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Sa ville n'est plus celle des hackers. D'ailleurs, si on prend l'appellation à la lettre, elle ne l'aurait jamais été : « Il n'y a jamais eu beaucoup de vrais hackers à Hackerville. » Le mot « hacker » a été associé à la va-vite à cette petite délinquance en ligne, une fabrique à arnaques calibrées pour les Occidentaux. Le vrai « hacking », lui, est une discipline complexe qui consiste à pénétrer des systèmes informatiques protégés. « La plupart des criminels du net de l'époque étaient en fait des personnes qui achetaient des bases de données sur le Darkweb puis qui envoyaient des mails d'escroquerie et créaient des fausses pages web. »
Aujourd'hui, pas de Ferrari en bas des bâtiments : quelques berlines mais, surtout, de « traditionnelles » Dacia roumaines. On s'attend à une ville toute en contrastes, on trouve une cité moyenne, tranquille, avec des parterres fleuris. Un peu trop de bureaux de transferts d'argent Western Union, peut-être.
Emma Bougerol et Laure Solé
« Tout le monde a un voisin hacker »
À la racine du mythe, le démantèlement de plusieurs réseaux cybercriminels en 2008. Même le FBI s'est installé pour quelques mois dans la commune pour veiller au grain. Un feuilleton tellement rocambolesque qu'il a inspiré une série télévisée pour la chaîne américaine HBO, sous le même nom de « Hackerville ».
L'âge d'or du cybercrime à Vâlcea a laissé un souvenir vivace dans l'esprit des habitants de la ville. Une image est citée à de nombreuses reprises : on pouvait apercevoir des enfilades de voitures de luxe au pied des appartements miteux. Notamment à Ostroveni, un ancien quartier ouvrier du sud de la ville, toujours l'un des plus pauvres aujourd'hui.
Pour Daniel, garagiste de 18 ans qui habite le quartier et squatte les halls d'immeubles avec ses amis : « Tout le monde a un voisin hacker. Hackerville est encore Hackerville. On le sait car ils sont riches sans sortir de chez eux. » Chaque habitant vous raconte, après avoir jeté un regard aux alentours, l'histoire d'un voisin un peu trop ermite, un peu trop secret, avec de belles voitures ou des vêtements de marque.
Pourquoi les jeunes de l'époque se sont-ils passionnés pour les arnaques en ligne ? Plusieurs facteurs pourraient expliquer cette vocation : chômage, crise du logement, ennui, manque de perspective pour la jeunesse, isolement géographique… « Quand on est sortis du régime communiste, les jeunes générations voulaient à tout prix accéder à la consommation, aux standards de vie de l'Ouest », avance Sorin Nedescu, habitant historique de Vâlcea. Une bonne connexion Internet, un peu d'imagination - souvent l'appui d'un réseau criminel - et à eux le rêve américain. Mieux encore : le rêve, mais financé par des Américains crédules !
Le temps des Ferrari est révolu à Hackerville
Sorin Nedescu, en bon ancien, semble connaître tout le monde. Il aime raconter l'histoire de hackers qu'il aurait un jour côtoyés - l'un est au Mexique et vend des distributeurs de billets bidouillés, l'autre se cache des autorités à Londres. « Ils sont tous partis à l'étranger ou dorment en prison », conclut-il.
Alors que la taille moyenne d’une exploitation en Roumanie est de 4,5 hectares, KMG s’étale quant à lui sur plus de 10 000 ha. « La firme exportait au départ près de 80 % de sa production, principalement en Europe de l’Ouest, aujourd’hui on est arrivé à 50 % d’export et 50 % pour la consommation roumaine », détaille Enikö Buta, également « process manager » à KMG.
La société se révèle être une véritable machine… une machine bien huilée, à des années-lumière du petit fermier. De la génétique à la chambre froide, tous les éléments de la chaîne de production sont minutieusement réfléchis et exécutés.
Pour croître, les responsables de KMG affirment lier des partenariats avec les paysans qui souhaiteraient se lancer dans la production d’Angus. La firme leur propose un programme d’achat de bêtes, où les éleveurs s’engagent à élever des veaux avec l’appui logistique de la firme, qui les rachètent ensuite entre 6 et 12 mois. « Ce qui compte à la fin, c’est que les standards de qualité soient au rendez-vous », explique Laurențiu. Si KMG ne s’étend pas sur ce qu’il advient du bétail en cas de pépins, la phase d’engraissement a lieu dans leur ferme. Le groupe suisse « garantit » enfin la mise sur le marché de la viande et assure laisser la propriété de leur terre aux éleveurs.
Le maire de Marpod, Sebastian Dotcos, voit plutôt d’un bon œil l’extension des activités de KMG : « Les retombées économiques pour la commune sont importantes, ils sont sur le podium de ceux qui paient le plus d’impôts et ils font vivre l’économie de la région. » Celui-ci atteste tout de même vouloir lutter contre le monopole, et souhaite « trouver un équilibre entre le droit des agriculteurs roumains à cultiver leur terre et les grands groupes ». Mais pour certains, la manière dont s’implantent les grandes firmes étrangères en Roumanie peut s’apparenter à de « l’accaparement de terre », c’est-à-dire l'acquisition légale, bien que controversée, de grandes étendues de terrains. Selon Judith Bouniol, auteure d’un rapport sur le sujet présenté au Parlement européen : « C’est une question très vicieuse, car dans l’Union européenne, cela se fait dans un cadre légal. Il n’y a pas d’expulsions ou de conflits armés. » Pour elle, les conditions même d’implantation dans une société rurale roumaine en pleine mutation posent question : « J’ai assisté à des rencontres avec des paysans démunis, dont les enfants sont partis vivre en ville. Ils perçoivent dans la firme qui vient de s’installer une manière de rendre leur terre productive. Ils ne lisent pas les contrats et les clauses qu’il y a derrière », déplore-t-elle.
Des conséquences pour la biodiversité
Là où KMG passe, l’herbe pousse massivement. « Nous faisons pousser cinq types d’herbes, chacune avec des nutriments différents », précise Laurențiu. À quelques kilomètres de l’exploitation, dans le village d’Hosman, deux membres d’une organisation indépendante qui promeut des « initiatives agricoles durables » critiquent la manière dont KMG s’étend dans la vallée de l’Hârtibaciu. En particulier sur ses collines qui représentent des biotopes d'un grand intérêt pour les botanistes, où des plantes endémiques comme des orchidées, pivoines, jonquilles poussent traditionnellement. « Avant, il y avait de la diversité dans la vallée, maintenant c’est uniformément vert, ce n’est pas un paysage culturel local », se lamente l’architecte paysagiste de l’association.
Le biologiste de l'ONG reproche quant à lui le manque de considération envers un espace protégé : « La vallée est classée Natura 2000, mais on remarque tout de suite le manque de diversité. Ça pose un problème écologique, car cela s’accompagne de la disparition des insectes, des mammifères et des oiseaux ». L’association pointe également du doigt l’augmentation du prix des terrains dans la région depuis la venue du groupe en 2008, ce qui ne permettrait plus aux jeunes souhaitant revenir, d’acquérir de nouveaux terrains. « Les jeunes partent des campagnes. Ceux qui souhaiteraient revenir à la campagne, n’ont plus le choix, ils doivent travailler pour ou avec ces grands groupes », atteste Judith Bouniol. Un écueil supplémentaire dans la gestion de l’espace rural roumain.
Emilien Hertement