Sighetu Marmației n’est pas seulement un sas vers l'Ouest. Certains Ukrainiens hautement qualifiés préfèrent attendre là plutôt que d'exercer un travail sous-qualifié. C’est le cas de Svitlana Spektor, journaliste et mère de deux enfants. « Je n’ai pas cherché du côté de la garde d’enfants ou de l’usine. Pour moi ce serait synonyme de déclassement social car j’ai fait de longues études », soupire-t-elle. Pour l’instant, elle vit de ses économies, d’une collecte de fonds organisée par un bénévole et d’une aide financière de la Croix-Rouge. La journaliste, pour qui il est « impensable de faire un job sous-qualifié », espère trouver des opportunités dans le journalisme. Dès que la situation le permettra, elle souhaite rentrer dans son pays. Et de conclure en anglais : « There is no place like home », tout en sanglotant.
Cluj-Napoca, une ville de transit ou ville-refuge
À 130 kilomètres, Cluj-Napoca est une ville de transit pour les Ukrainiens. Tous les trains venant de la frontière s’y arrêtent. Quand Evhen, 29 ans, est descendu du train en provenance de Iași, il a été accueilli par les bénévoles du centre d’accueil de la gare. La famille de cet informaticien travaillant dans une boîte américaine l’attend en Finlande. « Pas de panique. Je gagne assez pour que toute ma famille se porte bien », rigole-t-il.
Tous n’ont pas le luxe de choisir leur nouveau travail. Après sept ans en tant que comptable à Odessa, Lesia, 31 ans, se sent « très mal depuis [qu’elle est] devenue femme de ménage à Cluj ». « Je gagne deux fois moins par rapport à ce que je gagnais en Ukraine », se lamente-t-elle. Zlata, 43 ans, était technicienne de laboratoire dans le secteur minier en Ukraine. Elle était payée 1,45 € de l’heure. Arrivée à Cluj le 16 mars, elle garde des enfants trois jours par semaine et fait des ménages les deux autres jours. Elle travaille environ quatre heures par jour pour 3 € de l’heure. « En Roumanie, le salaire est un peu plus élevé, mais le coût de la vie aussi. En Ukraine, je payais une coupe de cheveux 4,80 €, ici c’est 22 € », illustre-t-elle. Si Zlata travaille, c’est par nécessité. « J’ai quitté l’Ukraine seulement avec des vêtements d’hiver. Maintenant, mon fils de 18 ans et moi avons besoin de vêtements d’été », confie la mère de famille en espérant un retour rapide dans son pays natal.
Camille Bluteau
Sonja Grecu parle de sa vie à Vienne (Autriche) avec enthousiasme. Elle y vit depuis près de dix ans. Cette ville s’est imposée comme une évidence : elle appartient à la minorité allemande et sa cousine lui sert de point d'ancrage dans la capitale autrichienne.
Sonja fait partie des milliers de jeunes qui quittent la Roumanie pour étudier ou travailler. En 2020, environ 86 000 Roumains âgés de 15 à 29 ans ont émigré. Selon l'Institut national de la statistique, ce sont 10 000 de plus qu’en 2015.
C’est à 18 ans, son baccalauréat dans la poche, que Sonja est partie. Au départ, elle ne voulait rester que trois ans mais « d'un seul coup, j’ai pu faire ce que je voulais », se souvient-elle. À commencer par des choses simples, comme choisir sa nourriture : « À la maison, mes parents décidaient quand et ce que nous mangions, explique Sonja au téléphone. Ici, ce n'est pas un problème si je vais une fois au McDonald’s. »
« Ne plus vivre comme au Moyen Âge »
Sonja a grandi à Sibiu, une ville importante pour la minorité allemande et située au cœur de la Roumanie. Vienne lui a ouvert les yeux sur beaucoup de choses. Notamment en ce qui concerne les libertés individuelles et la tolérance. En 2019, lorsqu'elle a visité la Roumanie avec son colocataire autrichien et meilleur ami, gay, elle a pris conscience de l'état d'esprit parfois rétrograde dans son pays d’origine. « À la Pride à Bucarest, on a croisé le chemin de personnes âgées qui priaient à haute voix contre l’homosexualité. C'est comme si nous vivions au Moyen Âge », décrit-elle furieuse.
Néanmoins, Sonja n'exclut pas complètement un retour. Elle a terminé ses études en début d’année et cherche maintenant du travail dans le domaine de la formation en ligne. « Je sais dans mon cœur que je reviendrai un jour en Roumanie, peut-être quand j'aurai des enfants », raconte-t-elle. La jeune femme souhaite que ses enfants grandissent aussi avec la culture roumaine.
Pour les parents à Sibiu, ce n'était pas facile au début de laisser partir leur fille. Christian, le père de Sonja, confie : « Aujourd'hui, je comprends mieux pourquoi elle est restée là-bas. Maintenant, elle est plus indépendante et confiante. Elle a pris le bon chemin. » En couple et satisfait de son travail à Cluj, le frère de Sonja, lui, ne compte pas suivre les traces de sa sœur.
Ne jamais arriver à s'acclimater
Mihai Miclăuș était déterminé à partir à l'étranger dès la fin du lycée : « Je n'avais pas de bonnes relations avec mes parents et je ne voulais pas rester coincé à Cluj. Je voulais partir pour expérimenter quelque chose de complètement différent », explique-t-il assis sur un banc dans le parc Cetăţuia où il a vécu de beaux moments adolescents, sans la surveillance des adultes.
En 2016, après un voyage à Londres où vit sa sœur, Mihai décide de s’y installer pour étudier l'informatique. Mais il ne s’est jamais senti chez lui. « Les gens étaient froids, trop concentrés sur l'argent et la carrière. Et même si j'avais des amis, je ne pouvais pas, pour des raisons financières, sortir tous les soirs avec eux et faire ce qui me plaisait : la vie était trop chère, raconte l’homme de 24 ans aux longs cheveux bruns bouclés.
Aujourd'hui, Mihai travaille depuis trois ans à Cluj et ne prévoit pas de quitter le pays dans un avenir proche. « Je ne regrette pas d'être allé en Grande-Bretagne, car cela m'a montré ce qui était possible en dehors de la Roumanie, mais ici, j'ai un environnement familier, plus d'amis, ma famille dont je suis désormais plus proche et de meilleures opportunités de travail », veut-il croire.
Alina Metz
Des associations comme Caritas aident ceux qui veulent trouver un travail. « J’ai accompagné des réfugiés aux entretiens d’embauche. C’était important pour moi d’être là pour les épauler », souligne Ioan, coordinateur de l’association à Sighetu Marmației. Trois des personnes qu’il a aidées ont été embauchées dans un hôtel de la ville. Ioan donne également quelques cours d’anglais et de roumain : « Ça leur permet d’avoir des bases et de s’intégrer plus rapidement. Leur chance d'obtenir un travail est multipliée. »
Plus de 4 000 offres d’emploi dans le pays
Avec un taux de chômage de 6 % et alors que la Roumanie fait face à une pénurie de main-d'œuvre, le gouvernement, tout en aidant les réfugiés, a simplifié les formalités d’embauche pour les Ukrainiens. Le 8 mars 2022, l’État a mis en place une ordonnance d’urgence qui « permet aux employeurs roumains d’embaucher, sans permis de travail, des Ukrainiens entrés légalement en Roumanie », explique Mihaela Nitu, avocate spécialisée en droit du travail à Bucarest.
À l’échelle du pays, plus de 4 000 offres d’emploi sont vacantes et ouvertes aux Ukrainiens, selon l’agence nationale d’intérim, Anofm. Des millions de Roumains étant partis travailler en Europe de l’Ouest, les entreprises espèrent recruter une main-d'œuvre moins exigeante. L’entreprise d’assemblage médical Millennium Utility, située à Sighetu Marmației, cherche des Ukrainiens. Alors que le salaire moyen en Roumanie est de 722 € net, l'entreprise offre 500 € par mois. « Ce salaire n'attire pas les Roumains », concède Florina Cornestan, chargée des ressources humaines qui « espère que les Ukrainiens seront plus intéressés » car le revenu moyen est tout de même trois fois plus élevé qu’en Ukraine. Mais pour l’instant, elle n’a reçu aucune candidature. Même son de cloche à l'hôtel Buti, dans le centre-ville. La gérante, Hajdu Kinga, a mis une annonce dans la grande tente blanche au poste frontière. Sans succès. « Ils ne viennent pas car ils vont travailler en Allemagne, là où les salaires sont plus élevés », peste-t-elle. Depuis le début de la guerre, seulement onze Ukrainiens se sont inscrits à l’agence d’intérim de Sighetu Marmației. « Cette frontière est seulement un point de passage. Les réfugiés passent leur chemin », explique Carmen Petrus, conseillère emploi à Anofm.
Une importance qui se remarque au quotidien à Cluj : des chapelets accrochés aux rétroviseurs aux signes de croix effectués dans le bus à chaque passage devant une église. Sans compter la foule qui s’agglutine de l’intérieur à la sortie des dizaines d’édifices orthodoxes lors des messes dominicales.
Qui la voit se tortiller sur son banc, le dos voûté, la mâchoire serrée, a l’impression d’assister au cruel spectacle d’un poisson hors de l’eau : à l’ombre du centre culturel de Puiești où elle attend son tour, Stefania, 21 ans, tantôt se lève puis se rassoit, plante ses coudes dans ses genoux, ou croise les bras. « Ça fait six mois qu’elle a très mal au niveau de sa poitrine, souffle sa maman. La faute à des nodules, apparemment… On a très peur que ça soit un cancer. Si c’est ça, je ne sais pas trop ce qu’on fera. » Et de trancher, les doigts dressés vers le ciel : « À la fin, de toute façon, c’est Lui qui décidera. »
Si mère et fille ont parcouru le chemin en carriole jusqu’au centre culturel ce matin-là, c’est pour que cette dernière voie un médecin… quasiment le premier depuis qu’elle a vu le jour. « C’est malheureusement comme ça que ça fonctionne ici, explique Alexandra Stelian, médecin généraliste. Demandez à tous ceux qui sont là : la plupart d’entre eux ne sauront pas vous dire à quand remonte leur dernière visite chez le toubib. »
Faute de moyens, un renoncement aux soins
Depuis deux ans, cette salariée du premier opérateur médical privé de Roumanie, MedLife, sillonne une fois par mois les régions les plus pauvres du pays à bord d’une caravane flanquée du logo de son employeur. L’initiative, financée par le géant médical roumain et les dons philanthropiques, vise à prodiguer les soins de base à une population totalement coupée du système de santé. Le tout, sans financement de la part de l’État, qui peine à trouver une solution adaptée pour endiguer le fléau.
À Puiești, localité rurale située à moins de 100 km de la République de Moldavie, dans l’est du pays, la plupart des gens vivent grâce à la récolte de leurs cultures, sans revenus fixes. À l’instar de 20 % des Roumains, peu d’habitants de ce coin reculé des Balkans bénéficient d’une assurance-maladie, pré-requis pourtant essentiel pour consulter gratuitement un médecin. « La dernière fois que j’ai été chez le docteur, c’était pour l’appendicite. J’avais 13 ans », se souvient Octavian, 74 ans aujourd’hui. C’est parce qu’il ressentait une brûlure au niveau de l’estomac, « comme du feu » qu’il a pu s’inscrire en priorité sur la liste des patients vus ce jour-là par le Dr Stelian. « Ici, les gens attendent le plus souvent de se retrouver dans une situation d’urgence pour appeler le médecin, explique Mariana, médiatrice sanitaire employée par la mairie. Passé un certain âge, certains ne prennent même plus la peine de prendre le téléphone pour appeler les urgences : à la place, ils attendent seuls chez eux que la mort vienne les prendre. »
En Moldavie roumaine, faute d’assurance-maladie ou de moyen de transport adapté, nombreux sont les habitants des campagnes à ne plus se faire soigner. Une situation critique, aggravée par l’exode des derniers médecins de campagne vers les grandes villes.