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Grand consommateur d'eau, le secteur sucrier encadré par l'État s'épuise. Le privé prend le dessus.

Un défilé de charrettes à buffles, tracteurs et camions surchargés de cannes fraîchement coupées converge vers les portes de Sahyadri, la plus grande sucrerie coopérative du district de Satara, au sud de Pune. C’est la dernière livraison avant la clôture de la saison, le 12 mai. Plus loin, sous la chaleur accablante, les coupeurs de cannes s'entassent dans des huttes faites de boue et de tiges de cannes séchées. Ils seraient 12 000 dans cet immense camp qui jouxte la sucrerie. A Sahyadri, ils ont trouvé un abri temporaire, de l'eau et de quoi se nourrir. Cette année, les exilés de la sécheresse s'ajoutent au lot des saisonniers. « Nous sommes venus ici pour essayer de vivre, raconte cette famille de paysans arrivée de Beed après sept heures de voyage. Dans notre village, il n'y a plus de travail, plus d'eau potable. »

Jusqu'à la fin des années 1990, l’Etat indien a monopolisé toute la filière, planifiant la production et fixant les prix, même si plusieurs lois sont venues la libéraliser depuis. Créée en 1975, la sucrerie coopérative Sahyadri s’étend sur 35 000 hectares partagés entre 3 500 petits paysans actionnaires. Élu tous les cinq ans, son bureau des directeurs gère les actifs collectifs et décide des investissements. C'est le modèle dominant dans le Maharashtra : 168 usines sur un total de 234 sont des coopératives. Mais ces élections sont souvent gangrénées par la corruption et le clientélisme. Les sucreries constituent un levier politique essentiel pour rassembler les électeurs dans un Etat où plus de la moitié des habitants vivent en zone rurale. Sur les 40 ministres du gouvernement du Maharashtra, 22 possèdent ou dirigent une sucrerie, coopérative ou privée.

 

 

Culture du paresseux

La canne à sucre emploie 10 % de la population de cet Etat. Elle demande peu de travail, sauf au moment du repiquage. Ces facilités et l'envolée du cours des matières premières au début des années 2000 expliquent l'explosion de la production. Depuis le premier boom des années 1970 suscité par la révolution verte, elle a quadruplé. Elle atteint maintenant 80 millions de tonnes dans le Maharashtra, soit un tiers de la production indienne. Mais la soif inextinguible de ces plantations épuise les réserves en eau allouées à l’agriculture. Les champs de canne représentent 16 % des terres irriguées du Maharashtra, mais engloutissent 76 % de l’eau destinée à l’irrigation, selon un rapport de l’ONG South Asian Network for Dams, River and People, publié en mars 2013. Le même rapport signale que 79,5 % de cette production est concentrée dans les districts les plus exposés à la sécheresse. L'importance économique de la canne à sucre ne suffit plus à justifier ce gaspillage.

Ruissellement et évaporation

Plus de 90 % des plantations sont en effet irriguées de façon rudimentaire. Les exploitants profitent des 6 à 8 heures par

 

jour où ils disposent d’une électricité largement subventionnée pour pomper le maximum d’eau depuis le point le plus proche - rivière, canal ou nappe phréatique -, et la déverser dans les champs. Cette technique, très gourmande en or bleu, occasionne jusqu’à 50 % de perte par infiltration, ruissellement et évaporation. L'irrigation au goutte-à-goutte, bien plus économe, fait pourtant l’objet d’une large publicité. Mais elle requiert des investissements conséquents. Le Maharashtra propose bien des subventions partielles, mais elles ne sont versées qu’une fois le goutte-à- goutte installé. Pour s'équiper, les paysans des coopératives doivent donc emprunter en gageant leur terre. Beaucoup d’entre eux ne peuvent se le permettre.

Depuis le milieu des années 2000, le secteur coopératif est entré dans une crise profonde, dont la sécheresse actuelle n’est que l’un des révélateurs. Productivité défaillante, sureffectifs, mauvaise gestion voire corruption, les petits producteurs trinquent en première ligne.

La canne à sucre emploie 10% de la population du Maharashtra. Photo: Emilie Jéhanno/Cuej

Révolte des paysans

Chaque année, le prix de la tonne de canne fait l’objet d'âpres négociations. Le Maharashtra, actionnaire minoritaire, contrôle encore les prix du sucre raffiné via des quotas. Les tractations tournent parfois à la révolte comme en novembre 2012, dans l’ouest, où deux paysans ont trouvé la mort lors d’affrontements avec la police. Les manifestants réclamaient 4 500 roupies par tonne de canne, quand l’Etat ne garantissait qu’un prix plancher de 2 150 roupies.

Loin du prix de marché pour Vinay Hardikan, membre du Sankh Shetkary Sanghatana, une organisation libérale de défense des paysans : « A cause de l’encadrement du prix du sucre et de leur mauvaise gestion, beaucoup de coopératives font face à d’importants déficits. Pour regagner des marges elles font pression sur le prix d’achat de la canne. Certains de nos adhérents vendent leur production à perte depuis plusieurs années. » Les exploitants-actionnaires doivent aussi régulièrement faire face à des arriérés de paiement. Un procédé très pénalisant quand l’inflation avoisine les 10 % : « Cette année, confirme Santosh Bobade, nous devrons attendre plusieurs mois avant de recevoir la totalité du solde. » Pour lui, le salut pourrait venir de l’industrie privée, même s'il s'en méfie.

Les anciennes coopératives rachetées

Construite en 2009, la rutilante Daund Sugar Ltd, entreprise privée, a affiché un bénéfice de près de 20 % en 2012, quand la coopérative voisine s'est endettée à hauteur de 40 millions de roupies. Pour attirer les déçus du système coopératif, son propriétaire, Veerdharal Jagdale-Patil, ancien maire de Daund et ancien membre du parlement du Maharashtra fournit gratuitement les semences, finance engrais et pesticides ainsi que l’installation de la micro-irrigation.

Libérées des pesanteurs bureaucratiques, moins contraintes en matière de prix, les usines privées gagnent du terrain. Autorisées seulement depuis 1998 dans le Maharashtra, elles n’étaient que 13 en 2001. Elles sont 66 en 2013. Un tiers d’entre elles sont d’anciennes coopératives, rachetées après avoir fait faillite. La gestion rationnelle de l'eau est peut-être à ce prix.

 

Texte et video de Vincent di Grande et Emilie Jéhanno

 

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