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Une fatigue qui se fait sentir
Mais après sept mois de mobilisation, la fatigue psychologique et physique pèse sur les étudiants mobilisés. Aucun ne souhaite pourtant baisser les bras. Impossible de faire machine arrière. « Si on stoppe tout, ça risque d’être pire », résume Teodora, une étudiante en langue française.
Au deuxième étage de la faculté des sciences techniques de Novi Sad, Milica termine son trait d’eye-liner, emmitouflée dans son plaid en plein mois de mai. Étudiante en management dans l’ingénierie, elle a aménagé son chez-soi dans une petite salle de classe, qu’elle partage avec deux autres colocataires. Cet endroit est plus « cosy » que les autres immenses salles de classe aménagées en dortoir, où une trentaine de matelas sont alignés sur le sol. Milica est épuisée. Elle n’est pas rentrée voir ses parents depuis le début du blocage de sa faculté, en décembre dernier. Elle a ses hauts et ses bas, ses crises de larmes, mais pas question d’abandonner. « J’aurais honte de ne pas être là. Je fais ça pour les gens qui pensent que l’on peut changer les choses. » Milica veut pouvoir marcher dans la rue sans que les bâtiments ne s’écroulent sur elle.
Envers le mouvement, la solidarité est indéniable. Les habitants passent avec des vivres et des couvertures en soutien aux étudiants. Au tribunal de Novi Sad, en ce mois de mai, des étudiants et citoyens se relaient jour et nuit pour dénoncer la détention prolongée, jugée illégale et arbitraire, de six activistes. Liliana et Goldi, deux mamies, servent le café et n’hésitent pas à faire des câlins de réconfort. Sanja, mère de trois enfants, vient tout juste de déposer des œufs durs, quelques spécialités locales et un peu d’argent. « Quand ils donnent de la nourriture, pleurent avec toi, ça donne l’énergie de continuer », partage Nikolina, une étudiante de la faculté de philosophie. Une de ses enseignantes de français, Vanja Manić-Manić, passe de groupe en groupe autour du tribunal pour soutenir ses étudiants. Comme ses collègues et les doyens des facultés, elle est là depuis le début des blocages, malgré la réduction partielle de leur salaire.
Un mouvement sans leader
Les étudiants ont choisi un système de démocratie directe via des plénums et des assemblées générales. Dans toutes les facultés, chacun peut exprimer sa voix sur les sujets qui rythment le mouvement. Pendant que deux étudiants animent les débats, les mains se lèvent pour prendre la parole durant une minute trente. Sur les bancs de l’amphithéâtre, les mains sont secouées pour applaudir, les rires résonnent. Les discussions et votes sont ensuite partagés aux autres facultés et entre universités.
Cette dynamique a conduit à la plus grande manifestation de l’histoire moderne de la Serbie, le 15 mars dernier. Les étudiants de Belgrade ont voté son organisation, les autres universités leur accord. Après un appel à la population pour les rejoindre, entre 275 000 et 325 000 personnes ont finalement foulé les rues de la capitale.
Au sein des manifestations, des croix orthodoxes cohabitent avec des symboles antifas. « Afficher une idéologie risque de diviser. Sans, tout le monde peut intégrer le mouvement », analyse Zoran Vasiljević, un étudiant en médias et communications de Belgrade. Les étudiants disent « ne pas vouloir répéter les erreurs du passé ». Les manifestations des années 2000 avaient un but : faire tomber le dictateur Slobodan Milošević, le plus vite possible. Aujourd’hui, les étudiants souhaitent changer « le système » et ont plus de temps. Quitte à perdre une année universitaire, et plus, s’il le faut.
Chaque faculté a ainsi son propre fonctionnement. Les étudiants s’organisent en groupes de travail : communication, média, sécurité, donation. Chacun a sa tâche. Aucun n’a celle du leader : il n’y en a pas. Si le mouvement ne s’essouffle pas, c’est que chaque semaine est ponctuée de nouveaux incidents, tels des vagues, qui alimentent la colère : détention d’activistes, étudiants présentés comme des « terroristes » dans les médias pro-gouvernementaux, désinformation sur l’usage d’un canon à son contre une foule pacifiste…
Devant la gare de Novi Sad, des passants s’arrêtent quelques instants, le temps d’un signe de croix. Bougies et photos de visages souriants sont posées contre les barrières entourant le bâtiment, toujours fermé. Le 1er novembre 2024, à 11h52, l’auvent en béton de la gare s’effondre. Cette tragédie devient le point de départ d’un mouvement qui secoue la Serbie. Elle « est le miroir de la corruption qui gangrène ce pays », résume Teodora, une étudiante de l’université. Tous savaient où ils étaient à cet instant-clef. Tous partagent ces sentiments « surréalistes » et de « dépression ».
La gare des années soixante a été rénovée de 2021 à 2024 dans le cadre d’un projet de reconstruction confié à un conglomérat chinois, sans appel d’offres, pour un montant de 65 millions d’euros. Les étudiants ont exigé la publication de l’intégralité du contrat, une demande partiellement satisfaite par le gouvernement. Pour eux, cette opacité est la preuve que le pouvoir a détourné des millions d’euros. Mais quel que soit le montant, ce drame a fait déborder un vase déjà rempli des précédents ras-le-bol de la population face à la corruption.
Depuis l’effondrement de l’auvent, des blocages sont organisés dans tout le pays. « Korupcija ubija » — « La corruption tue », scandent les manifestants. À 11h52, ils se taisent. Ils envahissent les axes de circulation et se tiennent immobiles, silencieux, pendant seize minutes, en hommage aux seize victimes de l’effondrement. Durant l’un de ces moments de recueillement, le 22 novembre, des élèves de la Faculté des arts dramatiques de Belgrade sont agressés. En réaction, les étudiants bloquent les universités du pays. Ce mouvement n’est pas contre un responsable politique à proprement parler, mais contre tout un système qui réprime sa population. « Le président n’a pas seulement pris le pouvoir. Lui et son cercle privilégié ont confisqué tout l’appareil de l’État, dont les branches du pouvoir judiciaire, du législatif et de l’exécutif. On vit dans une autocratie qui a une façade de démocratie parlementaire », explique Igor Štiks, professeur en sciences à la Faculté des médias et des communications de Belgrade.
L’effondrement de l'auvent de la gare de Novi Sad, qui a fait 16 morts le 1er novembre, a marqué un point de non-retour. Depuis sept mois, les étudiants de tout le pays se mobilisent pour lutter contre l'injustice et la corruption.
Il apparaît comme une figure protectrice, capable d’apporter respect et stabilité. « Il projette l’image d’un père sévère, dont on a un peu peur », décrit l’autrice américaine.
Son modèle politique, Vučić le trouve en Russie : la création de faux partis politiques serait inspirée de Poutine. Lily Lynch observe aussi des ressemblances entre le président serbe et son homologue turc, Recep Tayyip Erdoğan : « Les deux tentent de maintenir des relations avec l’Union européenne et l’OTAN d’un côté, et la Russie et la Chine de l’autre. » Mi-avril 2025, le président serbe est reçu par Emmanuel Macron pour discuter de l'intégration européenne de la Serbie. Le 9 mai, il se rend à Moscou à l'occasion du 80e anniversaire de la victoire de la Seconde Guerre mondiale. « C’est comme s’il était en perpétuel mouvement », constate Sonja Avlijaš. La journaliste Milica Čubrilo précise que Vučić n’a pas vraiment de conviction en matière de politique étrangère, qu'il « calcule plutôt le bon moment pour dire ceci ou cela ». Il joue ainsi sur plusieurs tableaux, mais le rapprochement avec l’Union européenne patine tandis que les clins d'œil vers les régimes illibéraux ou autoritaires se multiplient.
Mélissa Le Roy
Élodie Niclass
Avec Isidora Cerić