Gratuité, le ticket gagnant ?

Imaginez un monde où vous pourriez prendre le métro, le bus et le tramway sans verser un centime. Après l’Estonie, le Luxembourg s’y met dès 2020. L’idée sonnera-t-elle le glas du règne de la voiture ?

Le Luxembourg offre le déplacement

Le 1er mars 2020, le Luxembourg sera le premier pays au monde à rendre les transports publics gratuits sur tout son territoire. La mesure ne fait pas l'unanimité.

À Luxembourg, les travaux du tramway congestionnent la circulation boulevard Royal. / Pauline Dumortier

Pas toujours simple pour les piétons de circuler sur les grands axes de la capitale du Luxembourg. Déjà saturé par les embouteillages aux heures de pointe, le boulevard Royal est un vaste chantier. D’ici 2021, un tramway passera par ici pour relier le quartier des affaires du Kirchberg à la gare centrale. Extension de la ligne de tramway, rénovations des trains... Le Luxembourg investit aujourd’hui massivement dans les transports en commun. Mesure phare du gouvernement annoncée au début de l’année, ils seront gratuits sur tout le territoire dès le 1er mars 2020. 

Si plusieurs villes européennes l’appliquent déjà, comme Tallinn en Estonie ou Dunkerque en France, la gratuité des trains, bus et tramway à l’échelle d’un pays est une première.

Le dispositif s’inscrit dans le plan climat de l’État luxembourgeois. Présenté début décembre par le ministère du développement durable, il vise à réduire drastiquement les émissions de CO2 dans le pays. 

La course aux investissements

Pourtant, le chemin du Grand-Duché vers la neutralité carbone reste encore long. Ici, on compte 750 voitures pour 1 000 habitants, le plus fort taux d’Europe. Chaque jour, 200 000 frontaliers - des Français pour plus de la moitié - viennent travailler dans le pays le plus riche d’Europe. Comme la plupart des pays européens, depuis les années 1970, le Luxembourg a favorisé le développement des routes, au détriment du transport public. Selon une enquête gouvernementale réalisée en 2017, près de 70 % des déplacements se font encore en voiture.

Dans ce contexte, la gratuité apparaît comme une décision prématurée pour les syndicats du transport public. « Les connexions ne sont pas bonnes, il faut parfois faire trois changements pour arriver à son lieu de travail », déplore Georges Melchers, secrétaire général adjoint du Landesverband, la Fédération nationale des cheminots. « Notre réseau est saturé, affirme Serge Wilmes, député du parti d’opposition CSV (Parti populaire chrétien-social). On n’a pas assez de voies prioritaires, l’espace disponible est limité. Le gros problème c’est l’arrivée massive des frontaliers français au sud du Luxembourg. Ils viennent en voiture car nos trains sont bondés. La gratuité ne rendra pas les transports en commun plus populaires. »

Alexandre Dos Prazeres acquiesce. Ce navetteur de 27 ans, originaire de Hettange-Grande, parcourt tous les matins 30 kilomètres en voiture pour se rendre à son cabinet de consulting situé dans la capitale. « En théorie, c’est à seulement une demi-heure de route mais en réalité je mets une heure, voire une heure et demie », témoigne-t-il. Pour autant, il n’est pas près de changer ses habitudes : « Je dois souvent me déplacer pour rendre visite à mes clients. En transports en commun, c’est impossible, ça me prendrait trop de temps et ce n’est pas assez bien desservi. »

Le pays redouble d’efforts pour rattraper son retard. Entre autres, il a passé un contrat de 360 millions d’euros avec Alstom dans le but de rénover le ferroviaire à l’horizon 2035. « Mais la croissance de la population est tellement forte qu’on parvient tout juste à contenir le flux, explique Philippe Gerber, géographe au Liser (Luxembourg Institute of Economic Research), un institut de recherche indépendant. La gratuité peut entraîner un changement de comportement mais la priorité, c’est de modifier les infrastructures. »

Le coût de la gratuité

Conscient de la difficulté à modifier les usages, le gouvernement met l’accent sur l’aspect social de la gratuité. « Si vous prenez le cas d’une famille de quatre personnes, elle verra sa charge annuelle baisser de 440 euros par an », détaille Danielle Frank, porte-parole du ministère de la Mobilité. L’annonce a été plutôt bien accueillie par  le syndicat de salariés du LCGB, l’Union chrétienne du Luxembourg. « C’est une mesure qui contribue à augmenter notre pouvoir d’achat même si elle nous a surpris parce qu’elle ne faisait pas partie de nos revendications », déclare Paul Gloutchiski, secrétaire adjoint et coordinateur transport du syndicat.

Les usagers pourront donc économiser un abonnement, mais pour le gouvernement, l’effort social reste modeste. Dans le Grand-Duché, les tarifs des transports en commun sont relativement bas : un ticket à quatre euros donne accès à tout le territoire pour la journée. Et la gratuité s’applique déjà aux moins de 20 ans, étudiants et personnes au revenu modeste. Pour Markus Hesse, professeur en études urbaines à l’Université de Luxembourg, l’argent doit être mis ailleurs : « Le gouvernement ferait mieux de s’occuper de la question du logement. Les prix sont devenus tellement faramineux que les Luxembourgeois eux-mêmes vont vivre à la frontière et s’ajouter au flux des automobilistes. » Selon lui, la mesure est avant tout électoraliste.

Et de fait, le débat sur la gratuité des transports a animé la campagne des législatives 2018. Après négociations, les trois partis de la coalition au pouvoir ont annoncé sa mise en place. La nouvelle a fait sensation dans la presse internationale : « Nous avons été interviewés par la BBC et le New York Times, on ne s’attendait pas à un tel buzz », se félicite la porte-parole du ministère des Transports. Loin de l'effervescence médiatique, Markus Hesse est plus dubitatif : « Le Luxembourg veut s’inscrire dans cette perspective d’économie moderne, être un modèle aux yeux du monde. En attendant, la gratuité ne changera pas la vie des gens. »

Caroline Celle et Pauline Dumortier, à Luxembourg

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