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Le drapeau du Sandjak, ancienne subdivision ottomane dont Novi Pazar était la capitale, a voyagé avec eux, flottant fièrement dans les airs. Ses croissants de lune, symbole de l’islam, se sont mélangés aux couleurs bleu, blanc et rouge de l’étendard serbe. « Partout où nous sommes allés, nous avons été bien reçus. Les étudiants serbes nous avaient préparé des salles pour qu’on puisse faire nos prières », continue l’étudiant qui arpente le pays depuis le début de la mobilisation. Membre de la marche organisée depuis Novi Sad deux mois plus tôt, Ajsa Skrijelj, étudiante bosniaque de Novi Pazar, témoigne du même élan de solidarité : « Quand on est arrivés à Lađevci, on nous avait préparé une table avec de la viande halal. J’ai pleuré. C’était comme ça dans chaque village où on s’arrêtait. On a toujours ressenti une certaine distance entre nous et les orthodoxes, mais là, c’était comme si tous les stéréotypes s’étaient envolés. »

Le souvenir du 12 avril

Le point d’orgue de cette union inédite survient un peu moins d’un mois plus tard, le 12 avril, dans la capitale historique du Sandjak. Ce jour-là, des milliers de Serbes de tout le pays se rendent à Novi Pazar pour participer à une manifestation anti-corruption. « Beaucoup venaient pour la première fois, décrit Ahmed. On a appris à se connaître. C’était une atmosphère super positive. » Fermées à la circulation, les rues de la ville ont été le théâtre de scènes de liesse mémorables. « On pouvait voir les filles en hijabs brandir le drapeau de la Serbie, et des Serbes agiter notre drapeau bosniaque. J’ai beaucoup pleuré », témoigne Džejlana Ahmetović, étudiante en master.

Un « festival d’amour » que Selma Slezović, bosniaque et professeure de langues étrangères à l’université de Belgrade, a espoir de renouveler chaque année, à la même date, pour pérenniser les liens entre la minorité musulmane et le reste de la société serbe. « Nous devons être reconnaissants envers les étudiants car les choses ne seront plus jamais pareilles : ils sont parvenus à briser les stéréotypes », s’enthousiasme celle qui a grandi à Novi Pazar. Sur sa veste, un pin's à l'effigie de la mobilisation côtoie celui du drapeau bosniaque. « Les gens ont compris qu’on était les mêmes personnes, qu’il n’y avait pas de “eux” et de “nous”, ajoute-t-elle, les yeux brillants. Et ils sont rentrés chez eux en racontant ce qu’ils avaient vu et vécu à Novi Pazar. » 

Dans cette ville enclavée où les appels à la prière s’échappent des minarets et résonnent dans toute la vallée, les mosquées et les églises sont de bonnes voisines. Conquise en 1455 par l’Empire ottoman, Novi Pazar – Yeni Pazar de son nom turc – a gardé des traces de ses quatre siècles passés sous cette administration. En témoignent les ruines de sa forteresse ou encore son plat traditionnel qui rappelle le kebab, le cevapi.

S’ils sont environ 80 % dans cette petite ville, les Bosniaques, peuple slave converti à l’islam sous le pouvoir ottoman, ne représentent que 1,5 % de la population du pays. Ils sont marginalisés dans la vie politique serbe et leur région accuse d'importants retards en matière d’infrastructures et de services publics. Journaliste à Novi Pazar depuis 1986, Ishak Slezović a vu la situation de la ville se détériorer. « Du temps de la Yougoslavie, le sud-ouest de la Serbie se développait. On y construisait des rues, des maisons, des usines. Désormais, le territoire est laissé à l’abandon. »

Dans la capitale serbe, les murs, panneaux et lampadaires témoignent de l’histoire politique du pays. Depuis des mois de manifestations, artistes de rue et activistes y posent graffitis, autocollants et messages de contestation, transformant l’espace urbain en support de lutte.

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Un vétéran des guerres de Yougoslavie, lors desquelles de nombreux Bosniaques ont été tués, est venu à la rencontre des étudiants de Novi Pazar. © François Bertrand

« Plus rien ne pourra diviser ces enfants… il faut mettre de côté notre passé. » D’un ton solennel, un vétéran en treillis de l’armée serbe prend la parole sur le parvis de l’université de Novi Pazar face aux jeunes Bosniaques qui l’occupent. Personne n’aurait pu imaginer cette scène il y a sept mois. Pourtant, en ce vendredi pluvieux, l’ancien combattant Goran Samardžić a fait le trajet depuis Belgrade pour échanger le drapeau de sa ville avec celui de Novi Pazar, municipalité du sud-ouest de la Serbie à majorité musulmane.

Trente-trois ans plus tôt, il était envoyé à Sarajevo, à moins de 300 kilomètres de là, pour participer au siège de la capitale de Bosnie-Herzégovine. Considéré comme le plus long de l’Europe moderne, il a fait plus de 10 000 victimes civiles, en grande partie des musulmans, appelés Bosniaques dans cette région des Balkans. Sa présence et son discours sont des symboles forts pour la vingtaine d’étudiants et étudiantes de Novi Pazar. « Quand j’entends ça, j’ai l’impression d’enfin appartenir à ce pays », se réjouit Dina Mehović, habitante de Novi Pazar. Émue, l’étudiante en licence d’Anglais aux cheveux sombres peine à trouver ses mots. Aujourd’hui, la mobilisation étudiante a réussi à réunir les Bosniaques et le reste de la Serbie contre un ennemi commun : le gouvernement d’Aleksandar Vučić. 

« On nous avait préparé une table avec de la viande halal »

Le 26 janvier, en bloquant à leur tour leur université, les jeunes de cette ville située à proximité des frontières du Kosovo, du Monténégro et de la Bosnie-Herzégovine, ont rejoint pour la première fois, depuis la fin de la guerre, un mouvement national serbe. Une vingtaine de leurs salles de classe se sont transformées en dortoir – les filles d’un côté, les garçons de l’autre. « D’un coup on s’est retrouvés à vivre dans ce bâtiment 24 heures sur 24, sept jours sur sept, à devoir prendre des décisions avec 100 personnes… », se remémore Ahmed Konicanin, 23 ans, qui fait des études pour devenir éducateur spécialisé.

La veille de la venue du vétéran, lui et une petite dizaine d’étudiantes et étudiants discutent à l’entrée de la faculté. Ils ont investi le parvis avec les chaises de l’université. Les cendriers improvisés se remplissent, témoins des longues heures passées à bloquer le bâtiment. Ce sont les manifestations organisées aux quatre coins de la Serbie auxquelles ils se rendent qui permettent de briser cette monotonie. « Quarante d’entre nous sont allés à la manifestation de Belgrade le 15 mars. Le mois suivant, on est partis à vélo jusqu’à Kraljevo où se tenait une grande manifestation », raconte le jeune Bosniaque, chargé de la logistique du voyage.

Mobilisés contre la corruption, les Bosniaques de Serbie participent à un mouvement de mobilisation nationale pour la première fois. L'occasion pour cette minorité musulmane, victime de stéréotypes, de renouer avec le reste du pays.

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À 11 h 52, les manifestants bloquent les axes de circulation pendant seize minutes de silence, en hommage aux 16 victimes. © Elsa Rancel

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À Novi Pazar, la population bosniaque représente 80 % de la population locale. © Angellina Thieblemont

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Pour éviter les divisions, le mouvement n'affiche aucune idéologie. © Elsa Rancel

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L'effondrement de l'auvent en béton de la gare de Novi Sad a fait 16 victimes. © Elsa Rancel

Le mouvement étudiant a ainsi fait bouger une partie de la population. Des « Zbor », assemblées citoyennes inspirées des plenums étudiants, émergent dans les quartiers des villes. Mais si cette solidarité permet de maintenir la mobilisation étudiante, elle ne suffit plus. « Les gens viennent en manifestation, c’est super. Mais après, ils rentrent chez eux le soir. Nous, on retourne dans nos universités. C’est énormément de sacrifices, ils n’en ont pas conscience, assène Teodora. Nous ne pouvons pas y arriver seuls. » Les syndicats des travailleurs, mobilisés le 1er mai, n’ont pas embrayé. 

« Les étudiants pensaient pouvoir changer le système. Mais le réformer, ça prend des années. Ils se rassemblent maintenant autour d’un même but : les élections libres [non manipulées par le pouvoir en place, ndlr]. Pour beaucoup, la sortie de Vučić serait une première étape », explique Igor Štiks. Le mouvement bascule dans le champ politique. Devant le refus du gouvernement de satisfaire leurs demandes sur le fond, les étudiants ont appelé le 5 mai à organiser des élections anticipées. Un espoir rejeté par le président Vučić, dix jours plus tard. « Cette histoire est terminée », a-t-il prétendu. À moins qu’elle ne rebondisse une fois de plus.

Elsa Rancel

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