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Chaque jeudi matin, les habitants de la Meinau se retrouvent au marché de la place de l’Île-de-France, en plein cœur de la Canardière.

4 h 30 : Palettes et cagettes

"Tu fumes sans feu, c’est pour faire semblant ou quoi ?" Un éclat de rire résonne place de l’Île-de-France. Ni le réveil matinal ni les six degrés au thermomètre n'entament la bonne humeur de Véréna Heili, productrice de fruits et légumes - elle a repris l’exploitation familiale fondée par sa grand-mère en 1962. Chaque jeudi matin avant l’aube, le bruit des cageots lâchés au sol et des moteurs de camionnettes brise le silence de la nuit. À la lueur des réverbères, Véréna et les autres commerçants "fixes", à l’emplacement attitré, agencent un à un fruits et légumes sur leur étal.

7 h : Les dés sont jetés

Le ballet de camionnettes reprend avec l’arrivée des placiers et des commerçants vacataires. C’est l’heure décisive du tirage au sort (voir encadré). Un attroupement se crée, chacun est suspendu aux lèvres des deux receveurs-placiers, employés par l’Eurométropole de Strasbourg. 

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Véréna Heili procède dès 4 h 30 à l'installation du stand de sa ferme fruitière Hufschmitt. © Tristan Vanuxem

Le marché de la Meinau, créé en 1965, est avec ses 105 stands, le principal marché strasbourgeois du jeudi matin. "Il n’y a pas de place pour tout le monde et les déceptions sont fréquentes", raconte, craie en main, Jean-Marc, l’un des receveurs-placiers. Surtout pour l'alimentaire, dont les stands doivent se concentrer autour de la prisée rue de Franche-Comté. Les déçus iront tenter leur chance au marché de l’allée Reuss au Neuhof, sur l’autre rive du Rhin Tortu.
 

Lassé de cette incertitude du tirage au sort et découragé par la perte de la moitié de ses bénéfices avec la crise du Covid, Tastan Sadullah s’est reconverti en rôtisseur. Il tenait depuis 2013 un stand "bazar", où il proposait piles, cadenas, bassines... Devenu "fixe" en 2020, il embaume désormais la place de l'Île-de-France de l’odeur de ses poulets rôtis halal.

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Denise a depuis trente ans ses habitudes sur le stand de la productrice Carine Peter. © Tristan Vanuxem

Leurs affaires familiales, transmises de génération en génération, visent une clientèle aux revenus confortables. Sur leurs étals, on trouve aussi des clémentines d’Espagne à 4,80 euros le kilo, alors qu’il coûte quelques mètres plus loin, sur les stands des revendeurs, 1,93 euro en moyenne. Ces derniers, aux produits principalement importés d’Espagne et du Maroc se sont multipliés ces dernières années. Sans se concurrencer directement, ces commerçants s’adressent à deux types de clientèle qui cohabitent à la Meinau : l'une modeste, l'autre plus aisée.

9 h 45 : Sardines et anchois

Pour les trois poissonniers du marché placés dans une même allée, adapter son offre à la clientèle du quartier est indispensable en ces temps d’inflation. Momo, 24 ans, qui officie depuis trois ans pour la poissonnerie Deschamps, dresse la comparaison avec le marché de la place Broglie, en plein cœur de la Grande Île :  "Broglie c’est un marché de luxe avec des poissons à 40 voire 50 euros le kg. Ça ne sert à rien de prévoir ce type de poissons ici, ça me reste sur les bras. Pas de filets et privilégier les petits poissons", conseille-t-il, en pointant sardines et anchois. Un constat que partage Mohamed Tisghiti qui a repris la poissonnerie familiale L’Espadon en 2018. Chez lui aussi, la sardine, à 5 euros le kilo, est le produit le plus prisé. Or le marché, réputé abordable, n’est, aux yeux des habitants,

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Présent au marché depuis sept ans, Semli constate chaque semaine l'inflation des prix. © Ismérie Vergne

8 h 30 : Producteurs ou revendeurs ?

"Tomates, kakis, oranges, allez-y servez-vous !", s'époumone un primeur adepte de la stratégie de la vente à la criée, relégué au bout de la rue de Bourgogne. Mais de l’autre côté de la place, sur l’allée principale, l’ambiance est plus calme. Derrière les étals de la ferme Anstett aux produits majoritairement locaux, Carine Peter insiste pour servir ses clients elle-même et prendre le temps d’échanger avec chacun. Elle s’enquiert de la santé de Denise, fidèle cliente de 88 ans. Depuis la rue de Touraine où elle vit depuis cinquante ans, Denise est venue lui rapporter ses pots en verre vides de miel de sapin. Mais pour Carine, la Meinau n’est plus un "aussi bon marché qu’il y a trente ans". Avec la ferme fruitière Hufschmitt de Véréna, elles sont les deux seules productrices. Elles proposent des fruits et légumes locaux et de saison : navets, poireaux, poires, potirons…

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Mohamed Tisghiti a repris à 20 ans la poissonnerie familiale L'Espadon. © Tristan Vanuxem

plus aussi avantageux. "On ne voit quasiment plus de différence avec le supermarché. La plaque de 30 œufs, que j’achète toutes les semaines, est passée de 2,50 euros à 4,50 euros", déplore Ilhame Karrouz qui vit à la Canardière depuis une dizaine d’années.

11 h 15 : Un air de souk

Avec Semli, parler arabe et marchander est la norme. Sur son étal parfumé qui fait sa fierté, les bocaux et les sacs retroussés s’accumulent : eucalyptus, hibiscus, camomille, caroube… On n’y trouve plus d’huile d’olive, trop onéreuse pour lui et ses clients depuis le conflit en Ukraine. "La crise on la voit, les clients négocient davantage alors que je fais les mêmes prix qu’avant le Covid", se désole le vendeur d’épices tunisien. Tablier bleu noué dans le dos et casquette noire vissée sur la tête, Semli vante un mélange d’épices à 1 euro le sachet en alpaguant le chaland : "C’est pour toutes les viandes, toutes les sauces, c’est un passe-partout, comme le sel."

Déambulant dans les allées, Abi, qui a tenu un étal pendant trente ans, connaît bien les envolées de Semli. À la retraite depuis deux ans, chaque jeudi matin est pour lui une occasion de venir saluer ses amis commerçants et "faire un petit cadeau à ma femme", lance-t-il en montrant une écharpe glissée dans un sac en plastique bleu. Pour nombre d’habitants, le marché de la Meinau est "une bulle d’oxygène" explique Monji Hattey, président de l’Union de commerçants du Bas-Rhin. Une bulle d’oxygène qui se dissipe à 14 h quand la place de l’Île-de-France retrouve sa torpeur habituelle, et que les seuls vestiges du marché sont des pelures de clémentines sur le trottoir.

Tristan Vanuxem et Ismérie Vergne

Au marché, le tirage au sort fait la loi

Avec ses 90 places fixes attribuées à des commerçants titulaires, le marché de la Meinau est le quatrième plus grand des 37 marchés hebdomadaires que compte l’Eurométropole de Strasbourg. Seuls les marchés de Hautepierre, du boulevard de la Marne et de Neudorf le dépassent avec 130 emplacements fixes.

Mais tous les commerçants fixes ne se présentent pas chaque jeudi matin. Les places vides sont alors réattribuées pour la matinée par tirage au sort. Les receveurs-placiers constituent trois listes aux numéros de plus en plus grands : la première recense les commerçants occasionnels proposant une offre alimentaire, sur la deuxième figurent les commerçants non-alimentaires inscrits auprès de l’Eurométropole pour l’ensemble de la période hivernale, la dernière répertorie les autres commerçants passagers non-alimentaires. Une fois le tirage au sort effectué depuis un téléphone, les candidats se font connaître devant chaque emplacement vacant. Le numéro le plus bas l’emporte, conduisant certains à repartir bredouille.

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