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Les soirs de match à Mănăștur, les supporters du “U” accaparent la chaussée et remplissent les trams en direction du stade. Le pari risqué des architectes de ne pas construire de parking est réussi : pas besoin de déranger la vie paisible du parc central aux abords du stade et ses pédalos flamands roses. Au CFR — dire « tchéféré » —, il faut s’armer de patience pour s’y retrouver parmi les rues verrouillées par la Jandarmeria qui bloque la seule ligne de bus. Les escadrons de taxis se frottent alors les mains, comme Alin, détendu, qui fait cracher la sono de sa Dacia pour ses passagers en route pour le match.
Fin de journée sur le plateau
Les tumultes de la circulation semblent loin pour les riverains des hauteurs du quartier huppé de Grigorescu, autre partie historique nichée sur les collines du nord de Cluj. Un sécateur à la main, ils travaillent au jardin ou préparent l’apéritif avec une bouteille de pálinka, de l’eau de vie à la prune et une assiette de saucisse sèche, la cabanos.
Un chemin étroit fait la tournée de ces propriétés à point de vue. Il débouche sur un plateau, fréquenté par des Jeep, quelques promeneurs et un troupeau de chèvres et de moutons. Ce panorama offre une vue imprenable sur Florești. Cette localité, « le plus grand village de Roumanie », est devenue la principale cité dortoir de Cluj. La grande route qui la traverse débouche sur le boulevard Mănăștur, puis sur le centre-ville. Avec la promesse d’être rapidement au centre, familles des classes moyennes et étudiants cohabitent dans des ensembles immobiliers uniformes.
De retour sur le plateau, des groupes ont établi leur campement pour la soirée. Il se dégage une odeur de saucisse grillée, les hamacs sont de sortie et la nuit printanière est chaude. Les canettes d’Ursus claquent, alors que le soleil montre ses derniers rayons, avant de disparaître au loin dans la vallée. L’heure de s'éclipser pour continuer notre chemin vers la Roumanie.
Félicien Rondel
À l’instar de Mărăști, les étudiants ont décidé d’élire domicile à Mănăștur, séduit par les salves de bus vers le centre-ville et les loyers bon marché. « Heureusement qu’il y a des jeunes ici, sinon ce serait une maison de retraite à ciel ouvert ! », s’exclame Cornelia, une clope au bec, à côté de son étal de légumes. Débarquée il y a quarante ans, la quinqua aux cheveux mauves fluo se réjouit du rajeunissement de l’ancien quartier des travailleurs.
En bas des tours, les vieux commerces sont devenus des banques et des clubs de fitness. Viorica, teinture bordeaux et tatouage christique sur le bras, sert des covrig, une sorte de bretzel, pour une chaîne de boulangerie. Entre deux fournées, elle se rappelle de l’époque où le quartier était un vaste pâturage de vaches et de cochons. Du temps, aussi, « où il n’y avait pas de Roms » et « où les gens prenaient le temps de se parler ».
Au sud, les habitants de Plopilor profitent d’un complexe de loisirs le long du canal Someș, où les enfants font des figures au skatepark et les parents foulent les courts de tennis après le travail. Au niveau du canal, des pelleteuses s’affairent pour aménager les quais. À terme, plus besoin de passer par l’encombré boulevard Mănăștur pour accéder au centre-ville.
Entre le Someș, deux stades, deux ambiances
Au bord du Someș se trouve aussi l’imposante Cluj Arena, antre du deuxième club de football de Cluj, l’Universitatea. Vaste structure omnisports, l’institution universitaire compte dans ses rangs les meilleures écuries de sports collectifs du pays. Inauguré en 2011, les 30 000 sièges du stade trouvent rarement preneur, alors que le club évolue au deuxième échelon du football roumain. Pourtant le “U” rassemble, et les ultras se font remarquer avec leur chants agressifs et leurs spectacles pyrotechniques.
Sur l’autre rive, plus excentrée, se trouve l’autre stade de la ville, à la gloire du premier sélectionneur de l’équipe nationale, Constantin Rădulescu. Avec ses tribunes de ferraille grinçantes, le CFR Cluj 1907, du nom de la compagnie de transport nationale ne déplace pas les foules, malgré son hégémonie sur le foot roumain et les places offertes aux cheminots ne suffisent pas à remplir le stade. Car ces derniers ont déserté le quartier du stade, Gruia, où leurs anciennes maisons individuelles flanquées sur la colline attirent des familles en quête de tranquillité.
« Est-ce qu'on demanderait à la Sicile pourquoi elle est la région de la mafia ? » ironise Ninel-Eusebiu Veţeleanu, le numéro deux de la commune de Vâlcea, une pointe de lassitude dans la voix. Depuis 2008, l'équipe municipale a vu défiler bon nombre de journalistes nationaux et internationaux, toujours au même sujet : la cybercriminalité locale. Simona Iliescu, de la Direction pour le développement local, insiste : « On est une très jolie municipalité et la presse internationale vient surtout nous voir pour nous parler de cybercriminalité et de hackers, afin d'en écrire des récits très sombres. »
Deuxième ville la plus propre de Roumanie, voilà un titre qui semble - au premier abord - mieux convenir à Vâlcea : difficile d'imaginer que la petite cité enfoncée dans les montagnes verdoyantes des Carpates serait un haut-lieu du cybercrime. Quelques zones industrielles accueillent les voyageurs en lisière de la ville. Viennent ensuite des barres d'immeubles grisâtres puis un centre-ville ramassé où la mairie, le tribunal et le commissariat central se font face, séparés par du mobilier urbain immaculé et quelques cafés proprets : l'archétype de la ville moyenne.
Pourtant, la réputation cybercriminelle colle tellement à la peau de Vâlcea que l'on peut la situer en saisissant seulement « Hackerville » sur Google Maps. Une appellation qui a aussi permis à la cité d'exister en dehors du département : « Quand je dis que je viens de Râmnicu Vâlcea aux gens que je rencontre, la plupart ne connaissent pas, raconte Bianca, étudiante en langues à Cluj-Napoca. Alors, je leur dis que je viens de Hackerville, et là, ils me répondent toujours "ah oui, bien sûr". »
Certains préfèrent le Iulius Mall, centre commercial gargantuesque au bord de l’axe routier. Accueilli par le sourire d’une égérie de bijouterie, le consommateur a accès à un large panel de marques du monde globalisé. Si certains vieux riverains traînent leur chariot à roulettes en direction de l’hypermarché, la plupart des jeunes branchés en profitent pour flâner parmi les stands. Les publicités accompagnent cette lente déambulation jusqu’à l’arrêt de bus, qui vante les bienfaits d’un soin dentaire.
À Mănăștur, « heureusement qu’il y a des jeunes ! »
Un trajet de bus dans le vacarme assourdissant des sirènes suffit à relier le quartier Mărăști, à l’est, à son confrère Mănăștur, à l’ouest.
En retrait des boulevards, le son du trafic berce une promenade entre les immeubles, cachés par les arbres et les herbes hautes. Plusieurs générations réunies dans les associations de propriétaires ont aménagé l’espace vert avec des arrosoirs remplis de plantes ou des vieilles bicyclettes entourées de vignes. À la chute du régime communiste, le gouvernement a hérité des logements et les a vendus au rabais à ses occupants. Il y aurait encore 90 % de propriétaires à Cluj, comme dans toute la Roumanie.
Égaré dans ce labyrinthe de béton et de végétation, on voit se croiser des jeunes pressés et des personnes âgées, moins à la hâte. Assis sur des bancs, ils s’écharpent sur Vladimir Poutine ou font les cent pas.
Cela fait presque vingt ans qu'une paisible ville roumaine de 118 000 habitants a été officieusement renommée « Hackerville ». Dans les années 2000, Râmnicu Vâlcea a été la base de lanceurs d'arnaques sur le web. Depuis, la réputation de capitale des pirates du net perdure.
Mărăști : tout de neuf sous le béton
En bas, on atterrit à Mărăști. Les grands blocs de béton, vestige du communisme, ont été construits en un temps record pour loger les travailleurs venus grossir les rangs des usines dans les années 70. Même surface de logement, même mobilier : chez lui, le travailleur est considéré comme un matricule comme un autre. Les bâtiments gris, qui encerclent le rond-point, donnent l’impression d’un panoptique géant.
Il suffit de baisser la tête pour retrouver la liberté. Le va-et-vient des bus rythme la vie du boulevard. Certains ont une apparence familière : ils sont flanqués des couleurs de la RATP, qui a vendu d’anciens modèles à la société des transports locale. Autour des arrêts, les enseignes clignotent, les maraîchers vendent des pastèques et les casinos Las Vegas font leur arrivée sur la chaussée. Les placettes entre les immeubles, lieux de rencontres pensés par les architectes communistes, sont reléguées à l’attente d’un ami en retard.
Un virage et quelques coups d'accélérateur plus tard, la voie rapide offre une vue imprenable sur une publicité d’une nouvelle plateforme de streaming américaine. Pas de hasard, elle se trouve dans le business district, un grand ensemble de bâtiments vitrés, où la faculté d’économie a son quartier général. Le midi, ses foules d’étudiants viennent acheter des plats préparés dans un petit Auchan ultra-moderne situé à quelques mètres. Ils y côtoient les employés de Porsche ou de KPMG, qui se sont établis au-dessus de l’enseigne française.
Bonne journée à Buna Ziua
Au-delà d’un rond-point sans passage piéton, les hauteurs de la ville accueillent le nouveau quartier Buna Ziua. En apparence, la vie y est simple comme bonjour (buna ziua en roumain) : les gardiens veillent sur les lotissements aux larges balcons et les aires de jeux fraîchement peintes partagent la chaussée avec les SUV de marques allemandes. Les discussions des jeunes mères sont recouvertes par le son des perceuses.
« La construction de bâtiments ne s’est pas accompagnée d'infrastructures sociales, telles que des crèches ou des écoles », observe Adrian Dohotaru, ancien député indépendant à tendance écologiste (2016-2020). À l’inverse, des églises mais aussi des magasins allemands de discount fleurissent dans ce nouveau faubourg pour jeunes parents dynamiques. Ils appâtent de futurs employés « des localités voisines » en promettant une prise en charge de leurs frais de transport. Pour pallier ce manque de forces vives, ce sont les livreurs à vélo qui gravissent la colline. Leur course effectuée, ils se laissent porter dans la descente, une cigarette au coin de la bouche.
Si les clichés d’Alexandru montrent des jeunes en talons aiguilles et lunettes de soleil, le parfum d’ail dans les magasins et les églises orthodoxes redonnent sa singularité à la ville et ses 300 000 habitants, l’équivalent de Nantes. Parmi elles, la monumentale cathédrale greco-catholique rivalise avec sa consoeur orthodoxe, située à quelques mètres. Encore maintenue par des armatures en acier, sa construction a été décidée pour réparer les affres causées par le régime communiste à cette minorité.
Conséquence d’un libéralisme soudain, la vieille ville s’est embourgeoisée, avec le départ des foyers modestes vers la périphérie. Aussi, le nombre de friperies a explosé. « Les gens viennent car les nouveaux magasins occidentaux sont trop chers pour eux », renseigne Tobias, vendeuse rayonnante d’une chaîne locale de vente d’habits au kilo.
Près de l’ancien théâtre communiste débute la rue de la République. Son trottoir escarpé est un passage obligé pour les étudiants des différentes facultés de médecine. Vestige d’un collège jésuite du XVIe siècle, l’université Babeș-Bolyai est la plus importante de Roumanie et attire les jeunes de tout le pays. Les étudiants français en médecine y trouvent aussi leur eldorado avec des cours dans leur langue, sans les rudes sélections du système français. Aux facultés s’ajoutent une ribambelle d’instituts médicaux privés aux appellations mystérieuses : Cardiomed, Hiperdia, Artis 3, dans de vieux palais austro-hongrois ou des locaux modernes aux vitres opaques.