Arrivé d’Égypte où l’eau est bien moins rare, le gardien a dû adapter ses gestes. Éponge à la main, il se contente par exemple d’un seau pour laver quatre voitures en hiver. Et six en été. Parfois, même le « jour de l’eau », les cuves ne sont pas réapprovisionnées. « En fin d’année dernière, il y a eu un acte de sabotage dans les conduits qui relient le sud du pays à la capitale », se souvient-il.
« Aqaba a tout ce qu’il faut : le soleil, la mer et le désert. La ville fait partie du triangle d’or avec le Wadi Rum et Petra. Notre objectif était qu’Aqaba devienne une plaque tournante mondiale », relate Fares Ajlouni, directeur du tourisme à l’Aseza. Cette vision est devenue réalité : la population d’Aqaba est passée de 88 000 habitants, au début du siècle, à plus de 240 000 aujourd’hui.
Un hôtel à moitié vide
En 2001, Aqaba a inauguré une zone économique spéciale pour « attirer des investisseurs et des touristes », indique-t-il. Pas de droits de douane, pas d’impôts sur le revenu pour les entreprises de transit et d’exportation, les exemptions fiscales et douanières sont nombreuses. Depuis cette création, le volume total des investissements s’élève à environ 26 milliards de JOD (34 milliards d’euros), principalement pour des projets touristiques et d’infrastructures.
Nassim Al-Laham, 60 ans, restaurateur dans un camp de réfugiés : « Je n’oublierai pas ma terre et ma patrie »
Au fond de son restaurant, Nassim Al-Laham gère ses affaires. Il n’avait que 3 ans en 1967, lorsqu’il s’est installé avec sa famille dans le camp de réfugiés de Jabal Al-Hussein. « La Jordanie est comme l’étreinte chaleureuse d’une mère sur ses enfants », poétise-t-il pour décrire la proximité entre Jordaniens et Palestiniens. Un Coran trône sur son bureau, signe de sa dévotion à Dieu et à la Palestine. « Je n’oublierai pas ma terre et ma patrie, le paradis de Dieu sur Terre. » Si Nassim, avec sa barbe passée à la tondeuse et son polo à manches courtes, n’a pas l’allure d’un prêcheur radical, il porte un discours guerrier à l’égard d’Israël. Son opinion est pétrie d’imprécations religieuses et d’indignations géopolitiques. « Le monde entier combat notre peuple, avec des armes américaines et britanniques. Imaginez qu’une bombe de deux tonnes soit larguée sur Paris ! » dit-il pour comparer les massacres en cours à Gaza. Et le même d’ajouter pour qualifier ses ennemis : « Americans, killers ! British, killers ! French, killers ! »
Une nuit pour jouer les héros. En avril, le Action man hachémite à la tête du pays le plus stable du Moyen-Orient s’est trouvé une mission à sa hauteur : intercepter les missiles iraniens élancés pour toucher Israël. Succès. Après ses courtes minutes de figuration dans Star Trek, le roi sans divertissement a flirté avec le premier rôle sur la scène internationale — prétendant protéger son peuple, qui n’en demandait pas tant.
Pour une partie des Jordaniens, souvent réfugiés ou descendants de réfugiés palestiniens, les missiles et drones auraient mieux fait de finir leur course dans l’État hébreu, engagé dans une sanglante campagne militaire depuis l’attaque terroriste du 7 octobre. Du premier appel à la prière au dernier bruit de klaxon, les rues de la capitale bourdonnent de slogans conspuant l’ennemi. Et s’il tente de s’attabler au restaurant, le menu pourrait bien lui rappeler : « Les Israéliens ne sont pas les bienvenus. »
Abdallah II ne serait donc pas le héros qu’il pense être ? Dans les bruyantes manifestations quasi quotidiennes à Amman, l’icône, c’est plutôt le Hamas. Et tant pis pour les chuchotis plus modérés. Alors quand le roi retient les bombes, ses sujets jettent les pierres qu’ils trouvent. Ils boycottent. Ils se rassemblent — et plus seulement à genoux dans les mosquées. À l’ombre des banderoles, les femmes jamais bien loin tentent aussi de ne pas faire oublier leurs propres combats.
Dans ce royaume arabe qui n’a jamais connu de Printemps, ça gronde. Mais ça tient encore et toujours. Lorsque le roi n’est pas en Harley sur les routes américaines, l’oncle Sam reste au chevet financier de son joujou du Levant. Peut-être n’y a-t-il pas d’autres solutions ? Depuis sa création, la Jordanie sert de tampon à une région suffocante de guerres jamais finies, d’air toujours plus chaud aussi. Les hommes, ici, sont assujettis au roi Soleil. Aux deux degrés de réchauffement climatique sans cesse repoussés à cinq. Puis, surtout, à leurs robinets vides et à la mer toujours plus morte. Sans doute alors, le véritable sauveur n’est pas un soldat. Mais une molécule : H2O.
Julie Lescarmontier
Un ensemble de réflexes acquis avec le temps qu’il faut appliquer sans relâche et toujours réinventer. « Avant je ne calculais pas autant et je pouvais même laver mes tapis », se souvient Nassem Al-Bitar. Une efficacité telle qu’elle partage même ses maigres réserves lorsque ses voisins sont dans le besoin.
« C’est fatigant de devoir toujours calculer ce que je consomme », se désole-t-elle. C’est avec une énergie débordante qu’elle enchaîne les tâches domestiques. Sa priorité est de lancer sa machine à laver, la seule de la semaine. Place ensuite au nettoyage de toute la maison, à l’exception du sol. « Je n’aime pas les tapis, mais comme je ne peux pas me permettre d’utiliser de l’eau pour nettoyer le carrelage, on en a mis partout. »
Hossam Al-Afghani, 48 ans, commerçant et descendant de Palestinien : « Le passé, c’est le passé »