur des forêts en voie d’extinction. En tout, 320 espèces seraient présentes dans cette vallée, dont 57 protégées par la convention de Bern, relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l'Europe. Le lézard vert, le sonneur à ventre jaune ou encore l’écureuil roux seraient mis en danger par la mine.
Utilisation de cyanure
Les trois mines à ciel ouvert prévues par la société DPM devraient s’étendre sur 292 m2, à 5 km du parc national Kučaj-Beljanica au sud. Les habitants et associations ont adressé une plainte au Conseil de l’Europe en 2022 dans laquelle ils s’inquiètent du fait que « la mine mettrait gravement en danger l’écosystème ». Ils pointent notamment les impacts négatifs de la déforestation à grande échelle, la contamination des eaux, le pompage des nappes phréatiques, mais aussi l’utilisation potentielle de cyanure, extrêmement nocif pour l’environnement.
Dans leur lettre au Conseil de l'Europe, les habitants locaux alertent sur une technique qui consiste à asperger le minerai avec ce poison violent pour en extraire l’or. Selon les plaignants, « il existe un risque d’infiltration de cyanure dans les nappes phréatiques et de contamination des aquifères, ainsi que des ruisseaux et rivières connectés. »
Une crainte qui avait amené la population à se mobiliser en 2021. La précédente ministre des Mines et de l’énergie Zorana Mihajlović avait rejeté toute utilisation du cyanure sans pour autant que la multinationale canadienne ne confirme cette déclaration. Contactée, l’entreprise précise qu’elle est « engagée dans une démarche d’exploitation durable et responsable, dans le respect total de la communauté locale, de l’environnement et de l’État de droit. »
Mais à Laznica où seuls les gargouillis de la rivière Mlava viennent interrompre la quiétude de ce village vieillissant, le danger semble encore lointain. Les allées venues entre les deux supérettes du bourg donnent l’illusion d’une animation. Lorsqu’on lui demande ce qu’il pense de ces projets en cours, un des clients lance, railleur : « Moi, je ne crois qu’en Jésus Christ, et il est mort il y a plus de 2000 ans. » De l’autre côté, deux anciens du village assis sur un banc, bières à leurs pieds, éclatent de rire. « On a besoin de l’industrie si on veut évoluer. Tout ça signifie plus d’argent », balaye Voja Čonovici, retraité de 70 ans qui a travaillé toute sa vie dans la mine de cuivre de Majdanpek.
Dans ce village au taux de pauvreté élevé, il n’est pas le seul à dépendre de l’industrie minière. La plupart sont employés dans cette même mine par la société chinoise Zijin Mining Group qui la détient à 63 % - le reste appartient au gouvernement. Et lorsqu’ils ne travaillent pas dans la mine voisine où dans l’exploration minière, ils ont aussi œuvré dans la mine de cuivre de Bor, une des plus grandes d’Europe. Là-bas, il est trop tard pour revenir en arrière. « Tout le monde meurt du cancer, et il y a dix ans de moins d’espérance de vie », explique un habitant de Laznica, qui a sollicité l’anonymat à cause des pressions politiques qu’il subit de la part des représentants locaux du gouvernement.
À Gornje Nedeljice, une cinquantaine de maisons ont été cédées par leurs habitants à la compagnie Rio Tinto. © Adèle Pétret
« Ils ont voulu faire fuir les gens »
« De toute façon ici, soit les gens travaillent dans les mines et soutiennent le projet, soit ils sont partis chercher du travail à l’étranger et sont contre », résume Pape Rade qui se partage entre l’agriculture et le secteur minier. Si le projet venait à polluer l’eau, il s’y opposerait. Mais pour l'instant, il espère surtout que cela amènera des jeunes dans la région. Le septuagénaire grimace en pointant du doigt l’école primaire en face : « Il n’y a plus que deux élèves en classe de CP. »
Dražen Pankalujić est professeur d’anglais dans cette école qui compte en tout 60 élèves, contre 300 dans les années 1990. Membre actif des Gardiens d’Homolje, il dénonce une « stratégie de dépopulation » de la part du gouvernement. « Ils ont voulu faire fuir les gens pour qu’ils ne puissent pas s’opposer ». La plupart de ses amis travaillant pour DPM, il est un des rares du village à s’opposer au projet. Pour lui, la région pourrait plutôt miser sur le tourisme en profitant des chutes thermales. « Si nous construisons des thermes et des spas, nous pourrions employer plus de 200 personnes. » Bien plus que les 50 personnes employées par DPM à Laznica. Convaincu qu’il ne pourra pas agir seul, Dražen Pankalujić dit être contraint d'attendre les étudiants.
Et c’est justement ce qu’il fait, ce mardi 20 mai, assis sur un banc en plein soleil. Les diverses associations locales ont profité des futures élections locales de Zaječar à 80 km de là pour organiser une marche soutenue par les étudiants entre les villes concernées par les projets miniers.
Point de départ : Petrovac na Mlavi. Mladen Ilić, 25 ans, l’un des plus jeunes membres des Gardiens d’Homolje, est particulièrement investi dans l’organisation de la venue des étudiants. « Si l'eau devient empoisonnée, on devra tous partir. Notre but avec cette marche est aussi de sensibiliser et de parler aux populations locales. » Au-delà des habitants de la vallée, il pense que la vie de plusieurs millions d’habitants est menacée. « Il y a un grand danger car la rivière Mlava offre de l’eau à plusieurs millions de personnes. La Serbie est crucifiée de Laznica à Loznica. Ce serait le même cimetière avec la rivière Jadar à l’ouest qui abreuve énormément de personnes. »
Dans la vallée du Jadar, les racines contre les mines
À Loznica, tout à l’ouest du pays, les populations locales ont réussi à faire suspendre le projet de mine de lithium porté par la société anglo-australienne Rio Tinto depuis 2004. Dans cette vallée, toutes les générations sont en lutte pour empêcher un énième géant de polluer leurs terres.
Dans leur ferme, nichée entre deux collines verdoyantes de Cikote, à 15 kilomètres de Loznica, trois générations de la famille Filipović cohabitent. À en croire l’arbre généalogique accroché dans le salon, la famille est installée depuis près de deux cents ans dans la région. Les grands-parents vivent dans une maison adjacente à celle du couple d’éleveurs bovins que forment Dragan et Sladjana Filipović. « Comment peut-on se sentir, à 50 ans, en sachant que l’on va perdre tout ce que nous avons construit ? », s’emporte, Sladjana en déposant les tasses de café serbe sur la table du jardin. Selon elle, la présence ancestrale de sa famille sur ces terres est remise en question par le projet de mine de lithium.
Dragan Filipović et ses fils luttent contre le projet de mine de lithium à proximité de leurs terres. © Adèle Pétret
En 2004, en réalisant des forages d’exploration dans la vallée, la multinationale Rio Tinto y découvre du bore mais aussi du lithium, des éléments stratégiques et essentiels à la métallurgie et dans la construction de voitures électriques. Des minerais convoités par l’Union européenne et notamment l’Allemagne pour sa transition écologique et qui lui permettrait de s’extraire de sa dépendance à la Chine.
En 2020, des habitants et agriculteurs de la vallée se sont rassemblés pour protester contre le projet autour du collectif « Ne Damo Jadar » (Nous ne donnerons pas Jadar) porté par l’éleveur bovin Zlatko Kokanović. « Selon les sondages, environ 63 % des citoyens serbes sont contre l’exploitation du lithium à Jadar. C’est devenu l’un des sujets les plus sensibles du pays », estime l’agriculteur dont le visage est devenu très populaire en Serbie. En tout, 22 villages seraient touchés, et devraient vendre leurs terres à la multinationale selon Marš sa Drina, une ONG qui conteste le projet. Face aux manifestations, les forages ont été stoppés un temps en 2022. Mais en juin 2024, le gouvernement du président Vučić a relancé la question du projet de mine de lithium - sans pour l’instant relancer les forages.
La famille Filipović craint que la pollution des eaux de la rivière Jadar par la mine affecte ses 35 vaches laitières et pollue ses cultures de tomates et de poivrons. « Ce projet serait une catastrophe pour nous. L’agriculture et la mine ne peuvent pas coexister », estime Dragan Filipović, ferme. Selon l’agriculteur, Rio Tinto avait prévu de déverser les déchets miniers à proximité de ses terres, dans son village Cikote. La perspective d’une décharge à proximité ferait également disparaître toute possibilité de vendre la ferme à un prix décent.
Village fantôme
À quelques encablures de l’exploitation des Filipović, une cinquantaine de maisons abandonnées sans toit ni fenêtre plongent la campagne jadarite dans une atmosphère de thriller. Ces carcasses témoignent du départ de familles qui ont vendu leur terre à Rio Tinto. « Je ne peux pas leur en vouloir, souffle Filip, le fils de Dragan et Sladjana Filipović, en passant devant en voiture. La société a fait pression en disant que le gouvernement allait exproprier leur maison. »
Étudiant en médecine à Belgrade, Filip revient souvent chez ses parents, où il milite activement contre le projet de mine de lithium. « Il n’y a rien à voir ici », lâche-t-il. Virage à droite. Déjà apparaissent les panneaux Ne damo Jadar, juste avant d’arriver au siège de l’association : une grande cabane en bois, érigée au beau milieu de ce qui devrait devenir la future mine. « C’est nous qui l’avons construit, explique fièrement Filip. C’est fou ce que l’on peut faire quand on est ensemble ». Il arrête la voiture. « C’est chez moi. »
Fanny Lardillier
Adèle Pétret
avec Andjela Djurić et Iva Pavlović