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Chaque année à la mi-mai, Sighetu Marmației accueille le pélerinage des gréco-catholiques de Roumanie. © Grégoire Cherubini

La fermeture des exploitations aspire les forces vives de ces anciens fleurons du charbon. « Le manque d’emplois est un vrai problème, de nombreuses personnes ont quitté le territoire », souligne Felicia Andrioni, professeure en sciences humaines à l’université de Petroşani. Uricani est la dernière ville tout au bout de la vallée. Celle que les habitants décrivent comme « la plus pauvre ». La mine a cessé son activité en 2017, avec son lot de conséquences. Au parc, une femme de la cinquantaine d’années, gilet bleu ciel, est assise sur un banc avec sa fille. Elle surveille ses petits-enfants qui s’amusent sur les structures de jeux. Cette femme a travaillé à la mine d’Uricani, sur la bande de tri du charbon. « Si la mine était encore ouverte, je ne serais pas ici à vous parler, je serais en train de travailler. » Elle s’inquiète des rares perspectives d’emplois dans la vallée : « J’ai trois filles. Une d’entre elles est partie vivre en Autriche avec sa famille. À part être vendeur dans les petits magasins, il n’y a pas de futur pour les enfants ici. Sinon il faut partir. »

Séverine Floch

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Mihai Blaga, 82 ans, souffre d'une silicose après avoir travaillé à la mine de Lupeni pendant 27 ans. © Séverine Floch

« Fais ce que te disent les prêtres, pas ce qu’ils font »

Mais l’écart le plus grand, aux yeux de la cinquantaine de jeunes interrogés, est celui entre les discours d’humilité prêchés et les scandales qui ont éclaboussé l’institution ces dernières années. « En Roumanie, il y a une trop grosse contradiction entre les valeurs orthodoxes défendues par les prêtres et l’opulence qu’ils affichent. Les affaires de corruption récentes ont fait office de repoussoir. Ils ne sont plus des exemples pour nous, » regrette Pavel, 22 ans. Parmi ces affaires sensibles, la construction de la cathédrale du Salut de la Nation à Bucarest, en chantier depuis dix ans, cristallise la défiance. Financée à 70 % par des fonds publics, elle a déjà englouti plus de 100 millions d’euros et le coût final pourrait dépasser les 400 millions selon des ONG. Le média d’investigation roumain Recorder a publié en octobre une enquête que beaucoup de jeunes Roumains ont vue. Le documentaire expose les montages financiers organisés par les proches du patriarche Daniel pour récolter l’équivalent de 260 millions d’euros d’argent public accordés à l’Église depuis le début de son mandat en 2007. Parmi les manœuvres, on trouve des surfacturations de services de rénovation des édifices religieux, pour renflouer les caisses et les poches. Un dicton roumain existe à ce sujet : « Fais ce que te disent les prêtres, pas ce qu’ils font. »

Malgré la défiance, la quête de spiritualité ne faiblit manifestement pas. « Avec la pandémie, les crises en Roumanie et dans le monde, nous en avons besoin », explique Andrea, 27 ans, qui est retournée prier à l’église après une période de doute. Sur le parvis de la cathédrale de la Dormition-de-la-Mère-de-Dieu, Ovidiu a fini de se recueillir. Il reviendra. Un besoin ravivé par les affres de la modernité : « La religiosité est moins importante dans le monde d’aujourd’hui. C’est peut être aussi ça qui fait qu’il y a autant de problèmes de santé mentale. Ici, je parviens à trouver la paix intérieure, loin des médias, des réseaux sociaux et du stress du quotidien », résume-t-il, avant de retourner à ses obligations lycéennes.

Rafaël Andraud et Emma Barraux

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Andrei Pușoiu et Daniel Ciobanu, PDG de Cyber Threat Defense. © Laure Solé

Plus loin dans la vallée, à Lupeni, l’artère principale, bordée de pharmacies et de fripes, est surveillée par une grande cheminée de briques rouges. Les balcons des immeubles ne semblent plus tenir à grand-chose. Devant la boucherie La Provincia et un magasin de vêtements de seconde main, un homme, assis sur un petit siège de camping, vend de l’ail des ours aux passants. « Tout le monde est très pauvre ici. La pension ne suffit pas. Les gens sont obligés d’aller dans la forêt chercher des fruits ou de l’ail des ours et de les vendre pour vivre. Je reçois 263 euros par mois, ce n’est pas assez », confie Joan Soprani. Il a travaillé à la mine de Lupeni de 1983 à 2001. Une autre époque, désormais révolue : « Quand la production était bonne, les mineurs étaient payés davantage, ils se retrouvaient pour boire de la țuică [liqueur roumaine, NDLR] ou une bière », regrette-t-il. L’avenir, il n’en attend plus rien. « Je suis désolé, si vous étiez ma petite-fille vous ne pourriez pas avoir une belle vie, je ne pourrais pas vous aider… », s’excuse le sexagénaire, les larmes aux yeux, la voix tremblante.

« Pas de futur pour les enfants »

Quelques mètres plus loin, Mihai Blaga, 82 ans, chapeau de paille sur la tête et la peau du visage marquée de taches, est tout aussi morose. Il a travaillé à la mine de Lupeni, « la plus grande du secteur », comme chef de brigade pendant 27 ans jusqu’en 1993. Ses yeux se voilent à l’évocation de ce passé. Mihai Blaga parle lentement. « On est beaucoup à avoir des problèmes pulmonaires à cause de la mine. Je dois faire des inhalations contre la silicose. Je me fatigue très vite, mes poumons sont très affectés », confie l’ancien mineur. Hommes et femmes sont tous touchés par l’activité minière d’hier. Peu de femmes acceptent d’en parler, et détournent le regard à l’évocation des mines.

L’écart est trop grand aussi pour ceux qui ne correspondent pas aux normes et aux valeurs promues par l'Église. Maria, étudiante de 19 ans, porte une croix à chaque oreille, mais elle ne se reconnaît pas dans la communauté qui assiste à la messe et préfère prier chez elle. « Je sens qu’ils me jugent et qu’ils ne m’acceptent pas comme je suis. Par exemple, je défends des idées pro-LGBT+ et les discours des prêtres sont parfois homophobes ou racistes », s'indigne-t-elle. Membre de la communauté queer, Adrian*, 22 ans, a décidé de se libérer de la religion mais croit toujours en « une entité supérieure ». Il ne peut pas adhérer à une institution qui le rejette. « Je ne pense pas que nous ayons des droits humains basiques en Roumanie, à cause du fond religieux très lourd qui nous entoure », se désole-t-il. « L’Église ne pourra jamais accepter l’homosexualité en accord avec les valeurs de l’évangile », tranche le théologien et prêtre Paul Siladi, 40 ans, derrière l’un des bureaux en bois sombre du Séminaire théologique orthodoxe de Cluj.

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Remus Munteanu, PDG de Risktronics, qui déambule dans l'église qu'il rénove à ses frais. © Laure Solé

Parmi eux, un jeune se balade dans les allées de l’ancienne prison avec un tote bag du Petit Prince. Argair Ennio, 20 ans, est étudiant en théologie orthodoxe à Bucarest, de passage quelques jours à Sighetu Marmației notamment pour découvrir le Mémorial. Pour lui, les jeunes nostalgiques le sont car « ils n’aiment pas comment les mentalités évoluent ». En opposition à l’Occident, ils se réfugieraient donc dans un passé fantasmé, aux frontières fermées. À l’inverse de lui qui se dit « progressiste ». « Je suis pro-droits LGBT+, je crois au multiculturalisme, à la diversité, au droit à vivre dans la dignité. » Comme toute une génération, Ennio n’a pas connu l’époque communiste. Mais à travers « l'urbanisme des villes » et « les mentalités », il affirme ressentir un lourd héritage.

Grégoire Cherubini

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Joan Soprani, 66 ans, a travaillé pendant 18 ans à la mine. Désormais à la retraite, sa pension ne lui suffit pas. Il vend de l'ail des ours le long de l'artère principale de Lupeni pour survivre. © Séverine Floch

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