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La distribution erratique de l'eau conduit la capitale à recourir à la sous-traitance.

Des enfants, bouteille vide à la main,qui traquent les gouttes qui s’échappent des camions-citernes. Des femmes, qui travaillent à l’extension du métro de la ville sous un soleil de plomb, qui se désaltèrent avec l’eau sale d’un robinet d’arrosage. Des hommes qui s’arrêtent pour avaler une citronnade au stand ombragé d’un vendeur à la sauvette. Quand il fait quarante-six degrés dans les rues de la capitale indienne, comme c’est le cas en mai, l’enjeu pour les 16,5 millions d’habitants est simple : trouver suffisamment d’eau pour les besoins minimaux de la vie quotidienne. Et si dans les quartiers plus aisés, les problèmes sont moindres, les coupures d’eau restent fréquentes.

C’est pour remédier à ces situations que le Delhi Jal Board (DJB, avec Jal, pour « eau » en hindi), l’organisme du gouvernement de Delhi qui gère la distribution de l’eau dans la capitale indienne, a décidé de signer des partenariats public-privé. Suez environnement et Veolia, deux entreprises françaises, doivent fournir d’ici deux ans de l’eau 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 à deux quartiers pilotes. « Suez n’est jamais venu nous voir. » Cet employé d’une association de Malviya Nagar, où résident 400 000 habitants, est catégorique. Les habitants du district ne savent pas qu’une French company, Suez environnement, est désormais responsable de la distribution de l’eau, alors que les travaux ont commencé depuis deux mois. Dans ce quartier pour classes moyennes, l’eau, souvent souillée, coule dans les canalisations deux heures le matin et l’après-midi. Les habitants la stockent ensuite dans des réservoirs. La multinationale, présente en Inde depuis 2010, va dans un premier temps rénover les canalisations, relier chaque maison au réseau et installer des compteurs d’eau individuels.

La crainte d'une hausse des prix

Le scénario est analogue dans le quartier de Nangloi,dans le nord-est de la ville, où résident 1,5 million d'habitants. Ni le responsable d’une association d’habitants, ni le dentiste local n'ont entendu parler de l'arrivée prochaine d'une multinationale concurrente, Veolia, pour rénover et agrandir le réseau de distribution de l'eau. Ces deux projets pilotes ont été signés pour respectivement 12 et 15 ans. Les syndicats du DJB comme les citoyens craignent que ces partenariats n'aboutissent à une privatisation de la distribution de l'eau. Ils s'appuient sur la Constitution du pays, qui définit un droit à la vie, dont l'eau fait partie.     « La privatisation de l’eau va se faire, ce n’est qu’une question de temps », assure Lalit Goswani, président du Delhi Jamal, un des syndicats d’employés du DJB. « Cette privatisation pose trois problèmes, l’augmentation des prix, la corruption et la menace pour la sécurité nationale. Ces entreprises ne seront pas capables de protéger l’eau contre une contamination chimique terroriste venant de Chine ou du Pakistan.» «Foutaises», s'exclame Patrick Rousseau, dirigeant de Veolia Inde.

Le gouvernement indien a libéralisé la gestion de l'eau dans le pays en 2002, sur demande du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, en contrepartie d'une aide financière. L’arrivée d'entreprises privées dans ce secteur de la distribution de l’eau est une première. Pour la majorité des citoyens, qui ont en mémoire la libéralisation de l’électricité il y a dix ans et l’augmentation des prix qui a suivi, cette délégation de service public signifie forcément à terme une augmentation de la facture.

 

« L'eau va encore augmenter », argue, facture à la main, Dipak Dholakia,secrétaire général du Comité de résistance à la privatisation et à la commercialisation de l'eau, un collectif citoyen installé à Delhi. « Je paye 800 roupies par mois, dont 500 roupies de charges, détaille le retraité, qui appartient à la classe moyenne. Chaque année, le DJB augmente ses tarifs de 10%. »

Cette crainte est partagée par les habitants des bidonvilles de Delhi, qui reçoivent actuellement de l'eau gratuite de la municipalité. « C'est le DJB qui fixe les prix. Nous touchons un pourcentage qui nous est reversé par le DJB », répond Patrick Rousseau. Ces délégations de service public permettent de pallier les carences du DJB, qui pour l’instant ne peut fournir une eau propre et de qualité aux 16,5 millions d’habitants de Delhi. « La population de Delhi a tellement augmenté que le DJB n’a pas pu suivre,» argue Rumi Ajiaz, un chercheur spécialiste de l’urbanisation à l’Observer research foundation, un think-thank. « Le DJB ne possède ni les ressources financières suffisantes, ni la technologie ou l’expertise pour maintenir le réseau en état.»

Environ 216 litres par jour et par personne

Le DJB, créé en 1957, emploie selon les chiffres des syndicats, 16 000 personnes, contre 35 000 avant les débuts de la privatisation du réseau d’assainissement, commencée il y a dix ans. Il draine quotidiennement jusqu’à Delhi 3,8 milliards de litres d’eau issus de trois sources dites de surface : le fleuve Yamuna, le canal du Gange et celui issu du barrage de Bhakra-Nangal, situé à la frontière de l’Himachal Pradesh et du Penjab, au nord-ouest du pays. Quant aux nappes phréatiques de la ville, elles ne fournissent que 12% de l’eau et s'épuisent du fait de la sécheresse et de la surexploitation. Il faut désormais creuser jusqu’à 40 mètres dans certains quartiers pour trouver l’or bleu.

« Chaque goutte d’eau est importante pour nous », martèle-t-on a la communication du DJB. Mais dans les sanitaires mêmes de l’Office, les canalisations fuient et un robinet sur deux ne marche pas. Le chemin reste long.

Dans une interview donnée en avril 2012 au Wall Street Journal, Debashree Mukherjee estimait les besoins en eau de Delhi à « 216 litres par jour et par personne ». Ce chiffre correspond à une moyenne entre besoins des particuliers, des institutions publiques, des commerces, des industries et la lutte contre les incendies. Une estimation approximative. Car l’organisme de l’eau de Delhi avoue son impuissance à quantifier avec précision les milliers de litres d’eau réellement disponibles. Il évalue a 46% le volume d’eau échappant à toute facturation. Mais comment savoir ? Sur les 19 millions de clients du DJB, 75% seulement ont un compteur d’eau, « mais beaucoup d’entre eux ne fonctionnent pas ».

Réduire les pertes

L’organisme a prévu de réduire, sur la période 2012-2017, cette "non-revenue water" de 30%. Installer plus de compteurs et faire payer des amendes, être capable de fournir de l’eau vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quatre heures par jour est la situation la plus courante.

L’approvisionnement en eau s’accompagne d’un gaspillage d’une hauteur de 40%, selon Suez environnement. Ce sont des milliers de litres qui, chaque jour, n’arrivent jamais jusqu’au robinet des 75 % d’habitants raccordés (les autres Delhiites reçoivent leur eau via des puits ou les quelques 500 camions-citernes du DJB). Notoirement vétuste, le réseau de canalisations subit de graves fuites. Autre effet de la mauvaise étanchéité des tuyaux, l’eau souterraine contaminée par la pollution s’y infiltre et se mélange a l’eau propre. Pour y faire face, les deux multinationales françaises de l’eau vont installer des systèmes de détection des fuites. « Nous utilisons une technologie de détection par l’hélium, détaille Sevahsree Mohapatra,de Suez. Ainsi nous n’avons pas a  creuser.» Mais que vaut un réseau sans fuite dont l’eau empoisonnerait ses utilisateurs ? La ressource, malgré les « 300 analyses quotidiennes réalisées aux robinets » dont se targue le DJB, reste souvent très polluée.
 

Mathilde Cousin et Anna Cuxac, Karan Dhar, Clémence Mermillod, Manal Naila, Bhanu Privyi Vyas,Smriti Singh, Quentin Thomas

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