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Maintenant, les poids-lourds s’entassent de tous côtés. Certains remplis de marchandises attendent de finir les formalités administratives pour descendre à Constanța, 150 kilomètres plus au sud. Pour les autres, à vide, il faut patienter avant de prendre la barge – une toutes les trois heures – et rentrer en Ukraine. Parce que les moyens financiers manquent pour mettre en place plus de passages et que le poste frontière n’a pas la place d’accueillir plus de camions, les routiers en provenance d’Odessa patientent plusieurs jours avant de pouvoir traverser le fleuve.
260 millions d’euros pour moderniser les rails
Du côté de Galați, port fluvial majeur de la Roumanie un peu plus au nord d’Isaccea, d’autres marchandises ukrainiennes franchissent, elles, la frontière moldave avant d’être convoyées par voies de chemins de fer jusqu’aux deux ports de la ville. Problème, l’écartement des rails moldaves – héritage de l’époque soviétique – et roumains n’est pas le même. Résultat, les trains se retrouvent bloqués à un ou deux kilomètres de leur destination. Une perte de temps considérable pour les convois de marchandises qui peinent à arriver jusqu’aux barges de Galați, elles-mêmes chargées de descendre jusqu’à Constanța par le Danube, empruntant en fin de course un canal construit sous l’ère Ceaușescu.
« Hajra…» , lance un gaillard sur le quai de la gare de la ville de Sfântu Gheorghe. « Sepsi ! », répond en chœur la foule en rouge et blanc. « Vive Sepsi », en hongrois. Dans le train en partance pour Bucarest, où des écharpes de foot pendent des porte-bagages et des canettes de bière recouvrent les tables, on n’entendra pas un mot de roumain. Ce soir-là, le Sepsi OSK livre un dernier duel pour remporter la Coupe de football de Roumanie. La mairie a affrété un train pour convoyer 500 supporters jusqu'à la capitale. Des milliers d’autres prendront la route.
Pour un club d'une ville de seulement 50 000 habitants, atteindre la première division roumaine moins de sept ans après sa fondation, en 2011, était inespéré. L'équipe a beau compter une dizaine de nationalités et son directeur marteler aux journalistes que le Sepsi est roumain, les supporters sont unanimes : le club représente les Hongrois de Roumanie. De son nom, abréviation du nom hongrois de la ville, Sepsiszentgyörgy, à ses fans, parmi lesquels les Roumains sont rares.
Environ 1,2 million de Hongrois vivent en Roumanie, soit 6,5 % de la population. Implantés depuis des siècles en Transylvanie mais magyarophones, ils ont la citoyenneté roumaine. En effet, la Roumanie distingue la citoyenneté (politique) de la nationalité, liée à la langue et la culture. Dominants politiquement dans la région du Moyen Âge jusqu’au début du XXe siècle, les Hongrois ont perdu privilèges et biens lors du rattachement de la Transylvanie à la Roumanie en 1920. La minorité déchue a subi une politique de roumanisation forcée, accentuée sous le régime national-communiste de Ceaușescu. Même si elle a pu depuis retrouver des institutions propres et une représentation politique, le ressentiment persiste.
Les Hongrois roumains pris entre Bucarest et Budapest
À Sfântu Gheorghe (Saint-Georges), plus des trois quarts des habitants parlent, mangent, vivent hongrois. Sourire aux lèvres, Istvan, fan de longue date du Sepsi, affirme que la finale est « une occasion de se réjouir d’être hongrois ». Certains se sentent encore aujourd’hui considérés comme des « citoyens de seconde main ». « Il y a des inégalités régionales en Roumanie, au détriment de la minorité hongroise », explique Tamás Kiss, sociologue spécialiste des minorités ethniques. Depuis une décennie surtout, le financement par Bucarest des institutions hongroises a diminué, notamment à cause de l’affaiblissement du parti représentant la minorité hongroise, l’UDMR. Mais le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, revenu au pouvoir en 2010 avec un programme conservateur, nationaliste et illibéral, a pris le relai et arrosé de subventions la diaspora de ses pays frontaliers, de l’Autriche à l’Ukraine. En dix ans, les Hongrois de Roumanie ont touché plus de 520 millions d’euros, d’après l’enquête journalistique Hungarian Money.
Plusieurs millions sont allés au Sepsi. Leur dernier fruit : le stade flambant neuf du club et ses tours dorées dans le style de l’architecte hongrois Imre Makovecz. « Viktor Orbán investit partout où il peut booster l’identité hongroise », commente le politologue Sergiu Mișcoiu. Construction d’écoles, rénovation d’églises, achat de médias… et développement du football, « une forme de culture populaire qui permet de construire une nation plus efficacement que la littérature », renchérit Tamás Kiss. L’Académie de football du Pays sicule a reçu plus de 10 millions d’euros des caisses hongroises depuis sa création en 2013. Forte de 14 antennes en Transylvanie, cette structure scrute les clubs amateurs pour recruter de jeunes talents et exporter les meilleurs vers la Hongrie. Alors même que la Hongrie se serre la ceinture, un coûteux projet de deuxième académie promet de consolider le soft power d’Orbán au-delà de ses frontières.
En attendant un effort collectif, le dirigeant assure avoir mis 4 millions d’euros sur la table au lendemain de l’invasion de l’Ukraine. L’objectif ? Monter de nouvelles installations pour décharger toujours plus, toujours plus vite, les marchandises de son voisin en guerre. Ainsi, 200 000 tonnes supplémentaires de céréales pourront transiter par les infrastructures de Comvex, déjà à pleine capacité avant le conflit. Le groupe accuse d’ores et déjà une augmentation de plus de 20 % de ses flux. Une lourde responsabilité, que le PDG se refuse à porter seul. « Mon enthousiasme, celui de mon entreprise, du port de Constanța ne suffiront pas pour remplir notre devoir de solidarité envers les Ukrainiens. »
Dans les bureaux de Comvex, les employés surveillent scrupuleusement les nombreuses caméras et écrans de contrôle. Ils s’assurent que le ballet incessant des machines qui chargent et déchargent maïs, blé et graines de tournesol se passe sans encombre. Chaque cargaison est pesée à son arrivée au port, lors de son stockage dans les silos, et lors de sa mise en expédition. Certes, la logistique tient le coup mais elle reste « difficile ». Entre autres, la communication avec les routiers ukrainiens, au volant des nombreux camions qui stationnent dans le port, se révèle compliquée. Coordination, infrastructures, tout est à réorganiser et implique un temps d’adaptation inévitable. Fier, Viorel Panait avance tout de même que Comvex a chargé cinq navires de céréales depuis le printemps, à destination de l’Afrique du Nord, en route pour l’Égypte et la Tunisie, des pays ultra-dépendants des denrées ukrainiennes en proie à la pénurie.
Des bâtiments désaffectés, des silos d’acier et des grues jaunes éparpillées, le port de Constanța impressionne par sa démesure. Sur près de 4 000 hectares, le plus grand port de la mer Noire est un imbroglio de routes qui longent des terrains vagues et serpentent jusqu’aux docks. C’est dans ce dédale de ferraille où cohabitent installations flambant neuves et chiens errants que s’opère la relève des exportations ukrainiennes. Ici, sont redirigées les marchandises destinées au port d’Odessa, sous la menace des bombes russes depuis plusieurs semaines, à seulement 300 kilomètres de là. Loin d’amortir le choc des flux croissants, les infrastructures roumaines tiennent difficilement la cadence et la désorganisation guette.
Un constat établi d’emblée par Viorel Panait, PDG de Comvex, la plus grande entreprise de manutention de matières premières – céréales et minerais – de la région. Pragmatique, l’homme d’affaires plaide pour un effort économique conjoint pour rénover les installations roumaines. « Il faut un montage financier de la part du gouvernement et de l’Union européenne pour de nouveaux équipements, pour augmenter la vitesse sur les chemins de fer, sur les autoroutes…»