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« Le gouvernement nous a oubliés pendant quatre ans, et maintenant, ils viennent tous ici… », commente amèrement Milica Maksimović devant le centre culturel alternatif Poligon. Depuis février, la salle polyvalente sert de QG pour la quinzaine de jeunes rentrés des blocus de leurs universités à Belgrade et Novi Sad. « On est revenus organiser notre première manifestation à Kosjeric, explique Milica, étudiante en journalisme. On voulait informer les habitants. » Sur l’écran de son portable, les images de marches à travers les villages, les discours au mégaphone et les collectes de fonds des « étudiants de Kosjeric » défilent. Les badges aux couleurs du mouvement s’alignent sur le bomber kaki de l’étudiante comme des médailles gagnées au combat. « On fait tout ça parce qu’on veut revenir s’installer ici un jour », affirme-t-elle. Elle voudrait être journaliste dans la région. Mais les médias locaux se résument à une station de radio et un groupe Facebook. Les jeunes manquent à l’appel pour reprendre les fermes, les commerces et les lieux culturels.

De nouveaux visages sur les listes électorales

L’approche des scrutins municipaux à Kosjeric et Zajecar, hasard du calendrier électoral serbe, a donné à la mobilisation étudiante une autre tournure. Les plenums d’étudiants dans les universités ont voté le soutien – et ainsi une politisation inédite – de leur mouvement aux listes d’oppositions. Conditions à cet appui : l’union de l’opposition et la création d’une liste commune apartisane. Dans la ville minière de Zajecar, de l’autre côté du pays et cinq fois plus peuplée que la municipalité de Kosjeric et ses 10 000 électeurs, l’initiative s’est heurtée au refus des partis politiques. Mais à Kosjeric, le boycott des élections par l’un des principaux partis d’opposition à Vučić a laissé la voie libre à Milica et ses camarades pour valider une liste largement composée de citoyens, jamais ou peu engagés en politique auparavant, et sélectionnés pour « leur intégrité et leur niveau d’études ». Les étudiants ont finalement placé deux candidates sur la liste Unis pour Kosjeric : Tijana Marić et la prétendante à la mairie, Slavica Pantović.

« C'est elle qui est venue me chercher, c'est à cause d'elle que je suis là », plaisante Tijana Marić en pointant son interlocutrice d’un doigt faussement accusateur. Cette meunière salue les efforts de Milica, l’étudiante assise en face d’elle, pour l’inscrire sur la liste d’opposition des prochaines élections municipales de Kosjeric. Les vibrations de leur portable les interrompent. Des militants du Parti progressiste serbe (SNS) au pouvoir s’en seraient pris physiquement à un journaliste qui couvrait la visite de l'ancien Premier ministre, à quelques kilomètres de là. « Voilà, c'est ça. C'est le SNS. Ce sont les problèmes, la violence », lâche Tijana d'une voix blanche en raccrochant.

« Le gouvernement nous a oubliés pendant quatre ans »

Il fait bon vivre à Kosjeric en temps normal, assure la jeune mère de 36 ans au volant de sa Peugeot 206. Épuisée par dix ans de métro-boulot-dodo dans la capitale serbe, l'ancienne professeure de français a repris il y a quatre ans le moulin familial dans les hauteurs du village. Depuis les montagnes du lieu-dit de Seca Reka, elle chérit la convivialité et le quotidien paisible de sa terre natale. Mais depuis fin avril et la demande d'élections législatives anticipées par les étudiants face à l’inaction de leur gouvernement, la localité de 4 000 habitants et les 26 villages qui lui sont rattachés sont devenus l'épicentre d'une campagne électorale d’envergure nationale. La veille, la vice-Première ministre du pays et ministre de l'Économie Adrijana Mesarović s’était rendue dans plusieurs entreprises de la municipalité. La semaine précédente, le ministre de l'Agriculture était allé à la rencontre des cultivateurs de la vallée, connue pour sa production de framboises. Cette commune de l’ouest de la Serbie est pourtant un bastion du SNS. Le parti du président Aleksandar Vučić est à la tête de la mairie depuis 2017 et a remporté trois quarts des sièges du conseil municipal en 2021. Après six mois de manifestations contre le régime en place, la campagne électorale fait office de laboratoire pour le pays.

Deux scrutins municipaux se tiennent début juin dans deux communes du pays. Déterminés à empêcher la victoire du SNS, le parti présidentiel, les étudiants passent à l'offensive dans les urnes. Visite à Kosjeric, un village qui tente de transformer les mobilisations.

La destruction des bâtiments historiques pour les remplacer par des espaces commerciaux et privés, sans l’aval des habitants pourtant attachés à la mémoire de Belgrade, est aussi contestée ailleurs dans la capitale. L’exemple le plus frappant concerne le Generalstab (ancien siège de l’état-major), bombardé par l’Otan en 1999, qui pourrait bien devenir un hôtel Trump. L’année dernière, la Serbie a en effet signé un accord avec Jared Kushner, le gendre du président américain, pour lui céder ce terrain en plein centre-ville alors même que les bâtiments avaient été classés « biens culturels » protégés.

À quelques pas de ce symbole historique, une dizaine d’habitants protestent également rue Kneza Miloša contre le projet de construction adjacent à leurs appartements et à la maison de Nikola Nestorović, un célèbre architecte serbe. Vladimir Stojanović, qui habite ici, est déterminé à protester jusqu’à obtenir une réponse des institutions. « Ils veulent construire leur projet à un mètre de notre bâtiment mais légalement c’est impossible. Ils ont démoli si près des habitations que le grappin de l’engin de chantier tapait contre la ventilation de notre mur », décrit-il. Un bulldozer est toujours posté dans la cour intérieure du voisinage, devenue par ailleurs un immense tas de gravats où seuls les chats s’aventurent encore.

L’organisation Belgrade Waterfront, le ministère de la construction, des transports et des infrastructures ainsi que l’urbaniste en chef de la ville de Belgrade, Marko Stojčić n’ont pas répondu à nos demandes d’entretien.

Mélissa Le Roy

Élodie Niclass

En 2004, en réalisant des forages d’exploration dans la vallée, la multinationale Rio Tinto y découvre du bore mais aussi du lithium, des éléments stratégiques et essentiels à la métallurgie et dans la construction de voitures électriques. Des minerais convoités par l’Union européenne et notamment l’Allemagne pour sa transition écologique et qui lui permettrait de s’extraire de sa dépendance à la Chine.

En 2020, des habitants et agriculteurs de la vallée se sont rassemblés pour protester contre le projet autour du collectif « Ne Damo Jadar » (Nous ne donnerons pas Jadar) porté par l’éleveur bovin Zlatko Kokanović. « Selon les sondages, environ 63 % des citoyens serbes sont contre l’exploitation du lithium à Jadar. C’est devenu l’un des sujets les plus sensibles du pays », estime l’agriculteur dont le visage est devenu très populaire en Serbie. En tout, 22 villages seraient touchés, et devraient vendre leurs terres à la multinationale selon Marš sa Drina, une ONG qui conteste le projet. Face aux manifestations, les forages ont été stoppés un temps en 2022. Mais en juin 2024, le gouvernement du président Vučić a relancé la question du projet de mine de lithium - sans pour l’instant relancer les forages. 

La famille Filipović craint que la pollution des eaux de la rivière Jadar par la mine affecte ses 35 vaches laitières et pollue ses cultures de tomates et de poivrons. « Ce projet serait une catastrophe pour nous. L’agriculture et la mine ne peuvent pas coexister », estime Dragan Filipović, ferme. Selon l’agriculteur, Rio Tinto avait prévu de déverser les déchets miniers à proximité de ses terres, dans son village Cikote. La perspective d’une décharge à proximité ferait également disparaître toute possibilité de vendre la ferme à un prix décent.

Village fantôme 

À quelques encablures de l’exploitation des Filipović, une cinquantaine de maisons abandonnées sans toit ni fenêtre plongent la campagne jadarite dans une atmosphère de thriller. Ces carcasses témoignent du départ de familles qui ont vendu leur terre à Rio Tinto. « Je ne peux pas leur en vouloir, souffle Filip, le fils de Dragan et Sladjana Filipović, en passant devant en voiture. La société a fait pression en disant que le gouvernement allait exproprier leur maison. »

Étudiant en médecine à Belgrade, Filip revient souvent chez ses parents, où il milite activement contre le projet de mine de lithium. « Il n’y a rien à voir ici », lâche-t-il. Virage à droite. Déjà apparaissent les panneaux Ne damo Jadar, juste avant d’arriver au siège de l’association : une grande cabane en bois, érigée au beau milieu de ce qui devrait devenir la future mine. « C’est nous qui l’avons construit, explique fièrement Filip. C’est fou ce que l’on peut faire quand on est ensemble ». Il arrête la voiture. « C’est chez moi. »

Fanny Lardillier

Adèle Pétret

avec Andjela Djurić et Iva Pavlović

 

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À Gornje Nedeljice, une cinquantaine de maisons ont été cédées par leurs habitants à la compagnie Rio Tinto.  © Adèle Pétret

« Ils ont voulu faire fuir les gens »

« De toute façon ici, soit les gens travaillent dans les mines et soutiennent le projet, soit ils sont partis chercher du travail à l’étranger et sont contre », résume Pape Rade qui se partage entre l’agriculture et le secteur minier. Si le projet venait à polluer l’eau, il s’y opposerait. Mais pour l'instant, il espère surtout que cela amènera des jeunes dans la région. Le septuagénaire grimace en pointant du doigt l’école primaire en face : « Il n’y a plus que deux élèves en classe de CP. »

Dražen Pankalujić est professeur d’anglais dans cette école qui compte en tout 60 élèves, contre 300 dans les années 1990. Membre actif des Gardiens d’Homolje, il dénonce une « stratégie de dépopulation » de la part du gouvernement. « Ils ont voulu faire fuir les gens pour qu’ils ne puissent pas s’opposer ». La plupart de ses amis travaillant pour DPM, il est un des rares du village à s’opposer au projet. Pour lui, la région pourrait plutôt miser sur le tourisme en profitant des chutes thermales. « Si nous construisons des thermes et des spas, nous pourrions employer plus de 200 personnes. » Bien plus que les 50 personnes employées par DPM à Laznica. Convaincu qu’il ne pourra pas agir seul, Dražen Pankalujić dit être contraint d'attendre les étudiants.

Et c’est justement ce qu’il fait, ce mardi 20 mai, assis sur un banc en plein soleil. Les diverses associations locales ont profité des futures élections locales de Zaječar à 80 km de là pour organiser une marche soutenue par les étudiants entre les villes concernées par les projets miniers.

Point de départ : Petrovac na Mlavi. Mladen Ilić, 25 ans, l’un des plus jeunes membres des Gardiens d’Homolje, est particulièrement investi dans l’organisation de la venue des étudiants. « Si l'eau devient empoisonnée, on devra tous partir. Notre but avec cette marche est aussi de sensibiliser et de parler aux populations locales. » Au-delà des habitants de la vallée, il pense que la vie de plusieurs millions d’habitants est menacée. « Il y a un grand danger car la rivière Mlava offre de l’eau à plusieurs millions de personnes. La Serbie est crucifiée de Laznica à Loznica. Ce serait le même cimetière avec la rivière Jadar à l’ouest qui abreuve énormément de personnes. » 

Dans la vallée du Jadar, les racines contre les mines

À Loznica, tout à l’ouest du pays, les populations locales ont réussi à faire suspendre le projet de mine de lithium porté par la société anglo-australienne Rio Tinto depuis 2004. Dans cette vallée, toutes les générations sont en lutte pour empêcher un énième géant de polluer leurs terres.

Dans leur ferme, nichée entre deux collines verdoyantes de Cikote, à 15 kilomètres de Loznica, trois générations de la famille Filipović cohabitent. À en croire l’arbre généalogique accroché dans le salon, la famille est installée depuis près de deux cents ans dans la région. Les grands-parents vivent dans une maison adjacente à celle du couple d’éleveurs bovins que forment Dragan et Sladjana Filipović. « Comment peut-on se sentir, à 50 ans, en sachant que l’on va perdre tout ce que nous avons construit ? », s’emporte, Sladjana en déposant les tasses de café serbe sur la table du jardin. Selon elle, la présence ancestrale de sa famille sur ces terres est remise en question par le projet de mine de lithium.

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Le projet de mine d'or de Dundee Precious Metal se situerait entre les mines historiques de Bor et Majdanpek.  © Adèle Pétret

La vallée de Homolje, ce chauffeur de taxi la connaît par cœur. Elle se dessine tout autour de sa rivière, la Mlava, qui serpente entre les forêts épaisses, les cavernes profondes dans lesquelles dorment les secrets des vilas (des fées slaves). Entre ses frênes et ses chênes, certains y auraient même aperçu le lynx, grand seigneur des forêts en voie d’extinction. En tout, 320 espèces seraient présentes dans cette vallée, dont 57 protégées par la convention de Bern, relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l'Europe. Le lézard vert, le sonneur à ventre jaune ou encore l’écureuil roux seraient mis en danger par la mine. 

Utilisation de cyanure 

Les trois mines à ciel ouvert prévues par la société DPM devraient s’étendre sur 292 m2, à 5 km du parc national Kučaj-Beljanica au sud. Les habitants et associations ont adressé une plainte au Conseil de l’Europe en 2022 dans laquelle ils s’inquiètent du fait que « la mine mettrait gravement en danger l’écosystème ».  Ils pointent notamment les impacts négatifs de la déforestation à grande échelle, la contamination des eaux, le pompage des nappes phréatiques, mais aussi l’utilisation potentielle de cyanure, extrêmement nocif pour l’environnement. 

Dans leur lettre au Conseil de l'Europe, les habitants locaux alertent sur une technique qui consiste à asperger le minerai avec ce poison violent pour en extraire l’or. Selon les plaignants, « il existe un risque d’infiltration de cyanure dans les nappes phréatiques et de contamination des aquifères, ainsi que des ruisseaux et rivières connectés. »

Une crainte qui avait amené la population à se mobiliser en 2021. La précédente ministre des Mines et de l’énergie Zorana Mihajlović avait rejeté toute utilisation du cyanure sans pour autant que la multinationale canadienne ne confirme cette déclaration. Contactée, l’entreprise précise qu’elle est « engagée dans une démarche d’exploitation durable et responsable, dans le respect total de la communauté locale, de l’environnement et de l’État de droit. »

Mais à Laznica où seuls les gargouillis de la rivière Mlava viennent interrompre la quiétude de ce village vieillissant, le danger semble encore lointain. Les allées venues entre les deux supérettes du bourg donnent l’illusion d’une animation. Lorsqu’on lui demande ce qu’il pense de ces projets en cours, un des clients lance, railleur : « Moi, je ne crois qu’en Jésus Christ, et il est mort il y a plus de 2000 ans. » De l’autre côté, deux anciens du village assis sur un banc, bières à leurs pieds, éclatent de rire. « On a besoin de l’industrie si on veut évoluer. Tout ça signifie plus d’argent », balaye Voja Čonovici, retraité de 70 ans qui a travaillé toute sa vie dans la mine de cuivre de Majdanpek. 

Dans ce village au taux de pauvreté élevé, il n’est pas le seul à dépendre de l’industrie minière. La plupart sont employés dans cette même mine par la société chinoise Zijin Mining Group qui la détient à 63 % - le reste appartient au gouvernement. Et lorsqu’ils ne travaillent pas dans la mine voisine où dans l’exploration minière, ils ont aussi œuvré dans la mine de cuivre de Bor, une des plus grandes d’Europe. Là-bas, il est trop tard pour revenir en arrière. « Tout le monde meurt du cancer, et il y a dix ans de moins d’espérance de vie », explique un habitant de Laznica, qui a sollicité l’anonymat à cause des pressions politiques qu’il subit de la part des représentants locaux du gouvernement.

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Milica, sa sœur Marija, Iva, Filip et Milan se réunissent avec les autres étudiants chaque semaine au centre culturel Poligon pour discuter de leurs prochaines actions. © Lucie Campoy

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