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La zone de la Plaine des Bouchers se transforme avec des chantiers de fabrication et d'expérimentation d’hydrogène vert. Un pari sur le futur séduisant pour les investisseurs… qui reste loin d’être gagné.

Lorsque l’on pénètre au 78, rue de la Plaine des Bouchers, rien n’évoque des chantiers d’hydrogène vert. Seul un œil averti remarquera les copeaux et sciures de bois qui s’amoncellent près d’une zone interdite au public. Il s’agit du bois de "la Forêt-Noire et des Vosges qui présentent un grand potentiel", détaille l’ingénieur Julien Frey. R-Hynoca est la première station de production au monde d’hydrogène vert à partir de biomasse locale. Ce projet est porté par l’association du Réseau Gaz de Strasbourg (R-GDS) et de Haffner Energy, associés depuis quatre ans pour promouvoir cette énergie renouvelable. Avec ce chantier "démonstrateur", Christian Bestien, directeur général adjoint de Haffner Energy, veut "montrer que le procédé fonctionne".

Aujourd’hui, 95 % de l’hydrogène produit dans le monde est qualifié de "gris", puisqu’il est produit à partir de méthane et génère des gaz à effet de serre. Pour que l’hydrogène soit “vert”, il ne doit pas rejeter de CO2. Pour le fabriquer, la technique la plus courante utilise l’eau : un électrolyseur sépare l’H2O en atomes d’hydrogène (H) et d’oxygène (O). L’électricité qui alimente ce procédé doit provenir d’une énergie renouvelable. Mais l’hydrogène “neutre en carbone” peut aussi être produit à partir de biomasse locale et renouvelable, comme le fait R-Hynoca.

Un défi politique

11 000 tonnes de bois alimentent le chantier de la Plaine des Bouchers chaque année. "L’objectif est de casser les molécules qui composent ce bois grâce à la thermolyse. On aura du charbon de bois (appelé biochar) et de l’hydrogène extraits de ces gaz ", décrit Christian Bestien. Le résidu de biochar est ensuite stocké et évacué. Le carbone est finalement séquestré dans le sol : "avec ce procédé, chaque kilo d’hydrogène enfouit 12 kilos de CO2 ", se félicite le directeur commercial.

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Les étapes du procédé R-Hynoca, transformant de la biomasse en hydrogène vert. © Lounès Aberkane

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L'atelier de sensibilisation aux fuites de gaz expliqué par l'ingénieur Julien Frey, sur la plateforme R-Hyfie. © F. L.

Si R-GDS cherche à trouver des alternatives au gaz naturel, c’est bien pour sortir des énergies non-renouvelables, principales responsables du changement climatique. Publiée ce mercredi 22 novembre, la nouvelle stratégie énergétique française entend freiner leur utilisation en réduisant de moitié notre consommation d’énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) d’ici 2035. Dans son scénario de transition, le plan "France 2030" prévoit également de faire de l’Hexagone le leader de l’hydrogène vert. En 2020, cette énergie ne représentait que 1 % de la production totale d’hydrogène, tandis que l’Agence internationale de l'énergie (AIE) prévoit qu’elle atteigne 20 % d’ici 2050.

Autre défi : la mise en place de la Zone à faibles émissions (ZFE) prévoit l’interdiction d’ici 2028 pour les véhicules diesel de circuler dans Strasbourg – la date butoir est encore en discussion dans le reste de l’Eurométropole de Strasbourg (EMS).  "Les acteurs privés s’en emparent pour signifier qu’il y a un marché qui émerge", précise Anne-Marie Jean, vice-présidente de l’EMS chargée des politiques de l'emploi et de la transition écologique.

"On ne peut pas consommer toute cette biomasse"

"On a fait le choix de produire et de distribuer l’hydrogène même s’il n’y a pas encore de véhicule fonctionnel à Strasbourg", explique Christian Bestien. Utiliser cette ressource pour la mobilité n’est pas à l’ordre du jour. Principal frein : le prix d’investissement. Un camion à hydrogène coûte environ 800 000 euros, contre 90 000 euros pour le même en version diesel. Si l’EMS envisage d’alimenter les bus de la CTS à l’hydrogène vert, "ce n’est pas prouvé que cela va fonctionner. Il reste un point d’interrogation : la viabilité économique", confie Anne-Marie Jean.

Alors, comment savoir si l’hydrogène est l’énergie du futur ? Pour Christian Bestien, "le 100 % hydrogène, c’est irréaliste". Il imagine davantage un mix énergétique plus ou moins vert où se mêlent nucléaire, GNC, énergies renouvelables…

Diviser par deux la consommation énergétique 

Mais l’industrie des biocarburants exploite une ressource également utilisée par l’agriculture. "Il va falloir qu’on fasse attention. On ne peut pas consommer toute cette biomasse", prévient Claire Courson, chimiste et enseignante-chercheuse à l’université de Strasbourg. D’autant plus que l’acheminement des résidus de bois, inégalement disponibles selon les régions, repose sur des véhicules qui ne sont pas neutres en carbone.

Parce que le zéro carbone n’existe pas, et que les énergies renouvelables ne pourront pas couvrir tous les besoins énergétiques des Français, la solution reste la sobriété. Le nouveau plan énergie-climat préconise une diminution de la consommation énergétique de 40 à 50 % d’ici à 2050. La production d’alternatives ne doit pas faire oublier le principal levier pour décarboner.

Lounès Aberkane et Fanny Lardillier

 

Deux autres chantiers

Juste en face de R-Hynoca, R-GDS a inauguré cet été la plateforme R-Hyfie, une infrastructure d'expérimentation et de formation à l’hydrogène.  Si l'hydrogène est un gaz puissant qui a permis de propulser la fusée Ariane, il se maîtrise difficilement. C’est pourquoi les pompiers du Bas-Rhin viennent s’entraîner à éteindre des incendies provoqués par des fuites de gaz. “Ce n’est pas plus compliqué, fait remarquer le lieutenant-colonel Pierre-Jean Cheze, c’est surtout un gaz avec une large plage d’explosivité dont la flamme est invisible à l'œil nu.” Le personnel R-GDS y apprend aussi à raccorder les réseaux, à s’assurer du fonctionnement du matériel et à repérer les fuites.

Un peu plus loin, R-GDS se projette aussi dans la distribution avec la construction d’une plateforme multi-énergies lancée il y a deux mois. Elle distribuera l’hydrogène produit sur place, du gaz naturel comprimé (GNC) ainsi que deux points de recharge électrique, notamment à destination des poids lourds.

© Fanny Lardillier et Lounès Aberkane

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