Le gouvernement ouvre les vannes et pendant quelques heures, les habitants sont réapprovisionnés, pour le plus grand soulagement de Nassem Al-Bitar, une mère au foyer de 53 ans avec six enfants. Et quand on vit à huit avec 3 m³ d’eau par semaine – contre en moyenne 1 m³ par personne en France – pas de place au gaspillage.
Derrière le comptoir de sa boutique d’artisanat, Hossam Al-Afghani décroche une gravure. Les différents clichés retracent l’implantation des échoppes familiales sur plusieurs décennies. Du premier magasin à Jaffa (ville maintenant rattachée à Tel Aviv) en 1870 à la fuite en Jordanie en 1948 lors de la création d’Israël, la famille du commerçant a toujours vécu au rythme du conflit israélo-palestinien. Pourtant, celui qui a le « business dans le sang » relativise : « Le passé, c’est le passé, et de toute façon, je ne peux pas résoudre ce conflit. » À la tête d’un des huit magasins familiaux en Jordanie, il dit faire partie d’une génération qui « veut construire quelque chose de nouveau » en se distanciant de ses origines. « À la différence des autres qui se présentent d’abord comme Palestiniens, je ne veux pas me résumer à ça. » Hossam Al-Afghani est heureux dans son pays natal, et ne veut pas retourner dans une Palestine libérée et mythifiée où il devrait « tout recommencer à zéro ». Mais il n’est pas totalement indifférent à la guerre qui touche ses « frères » à Gaza. « J’ai l’impression de vivre moi aussi l’injustice qui les frappe. »
Jade Lacroix
Quel est votre meilleur souvenir durant toutes ces années à Al-Wehdat ?
Tous les matchs que nous avons gagnés et tous les trophées que nous avons fêtés. Bien sûr, avoir remporté le championnat cinq fois de suite, de 1994 à 1998, est une chose extrêmement difficile à réaliser. Sur le plan personnel, j’ai marqué trois années de suite contre Al-Faisaly [le grand rival d’Al-Wehdat soutenu par les Jordaniens natifs], qui est presque notre ennemi mortel. Cela constitue une belle fierté.
Comment l’équipe vit-elle avec la guerre à Gaza ?
La guerre a un impact énorme sur Al-Wehdat. Sans elle, il n’y aurait pas de boycott des fans [les supporters protestent contre l'interdiction d’afficher des signes de soutien à Gaza]. Avant la guerre, on pouvait avoir un millier de supporters juste à l’entraînement et le stade était plein à tous les matchs. Ne plus pouvoir compter sur eux est le gros regret de cette fin de saison.
Al-Hussein a remporté le titre, comment analysez-vous cette saison 2023-2024 ?
Nous sommes la meilleure équipe de Jordanie sur les vingt dernières années. Nous avons eu de nombreux succès. Davantage que dans toute l’histoire du club et que n’importe quelle autre équipe du championnat, y compris Al-Faisaly. Nous sommes actuellement dans une situation difficile. Nous terminons l’une des pires saisons de l’histoire récente du club. Mais même dans ce terrible exercice, nous avons remporté la supercoupe en août en battant Al-Faisaly. Nous les avons dominés trois fois en quatre confrontations cette saison, ce qui n’est vraiment pas si mal.
Comment gagner de nouveau le championnat la saison prochaine ?
Nous avons eu des difficultés en début de saison. Pas mal d’erreurs ont été commises en dehors du terrain. Nous allons essayer de résoudre ces problèmes. Nous devons, par exemple, remédier à nos petits soucis financiers. Comme le dit notre directeur sportif, Ziad Chalabayeh : « le sport de haut niveau, c’est l’argent. » Lorsque nous aurons retrouvé une certaine forme de stabilité financière, nous pourrons envisager de gagner des trophées.
Rafat Ali, entraîneur et star du club : « Avant la guerre à Gaza, le stade était toujours plein »
Club des Palestiniens de Jordanie, Al-Wehdat vit une saison difficile, entre le boycott de ses fans et des résultats en dents de scie. Une situation qui l’a contraint à faire appel aux services de Rafat Ali, légende du club, à la tête de l’équipe. Parti d’Al-Wehdat, club emblématique d’Amman, en 2014, après deux décennies passées comme milieu de terrain de l’équipe première, Rafat Ali est revenu au club en mars dernier avec la casquette d’entraîneur. Meilleur joueur de l’histoire des « Géants verts », l’ancien international jordanien (45 sélections, 13 buts), s’est confié. Il évoque son glorieux passé de joueur et les difficultés traversées par l’équipe phare des Palestiniens de Jordanie cette saison. Entretien.
Que représente Al-Wehdat dans votre vie ?
L’amour pour ce club a grandi avec moi. C’est une famille à laquelle j’appartiens depuis mon enfance. Al-Wehdat est un club vraiment particulier, même si beaucoup se revendiquent comme tel. La plupart de nos fans ont quitté la Palestine et se retrouvent dans la pauvreté en Jordanie. Nous essayons de donner du bonheur à ces personnes en situation de grande précarité dans leur vie quotidienne.
Vous avez porté les couleurs de l’équipe première pendant vingt-et-un ans, comment analysez-vous ce parcours ?
Je suis sans doute le joueur qui a été le plus titré, non seulement dans toute l’histoire du club d’Al-Wehdat [il a remporté dix fois le championnat national, NDLR], mais aussi dans celle du football jordanien. J’ai remporté tous les trophées possibles, à savoir le championnat, la coupe de Jordanie, la coupe de la ligue et la supercoupe. Ma plus grande fierté est d’avoir réussi tout cela pour les fans qui m’ont toujours donné tout leur amour. J’entretiens une relation spéciale avec eux. On s’est beaucoup apporté mutuellement.
Adolescent et mutilé dans un bombardement, son rêve est devenu « impossible »
Les reporters télé du Cuej sont les premiers journalistes étrangers que ce Gazaoui de 14 ans rencontre. C’est dans le hall d’un hôtel d’Amman qu’ils se retrouvent après avoir arrangé la visite avec l’oncle de l’ado. D’abord timide, Ali* finit par s’ouvrir et livrer un témoignage poignant. Il est l’un des rares à avoir été évacué de Gaza ces derniers mois pour être soigné en Jordanie. L’adolescent a perdu deux jambes et un bras dans un bombardement. « C’est grâce à Dieu que je suis là aujourd’hui », garantit le garçon, dont la bonne humeur contraste avec le récit. S’il a pu être soigné dans le royaume hachémite, c’est grâce à un appel relayé par sa cousine, très suivie sur Instagram, et qui est devenu viral. Ali rêvait de devenir ingénieur, mais imagine aujourd’hui ce destin « impossible » à cause de ses blessures. Les sessions avec un psychologue et les séances de kiné rythment désormais son quotidien, loin de sa mère soignée au Qatar. Terrassé par une guerre qui le dépasse, l’adolescent fan du Real Madrid et de jeux vidéo n’a qu’une seule volonté, retourner à Gaza, « sa maison ».
Anis Boukerna
Jade Lacroix
Juliette Nichols
Loïc Germain
*Le prénom a été modifié
Au port, le commerce au ralenti
Avec ses 25 kilomètres de côtes et ses onze terminaux, le port d’Aqaba est la porte d’entrée commerciale de la Jordanie. Or, en mer Rouge, les nombreuses attaques de navires par les rebelles houthistes du Yémen depuis le début de la guerre à Gaza perturbent le commerce maritime mondial et notamment le port d’Aqaba. De nombreuses grandes lignes maritimes mondiales ont été déroutées vers le cap de Bonne-Espérance (Afrique du Sud), à 6 000 kilomètres plus au sud. Les bateaux venant de la mer d’Arabie doivent à présent éviter la mer Rouge et ses deux passages stratégiques, le détroit de Bab Al-Mandab et le canal de Suez. Une situation qui augmente les délais et fait perdre de l’argent aux transporteurs maritimes.
Selon la compagnie gouvernementale des opérations et du management portuaire d’Aqaba, les bateaux prennent « au moins deux semaines de retard ». En témoigne la zone de déchargement vide en face du bâtiment d’administration de l’entreprise. Cette situation coûte cher : le prix des contrats passés avec les entreprises et les assurances des bateaux et des marchandises a considérablement augmenté. Ceci explique que le trafic maritime a diminué de 10 à 20 % à Aqaba. Pour le général manager, c’est le terminal de conteneurs (ACT) situé non loin, qui est le plus touché. Selon l’Association jordanienne de logistique (JLA), le port n’a déchargé que 87 708 conteneurs entre janvier et mars 2024, soit une baisse de plus de 20 % par rapport à l’année précédente. Même constat pour les exportations avec une baisse de 29 %.