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L’effondrement de l'auvent de la gare de Novi Sad, qui a fait 16 morts le 1er novembre, a marqué un point de non-retour. Depuis sept mois, les étudiants de tout le pays se mobilisent pour lutter contre l'injustice et la corruption. 

 

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L'effondrement de l'auvent en béton de la gare de Novi Sad a fait 16 victimes. © Elsa Rancel

Devant la gare de Novi Sad, des passants s’arrêtent quelques instants, le temps d’un signe de croix. Bougies et photos de visages souriants sont posées contre les barrières entourant le bâtiment, toujours fermé. Le 1er novembre 2024, à 11h52, l’auvent en béton de la gare s’effondre. Cette tragédie devient le point de départ d’un mouvement qui secoue la Serbie. Elle « est le miroir de la corruption qui gangrène ce pays », résume Teodora, une étudiante de l’université. Tous savaient où ils étaient à cet instant-clef. Tous partagent ces sentiments « surréalistes » et de « dépression ».

La gare des années soixante a été rénovée de 2021 à 2024 dans le cadre d’un projet de reconstruction confié à un conglomérat chinois, sans appel d’offres, pour un montant de 65 millions d’euros. Les étudiants ont exigé la publication de l’intégralité du contrat, une demande partiellement satisfaite par le gouvernement. Pour eux, cette opacité est la preuve que le pouvoir a détourné des millions d’euros. Mais quel que soit le montant, ce drame a fait déborder un vase déjà rempli des précédents ras-le-bol de la population face à la corruption.

Depuis l’effondrement de l’auvent, des blocages sont organisés dans tout le pays. « Korupcija ubija »« La corruption tue », scandent les manifestants. À 11h52, ils se taisent. Ils envahissent les axes de circulation et se tiennent immobiles, silencieux, pendant seize minutes, en hommage aux seize victimes de l’effondrement. Durant l’un de ces moments de recueillement, le 22 novembre, des élèves de la Faculté des arts dramatiques de Belgrade sont agressés. En réaction, les étudiants bloquent les universités du pays. Ce mouvement n’est pas contre un responsable politique à proprement parler, mais contre tout un système qui réprime sa population. « Le président n’a pas seulement pris le pouvoir. Lui et son cercle privilégié ont confisqué tout l’appareil de l’État, dont les branches du pouvoir judiciaire, du législatif et de l’exécutif. On vit dans une autocratie qui a une façade de démocratie parlementaire », explique Igor Štiks, professeur en sciences à la Faculté des médias et des communications de Belgrade. 

 

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À 11 h 52, les manifestants bloquent les axes de circulation pendant seize minutes de silence, en hommage aux 16 victimes. © Elsa Rancel

Un mouvement sans leader

Les étudiants ont choisi un système de démocratie directe via des plénums et des assemblées générales. Dans toutes les facultés, chacun peut exprimer sa voix sur les sujets qui rythment le mouvement. Pendant que deux étudiants animent les débats, les mains se lèvent pour prendre la parole durant une minute trente. Sur les bancs de l’amphithéâtre, les mains sont secouées pour applaudir, les rires résonnent. Les discussions et votes sont ensuite partagés aux autres facultés et entre universités. 

Cette dynamique a conduit à la plus grande manifestation de l’histoire moderne de la Serbie, le 15 mars dernier. Les étudiants de Belgrade ont voté son organisation, les autres universités leur accord. Après un appel à la population pour les rejoindre, entre 275 000 et 325 000 personnes ont finalement foulé les rues de la capitale. 

Au sein des manifestations, des croix orthodoxes cohabitent avec des symboles antifas. « Afficher une idéologie risque de diviser. Sans, tout le monde peut intégrer le mouvement », analyse Zoran Vasiljević, un étudiant en médias et communications de Belgrade. Les étudiants disent « ne pas vouloir répéter les erreurs du passé ». Les manifestations des années 2000 avaient un but : faire tomber le dictateur Slobodan Milošević, le plus vite possible. Aujourd’hui, les étudiants souhaitent changer « le système » et ont plus de temps. Quitte à perdre une année universitaire, et plus, s’il le faut. 

Chaque faculté a ainsi son propre fonctionnement. Les étudiants s’organisent en groupes de travail : communication, média, sécurité, donation. Chacun a sa tâche. Aucun n’a celle du leader : il n’y en a pas. Si le mouvement ne s’essouffle pas, c’est que chaque semaine est ponctuée de nouveaux incidents, tels des vagues, qui alimentent la colère : détention d’activistes, étudiants présentés comme des « terroristes » dans les médias pro-gouvernementaux, désinformation sur l’usage d’un canon à son contre une foule pacifiste…

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Pour éviter les divisions, le mouvement n'affiche aucune idéologie. © Elsa Rancel

Au mois de mai, près d’un millier de rassemblements ont saisi le pays. Ces initiatives se revendiquent comme pacifiques. Pour se faire entendre, hors minutes de silence, les manifestations sont donc bruyantes, très bruyantes. Sifflets et vuvuzela manquent de faire exploser les oreilles des manifestants devant le tribunal de Novi Sad. « Faire du bruit, c’est le meilleur moyen d’attirer le regard des gens dans la rue », explique Veljko, étudiant à la faculté des sciences techniques. Un procédé hérité des rassemblements pacifiques des années 1990 en Yougoslavie, au cours desquels les manifestants utilisaient des casseroles pour faire le maximum de raffut et ainsi masquer les « mensonges » du régime.

Une fatigue qui se fait sentir

Mais après sept mois de mobilisation, la fatigue psychologique et physique pèse sur les étudiants mobilisés. Aucun ne souhaite pourtant baisser les bras. Impossible de faire machine arrière. « Si on stoppe tout, ça risque d’être pire », résume Teodora, une étudiante en langue française.

Au deuxième étage de la faculté des sciences techniques de Novi Sad, Milica termine son trait d’eye-liner, emmitouflée dans son plaid en plein mois de mai. Étudiante en management dans l’ingénierie, elle a aménagé son chez-soi dans une petite salle de classe, qu’elle partage avec deux autres colocataires. Cet endroit est plus « cosy » que les autres immenses salles de classe aménagées en dortoir, où une trentaine de matelas sont alignés sur le sol. Milica est épuisée. Elle n’est pas rentrée voir ses parents depuis le début du blocage de sa faculté, en décembre dernier. Elle a ses hauts et ses bas, ses crises de larmes, mais pas question d’abandonner. « J’aurais honte de ne pas être là. Je fais ça pour les gens qui pensent que l’on peut changer les choses. » Milica veut pouvoir marcher dans la rue sans que les bâtiments ne s’écroulent sur elle.

Envers le mouvement, la solidarité est indéniable. Les habitants passent avec des vivres et des couvertures en soutien aux étudiants. Au tribunal de Novi Sad, en ce mois de mai, des étudiants et citoyens se relaient jour et nuit pour dénoncer la détention prolongée, jugée illégale et arbitraire, de six activistes. Liliana et Goldi, deux mamies, servent le café et n’hésitent pas à faire des câlins de réconfort. Sanja, mère de trois enfants, vient tout juste de déposer des œufs durs, quelques spécialités locales et un peu d’argent. « Quand ils donnent de la nourriture, pleurent avec toi, ça donne l’énergie de continuer », partage Nikolina, une étudiante de la faculté de philosophie. Une de ses enseignantes de français, Vanja Manić-Manić, passe de groupe en groupe autour du tribunal pour soutenir ses étudiants. Comme ses collègues et les doyens des facultés, elle est là depuis le début des blocages, malgré la réduction partielle de leur salaire.

Le mouvement étudiant a ainsi fait bouger une partie de la population. Des « Zbor », assemblées citoyennes inspirées des plenums étudiants, émergent dans les quartiers des villes. Mais si cette solidarité permet de maintenir la mobilisation étudiante, elle ne suffit plus. « Les gens viennent en manifestation, c’est super. Mais après, ils rentrent chez eux le soir. Nous, on retourne dans nos universités. C’est énormément de sacrifices, ils n’en ont pas conscience, assène Teodora. Nous ne pouvons pas y arriver seuls. » Les syndicats des travailleurs, mobilisés le 1er mai, n’ont pas embrayé. 

« Les étudiants pensaient pouvoir changer le système. Mais le réformer, ça prend des années. Ils se rassemblent maintenant autour d’un même but : les élections libres [non manipulées par le pouvoir en place, ndlr]. Pour beaucoup, la sortie de Vučić serait une première étape », explique Igor Štiks. Le mouvement bascule dans le champ politique. Devant le refus du gouvernement de satisfaire leurs demandes sur le fond, les étudiants ont appelé le 5 mai à organiser des élections anticipées. Un espoir rejeté par le président Vučić, dix jours plus tard. « Cette histoire est terminée », a-t-il prétendu. À moins qu’elle ne rebondisse une fois de plus.

Elsa Rancel

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