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Capitale de la Transylvanie, dans le nord de la Roumanie, la ville s’est convertie à la modernité et au libéralisme depuis trente ans. Autrefois “close”, elle ouvre ses portes à notre journaliste.

 

Des verres trinquent, à l’ombre d’une église au centre-ville, sur un fond de musique lounge. À quelques mètres de là, des badauds profitent de la promenade piétonne ensoleillée pour remplir leur sac de courses. Les enfants, eux, dégustent des boules de glace vanille-framboise devant deux touristes équipés d’une perche à selfie.

L’occidentalisation de Cluj-Napoca va bon train depuis la chute du régime communiste en 1989, puis l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne en 2007. Les allées pédestres ont élargi les terrasses des cafés, selon les standards en vigueur dans les métropoles de l’ouest du continent. Autre symbole, l’arrivée des compagnies aériennes low-cost a fini d’achever la transition de Cluj, ancienne cité industrielle, vers le tertiaire mondialisé. Touristes et Clujiens peuvent acheter leurs légumes dans un hypermarché français, traverser les quartiers en trottinette électrique et avaler un hamburger d’une chaîne de fast-food américain. En 2021, le département de Cluj possédait le deuxième salaire net moyen par habitant du pays (856 €), derrière celui de Bucarest.

Une ville, plusieurs appellations

Napoca
Cluj s’est construit sur un ancien campement romain, appelé Napoca. Le nom a été ajouté par le dictateur communiste Nicolae Ceaușescu en 1974 pour réaffirmer les racines latines de la ville.

Klausenburg
En 1270, des colons saxons se sont établis dans la cité médiévale de Cluj. “Klausen” renvoie aux fortifications de la ville médiévale, encore visibles aujourd’hui.

Kolozsvár
Pendant plusieurs siècles, Cluj a été une ville hongroise, rattachée au Royaume de Hongrie (1213-1526), puis à l’Empire austro-hongrois (1867-1918). La communauté hongroise représente aujourd’hui environ 20 % de la population.

קלויזנבורג / Kloyznburg
Au 19ème siècle, des communautés juives ashkénazes s’établissent en ville. Lors de la Seconde Guerre mondiale, elles sont expulsées et déportées.

 

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Les quartiers de la ville traversés par notre journaliste, durant ses quelques jours passés à Cluj. © Camille Lowagie

Centru, entre brassages et unité

Capitale de la Transylvanie, elle voit se rencontrer plusieurs nationalités et cultures : les Roumains évidemment, mais aussi les Hongrois, les Saxons ou les Roms. La ville aux trois appellations Cluj / Kolozsvár / Klausenburg s’est vu rajouter Napoca, nom du camp romain initial, par l’ancien dictateur communiste Nicolae Ceaușescu. Du Moyen Âge, elle a conservé ses deux grands axes routiers, devenus de véritables autoroutes :  le piéton y risque sa vie ou une amende s’il traverse en dehors du peu de passages piétons. Une troisième artère parallèle pour mobilités douces, le long du canal, est en cours d’aménagement.

Sur la place centrale, dite de l’Unité, trône l’imposante statue de Matthias Corvin, roi de Hongrie du XVe siècle, accompagné de ses seigneurs de guerre. La place est entourée de palais érigés par la dynastie des Habsbourg. Le palais Bánffy, demeure du gouverneur de Transylvanie au XVIIIe et XIXe siècles, atteste du passé austro-hongrois de Cluj. Une rue plus loin, autre palais, différente époque : celui des téléphones, ancien siège des PTT roumains construit en 1968, est un bloc compact où s’incrustent des cubes de béton.

C’est ce mélange des genres qui attire Alexandru, posté sur la place de l’Unité, en quête de personnalités qui détonnent pour alimenter son compte Instagram. « Ici les gens ont des styles et des attitudes vraiment à part », nous explique l’étudiant natif de Baia Mare, au nord de Cluj.

Si les clichés d’Alexandru montrent des jeunes en talons aiguilles et lunettes de soleil, le parfum d’ail dans les magasins et les églises orthodoxes redonnent sa singularité à la ville et ses 300 000 habitants, l’équivalent de Nantes. Parmi elles, la monumentale cathédrale greco-catholique rivalise avec sa consoeur orthodoxe, située à quelques mètres. Encore maintenue par des armatures en acier, sa construction a été décidée pour réparer les affres causées par le régime communiste à cette minorité.

Conséquence d’un libéralisme soudain, la vieille ville s’est embourgeoisée, avec le départ des foyers modestes vers la périphérie. Aussi, le nombre de friperies a explosé. « Les gens viennent car les nouveaux magasins occidentaux sont trop chers pour eux », renseigne Tobias, vendeuse rayonnante d’une chaîne locale de vente d’habits au kilo.

Près de l’ancien théâtre communiste débute la rue de la République. Son trottoir escarpé est un passage obligé pour les étudiants des différentes facultés de médecine. Vestige d’un collège jésuite du XVIe siècle, l’université Babeș-Bolyai est la plus importante de Roumanie et attire les jeunes de tout le pays. Les étudiants français en médecine y trouvent aussi leur eldorado avec des cours dans leur langue, sans les rudes sélections du système français. Aux facultés s’ajoutent une ribambelle d’instituts médicaux privés aux appellations mystérieuses : Cardiomed, Hiperdia, Artis 3, dans de vieux palais austro-hongrois ou des locaux modernes aux vitres opaques.

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La cathédrale greco-catholique a été construite pour réparer les torts causés par le régime communiste à cette minorité religieuse. © Hadrien Hubert

Bonne journée à Buna Ziua

Au-delà d’un rond-point sans passage piéton, les hauteurs de la ville accueillent le nouveau quartier Buna Ziua. En apparence, la vie y est simple comme bonjour (buna ziua en roumain) : les gardiens veillent sur les lotissements aux larges balcons et les aires de jeux fraîchement peintes partagent la chaussée avec les SUV de marques allemandes. Les discussions des jeunes mères sont recouvertes par le son des perceuses.

« La construction de bâtiments ne s’est pas accompagnée d'infrastructures sociales, telles que des crèches ou des écoles », observe Adrian Dohotaru, ancien député indépendant à tendance écologiste (2016-2020). À l’inverse, des églises mais aussi des magasins allemands de discount fleurissent dans ce nouveau faubourg pour jeunes parents dynamiques. Ils appâtent de futurs employés « des localités voisines » en promettant une prise en charge de leurs frais de transport. Pour pallier ce manque de forces vives, ce sont les livreurs à vélo qui gravissent la colline. Leur course effectuée, ils se laissent porter dans la descente, une cigarette au coin de la bouche.

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Le marché de Mărăști est un lieu de rencontres incontournable des environs. © Elia Ducoulombier

Certains préfèrent le Iulius Mall, centre commercial gargantuesque au bord de l’axe routier. Accueilli par le sourire d’une égérie de bijouterie, le consommateur a accès à un large panel de marques du monde globalisé. Si certains vieux riverains traînent leur chariot à roulettes en direction de l’hypermarché, la plupart des jeunes branchés en profitent pour flâner parmi les stands. Les publicités accompagnent cette lente déambulation jusqu’à l’arrêt de bus, qui vante les bienfaits d’un soin dentaire.

À Mănăștur, « heureusement qu’il y a des jeunes ! »

Un trajet de bus dans le vacarme assourdissant des sirènes suffit à relier le quartier Mărăști, à l’est, à son confrère Mănăștur, à l’ouest.

En retrait des boulevards, le son du trafic berce une promenade entre les immeubles, cachés par les arbres et les herbes hautes. Plusieurs générations réunies dans les associations de propriétaires ont aménagé l’espace vert avec des arrosoirs remplis de plantes ou des vieilles bicyclettes entourées de vignes. À la chute du régime communiste, le gouvernement a hérité des logements et les a vendus au rabais à ses occupants. Il y aurait encore 90 % de propriétaires à Cluj, comme dans toute la Roumanie.

Égaré dans ce labyrinthe de béton et de végétation, on voit se croiser des jeunes pressés et des personnes âgées, moins à la hâte. Assis sur des bancs, ils s’écharpent sur Vladimir Poutine ou font les cent pas.

Mărăști : tout de neuf sous le béton

En bas, on atterrit à Mărăști. Les grands blocs de béton, vestige du communisme, ont été construits en un temps record pour loger les travailleurs venus grossir les rangs des usines dans les années 70. Même surface de logement, même mobilier : chez lui, le travailleur est considéré comme un matricule comme un autre. Les bâtiments gris, qui encerclent le rond-point, donnent l’impression d’un panoptique géant.

Il suffit de baisser la tête pour retrouver la liberté. Le va-et-vient des bus rythme la vie du boulevard. Certains ont une apparence familière : ils sont flanqués des couleurs de la RATP, qui a vendu d’anciens modèles à la société des transports locale. Autour des arrêts, les enseignes clignotent, les maraîchers vendent des pastèques et les casinos Las Vegas font leur arrivée sur la chaussée. Les placettes entre les immeubles, lieux de rencontres pensés par les architectes communistes, sont reléguées à l’attente d’un ami en retard.

Un virage et quelques coups d'accélérateur plus tard, la voie rapide offre une vue imprenable sur une publicité d’une nouvelle plateforme de streaming américaine. Pas de hasard, elle se trouve dans le business district, un grand ensemble de bâtiments vitrés, où la faculté d’économie a son quartier général. Le midi, ses foules d’étudiants viennent acheter des plats préparés dans un petit Auchan ultra-moderne situé à quelques mètres. Ils y côtoient les employés de Porsche ou de KPMG, qui se sont établis au-dessus de l’enseigne française.

 

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À l'ombre des immeubles, les anciens quartiers de travailleurs disposent de nombreuses aires de jeux pour enfants. © Elia Ducoulombier

À l’instar de Mărăști, les étudiants ont décidé d’élire domicile à Mănăștur, séduit par les salves de bus vers le centre-ville et les loyers bon marché. « Heureusement qu’il y a des jeunes ici, sinon ce serait une maison de retraite à ciel ouvert ! », s’exclame Cornelia, une clope au bec, à côté de son étal de légumes. Débarquée il y a quarante ans, la quinqua aux cheveux mauves fluo se réjouit du rajeunissement de l’ancien quartier des travailleurs.

En bas des tours, les vieux commerces sont devenus des banques et des clubs de fitness. Viorica, teinture bordeaux et tatouage christique sur le bras, sert des covrig, une sorte de bretzel, pour une chaîne de boulangerie. Entre deux fournées, elle se rappelle de l’époque où le quartier était un vaste pâturage de vaches et de cochons. Du temps, aussi, « où il n’y avait pas de Roms » et « où les gens prenaient le temps de se parler ».

Au sud, les habitants de Plopilor profitent d’un complexe de loisirs le long du canal Someș, où les enfants font des figures au skatepark et les parents foulent les courts de tennis après le travail. Au niveau du canal, des pelleteuses s’affairent pour aménager les quais. À terme, plus besoin de passer par l’encombré boulevard Mănăștur pour accéder au centre-ville.

Entre le Someș, deux stades, deux ambiances

Au bord du Someș se trouve aussi l’imposante Cluj Arena, antre du deuxième club de football de Cluj, l’Universitatea. Vaste structure omnisports, l’institution universitaire compte dans ses rangs les meilleures écuries de sports collectifs du pays. Inauguré en 2011, les 30 000 sièges du stade trouvent rarement preneur, alors que le club évolue au deuxième échelon du football roumain. Pourtant le “U” rassemble, et les ultras se font remarquer avec leur chants agressifs et leurs spectacles pyrotechniques.

Sur l’autre rive, plus excentrée, se trouve l’autre stade de la ville, à la gloire du premier sélectionneur de l’équipe nationale, Constantin Rădulescu. Avec ses tribunes de ferraille grinçantes, le CFR Cluj 1907, du nom de la compagnie de transport nationale ne déplace pas les foules, malgré son hégémonie sur le foot roumain et les places offertes aux cheminots ne suffisent pas à remplir le stade. Car ces derniers ont déserté le quartier du stade, Gruia, où leurs anciennes maisons individuelles flanquées sur la colline attirent des familles en quête de tranquillité.

 

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Le 10 mai 2022, l'Universitatea Cluj reçoit le FC Hermannstadt pour une place en première division roumaine (défaite 1-2). © Elia Ducoulombier

Les soirs de match à Mănăștur, les supporters du “U” accaparent la chaussée et remplissent les trams en direction du stade. Le pari risqué des architectes de ne pas construire de parking est réussi : pas besoin de déranger la vie paisible du parc central aux abords du stade et ses pédalos flamands roses. Au CFR — dire « tchéféré » —, il faut s’armer de patience pour s’y retrouver parmi les rues verrouillées par la Jandarmeria qui bloque la seule ligne de bus. Les escadrons de taxis se frottent alors les mains, comme Alin, détendu, qui fait cracher la sono de sa Dacia pour ses passagers en route pour le match.

Fin de journée sur le plateau

Les tumultes de la circulation semblent loin pour les riverains des hauteurs du quartier huppé de Grigorescu, autre partie historique nichée sur les collines du nord de Cluj. Un sécateur à la main, ils travaillent au jardin ou préparent l’apéritif avec une bouteille de pálinka, de l’eau de vie à la prune et une assiette de saucisse sèche, la cabanos.

Un chemin étroit fait la tournée de ces propriétés à point de vue. Il débouche sur un plateau, fréquenté par des Jeep, quelques promeneurs et un troupeau de chèvres et de moutons. Ce panorama offre une vue imprenable sur Florești. Cette localité, « le plus grand village de Roumanie », est devenue la principale cité dortoir de Cluj. La grande route qui la traverse débouche sur le boulevard Mănăștur, puis sur le centre-ville. Avec la promesse d’être rapidement au centre, familles des classes moyennes et étudiants cohabitent dans des ensembles immobiliers uniformes.

De retour sur le plateau, des groupes ont établi leur campement pour la soirée. Il se dégage une odeur de saucisse grillée, les hamacs sont de sortie et la nuit printanière est chaude. Les canettes d’Ursus claquent, alors que le soleil montre ses derniers rayons, avant de disparaître au loin dans la vallée. L’heure de s'éclipser pour continuer notre chemin vers la Roumanie.

Félicien Rondel

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