Candidate à une entrée à l'Union européenne depuis 2012, l'adhésion de la Serbie aux 27 semble toujours aussi loin. Avec la crise politique qui bouscule le pays, la question de l'intégration est reléguée au second plan des préoccupations populaires.
Devant le Palais de justice de Belgrade, une foule hétéroclite s'est réunie pour rendre hommage aux personnes décédées lors de l'accident de Novi Sad. Sur les pancartes, des mains ensanglantées symbolisent la corruption meurtrière. Des phrases en cyrillique appellent à la libération des étudiants prisonniers. Mais aucun drapeau bleu orné d'étoiles dorées ne se distingue. « On s'en fiche de l'Union européenne », lâche un étudiant avant de s'engouffrer dans la masse pour seize minutes de silence, une pour chaque victime. Car en Serbie, pays candidat à l'adhésion de l'Union européenne depuis 2012, les manifestants n'aspirent pas particulièrement à devenir le 28e pays membre. Et pour cause, l'UE n'est pas perçue comme une alliée du peuple. « Cela fait six mois que les manifestations durent, et l'UE est restée silencieuse, déplore Iskra, mobilisée depuis le début du mouvement. Ses dirigeants nous ont juste prouvé qu'on ne devait pas attendre leur aide. »
D'après le dernier baromètre sur le niveau de confiance dans l'UE, seulement 38 % des Serbes déclaraient avoir foi en l'Union, ce qui en fait le pays le moins europhile des candidats, loin derrière l'Albanie et ses 81 % ou les 75 % du Monténégro. Et la jeunesse ne semble pas faire exception. Quand certains se sentent plus proches de la Russie, d'autres gardent néanmoins espoir et provoquent le dialogue avec les autorités européennes.
Le silence de l'Union européenne depuis le début des manifestations est décrié par les étudiants. © Tristan Vanuxem
De Novi Sad à Bruxelles, en passant par Strasbourg
Dans la foulée de la manifestation monstre du 15 mars, où le gouvernement est soupçonné d’avoir utilisé une arme sonore, 80 étudiants et étudiantes ont pris leur vélo à Novi Sad, le 3 avril 2025, en direction du Parlement et du Conseil européen à Strasbourg. Trois semaines plus tard, des jeunes coureurs et coureuses partis de Serbie rejoignaient la Commission européenne à Bruxelles. Deux voyages de près de 1 500 km entrepris par une jeunesse en quête de soutien européen, mais condamnés par une partie des manifestants. « Les étudiants ont créé un mouvement idéologiquement varié, avec des gens issus de la droite nationaliste, des russophiles, des personnes pro-européennes et des internationalistes de gauche, explique Aleksa Radovanović, un étudiant qui s'était positionné contre cette excursion politique. Le risque était de fracturer l'unité du mouvement. »
Velijko, un des cyclistes, ne regrette pas son voyage. « Nous voulions parler aux représentants européens, mais aussi aux médias étrangers et au public international, assure-t-il. Et je pense que nous avons atteint nos objectifs. » À la suite de leur visite, le Parlement a adopté une prudente résolution, se déclarant « préoccupé » par l'état de la démocratie en Serbie. Un texte d'opinion, sans valeur contraignante. Car les dirigeants européens, soucieux de défendre leurs intérêts dans le pays, ne semblent pas disposés à condamner les actions du gouvernement serbe, avec lequel ils gardent des relations économiques et politiques fortes.
« Les dirigeants européens protègent les multinationales »
Pour Bruxelles, Aleksandar Vučić est un allié stratégique qu'il convient de ménager. Sur le plan politique, la Commission ne souhaite pas voir la Serbie basculer entièrement du côté de la Russie, que le président serbe n'a pas sanctionnée après l'invasion de l'Ukraine. L'UE, qui représente 59,7 % des flux commerciaux serbes en 2023, tient aussi à rester le premier partenaire commercial du pays. Un statut convoité par la Chine qui a triplé sa collaboration économique avec la Serbie entre 2019 et 2023. Les pays européens « protègent leurs multinationales et leurs propres intérêts », explique Biljana Stojković, professeur à l'Université de Belgrade et membre de l'opposition, au sein du Parti démocratique de Serbie.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2017, Vučić multiplie les contrats avec les États européens, notamment avec la France. En 2018, le géant mondial de la construction Vinci a été sélectionné pour rénover l'aéroport Nikola Tesla, un projet à 730 millions d'euros. En 2024, Emmanuel Macron a rencontré son homologue serbe avec lequel il a conclu la vente de douze Rafale pour 2,7 milliards d'euros. La même année, la société d'ingénierie Egis et EDF ont remporté un appel d'offres pour développer le nucléaire civil dans le pays.
De leur côté, les dirigeants allemands œuvrent depuis des années pour accroître l'extraction de lithium en Serbie, malgré la résistance de la population locale et des écologistes. Mais la demande mondiale du minerai est en hausse, et Berlin promet d'en importer en grande quantité pour son industrie automobile électrique, si le projet se concrétise en 2028. Une opportunité à ne pas manquer d'après le régime qui compte sur la propagande des médias à son service pour obtenir le soutien des Serbes.
Un champ médiatique hostile aux valeurs de l'Union européenne
Dans ce système médiatique ultra-contrôlé par le gouvernement, l'Union européenne a mauvaise réputation. À la demande du gouvernement, les journalistes ont pour mission de décrédibiliser les institutions européennes, souvent au profit du Kremlin présenté comme « le grand frère de la Serbie ». Et pour porter atteinte à l'image de l'UE, ces derniers n'hésitent pas à instrumentaliser des dossiers politiques épineux, comme celui du Kosovo, dont la majorité des 27 reconnaissent l'indépendance, à la différence de la Russie et de la Chine. « C'est un sujet employé pour manipuler l'opinion, explique Dinko Gruhonjić, professeur à l'Université de Novi Sad et journaliste pour plusieurs médias d’opposition. Personne ne parle du Kosovo dans la rue, dans les cafés, mais, sur les plateaux de télévision, il en est souvent question. »
Le bombardement de la Serbie par l'Otan en 1999, lors de l'opération militaire pour mettre un terme à l'oppression albanaise par les Serbes, est aussi mis sur le compte de l'Europe de l'Ouest. Ennemie historique de l’Alliance atlantique, la Russie en sort glorifiée. « Au début des années 2000, le sentiment européiste était beaucoup plus répandu qu'aujourd'hui car les gens faisaient la différence entre Otan et Union européenne, analyse Biljana Stojković. Désormais, le régime sème la confusion. » Jeudi 22 mai, la vice-présidente de la Commission européenne, Kaja Kallas, s'est rendue à Belgrade pour s'entretenir avec le chef de l'État et les représentants de l'opposition. « Il faut que la Serbie mette en place des réformes pour intégrer l'Union européenne et réponde aux demandes des manifestants », a déclaré cette dernière devant les journalistes locaux.
Car l'adhésion de la Serbie est au point mort : sur 33 chapitres de négociation, seulement 22 ont été ouverts et deux ont été clôturés à titre provisoire. Principaux points de blocage : la normalisation des rapports avec le Kosovo, la proximité entre Belgrade et Moscou, la corruption et le contrôle de l'État sur la presse. Et tant qu'Aleksandar Vučić ne s'y attelle pas, la Serbie reste dos au mur de l’adhésion, avec comme unique soutien son allié hongrois Viktor Orbán, cheval de Troie de la Russie dans l'Union européenne.
Athénaïs Cornette de Saint Cyr
Tristan Vanuxem