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Un dialogue solide, des espérances contrariées

Malgré 1,3 million d'euros investis, les travaux de réhabilitation menés de juin 2017 à mars 2018 dans les logements sociaux du secteur Herrade peinent à convaincre les locataires. Issus d’un dialogue entre le bailleur social, la mairie et les habitants, ils devaient pourtant métamorphoser le quartier prioritaire.

 

Cathy Kraemer n’abandonne jamais : "En février 2017, j’ai dératisé ma cave moi-même car le bailleur ne l’avait pas fait. J’ai attrapé la leptospirose, une infection transmise par l’urine des rats. Mon frère et mon voisin, qui m’avaient aidée, sont aussi tombés malades." Née à Herrade il y a 44 ans, elle s'est improvisée porte-parole des habitants du quartier. Car les rongeurs ne sont pas les seuls responsables des désagréments du secteur.

 

C'est ce qu'a montré l'opération "J'aime mon quartier", menée en avril 2017 par l'association Par enchantement. Une vaste démarche de porte-à-porte destinée à recueillir les doléances des habitants. "Le manque de propreté exaspérait les locataires, explique Mohamed Eramami, animateur de projets de l'association. Ils se plaignaient du manque de poubelles et des rats dans les caves." Parmi les autres problèmes soulevés : les jeunes qui squattent caves et greniers, ou les automobilistes qui roulent trop vite dans le triangle Herrade.

 

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La cité Herrade est disposée en triangle autour d'une pelouse centrale qui n'est pas aménagée. © Clara Guichon

​​​Le bailleur Nouveau logis de l’est (NLE) s’est alors engagé dans une action globale de sécurisation et d’amélioration des conditions de vie. "Nous avons constaté la présence de fuites et d’infiltrations d’eau. Il fallait intervenir", explique Aurélie Scotti, directrice d’agence du bailleur. Un projet de réhabilitation d’un montant de 1,3 million d’euros a été lancé, sans augmentation des loyers.

 

Pendant un an et demi, plusieurs entreprises mandatées par NLE ont réalisé d'importants travaux à l’intérieur des appartements et dans les parties communes. Les volets défectueux ont été refaits, les chaînes métalliques remplacées par des poignées en plastique. L’autre point notable a été la remise en état des canalisations d’eau des sanitaires dans les 110 logements sociaux. Au sous-sol, les caves individuelles n’étaient pas toutes utilisables. Elles ont été sécurisées et dératisées. Pour renforcer la sécurité des halls d’entrée et éviter les squats, les portes ont été changées et équipées de digicodes. Elles étaient jusqu’alors pourvues de serrures trop souvent forcées.

 

60 % d’insatisfaction

 

Lors de la réunion bilan du 18 octobre au foyer Saint-Joseph, à laquelle assistaient Luc Gillmann, l’adjoint au maire, Syamak Agha Babaei, président de NLE, Asma Kilicoglu, déléguée du préfet et une quinzaine d’habitants, l’ambiance était tendue.

 

 

D’après un sondage réalisé par Par enchantement, 60% des habitants sont mécontents. De nombreuses caves n'ont pas été rénovées. Des fuites d’eau persistent et engendrent humidité, moisissures et odeurs nauséabondes. Les rongeurs sont toujours présents, parfois même dans les appartements, malgré les opérations de dératisation réalisées par l'Eurométropole à l'extérieur des bâtiments. Le bailleur social s’est engagé à traiter l’ensemble des caves pour le 12 janvier 2019. L’enquête montre que 95% des personnes interrogées ne sont pas satisfaites des finitions. "Les ouvriers ont laissé une mousse rose pour boucher les trous dans le mur et les tuyaux sont apparents dans les salles de bain et les toilettes", explique ainsi Fatma Inal, qui a grandi à Herrade.

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L'humidité grignote les murs des appartements. © Clara Guichon

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Les ordures n'ont pas été ramassées pendant le mois de septembre 2018 au 24 rue Herrade. © Cathy Kraemer

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Mohamed  Eramami, salarié de l’association Par enchantement et habitant historique du quartier, est celui qui maintient le lien entre NLE et les locataires.  © Léo Limon

Les habitants doivent terminer le travail eux-mêmes ou faire appel à un prestataire extérieur. Si NLE prend en charge le matériel par des déductions de loyer, la main-d’œuvre reste à leurs frais.

 

Une responsabilité partagée

 

Au numéro 26, la réhabilitation a carrément provoqué un dégât des eaux. Locataire depuis avril 2017, Nefise Bezmem montre le parquet gondolé et les moisissures. La mère de trois enfants s’est blessée au dos en glissant sur le sol. Une chute qui lui a coûté son emploi. "J’avais une promesse de CDI dans l’entreprise de nettoyage dans laquelle je travaillais", développe-t-elle. Depuis, elle envisage de porter plainte.

Parfois ce sont les équipements des immeubles qui sont défectueux. Des boîtes aux lettres sont soudées. Impossible pour le facteur d'y déposer les colis. Certaines entrées n’ont pas suffisamment de conteneurs à ordures. Les sacs poubelle s'entassent souvent dans les parties communes pendant des semaines. "Au 24, nous n’en avons que deux pour dix foyers. NLE nous demande de garder nos déchets chez nous lorsqu'il n'y a plus de place. Ce n'est pas sérieux", s’insurge Cathy Kraemer. Le bailleur a promis que des conteneurs seront livrés d'ici à la fin de l'année.

 

"Nous ne sommes pas les seuls responsables. De nombreuses personnes ne ferment pas les sacs poubelle et les jettent négligemment. Il faut faire de la pédagogie", répond Aurélie Scotti. Des habitants en ont conscience. "Nous jetons nos déchets par les fenêtres, nous donnons à manger aux pigeons, nous déversons les ordures n'importe où. C'est inacceptable", clame Mohamed Eramami.

 

"Depuis que Monsieur Syamak Agha Babaei est là, on nous a donné de l’importance"

 

Certains résidents ont attendu plusieurs années avant que leurs problèmes ne soient pris en compte. Aurélie Scotti avoue que "la réactivité et la rapidité d'exécution de NLE laisse à désirer. Nous avons d'importants progrès à réaliser. Il y a une forte volonté de la part de la direction générale, donc nous allons y arriver". Début novembre, un employé de NLE a fait du porte-à-porte afin de lister ce qu'il restait à faire.

 

Plusieurs habitants pensent qu’un changement notable est intervenu il y a deux ans, au moment de la prise de fonction du nouveau président, Syamak Agha Babaei. "Depuis qu’il est là, on nous a donné de l’importance. Ça bouge, un petit peu, mais ça change", témoigne Fatma Inal. L’une des innovations : des permanences hebdomadaires pendant les travaux, puis mensuelles pour en assurer le suivi tous les premiers lundi du mois. Elles sont pilotées par Aurélie Scotti. "Nous voulions avoir plus de lien avec les habitants", expose cette dernière.

 

Ce lien est largement alimenté par Par enchantement, médiateur de proximité qui a vocation à assumer ce rôle sur la durée. D'autant plus qu'Aurélie Scotti et Syamak Agha Babaei vont quitter leurs postes très prochainement.

 

 

© Clara Guichon

 

“Balance !” : Quand les jeunes font la loi

“Quand il commence à faire noir, nuit, je ne sors pas", confesse Nefise Bezmem. Employée dans une société de nettoyage, la trentenaire s’inquiète pour ses trois enfants: "Il y a des jeunes qui font des bêtises.”

 

Squats de caves et greniers, détériorations de boîtes aux lettres, dégradations de poubelles. Les locataires du triangle Herrade craignent le comportement de certains adolescents. Âgés de 13 à 18 ans, ils vivent ici ou viennent de l’extérieur. “Tous les jours il y a des courses-poursuites à moto, des bagarres. Et puis, ça deale”, indique Fatma Inal, une locataire originaire du secteur.

 

Lors d’une réunion de quartier, le 18 octobre dernier, Anne-Valérie Demenus a répété que les habitants ont la responsabilité de dénoncer ces actes. “Il faut appeler le 17 pour faire remonter les problèmes auprès des forces de l’ordre”, a encouragé la directrice de projet QPV à Koenigshoffen-Est. Un numéro que les résidents composent peu, par peur de représailles. Sur certains murs des bâtiments, l’expression ‘balance’ est taguée. Une insulte que les jeunes utilisent pour persécuter ceux qui contactent la police.

 

“Il faut aussi se réapproprier les lieux”, insiste Anne-Valérie Demenus. De jour comme de nuit, le terrain bétonné situé entre le 26 et le 30 est occupé par des adolescents. Réunis en petits groupes, le regard balayant l’allée des Comtes, ils semblent garder l’entrée de la cité Herrade. “Organisez des manifestations positives, conseille la salariée de l’Eurométropole, comme des rencontres et des repas.”

 

Si certains habitants réclament des caméras de vidéosurveillance, Fatma Inal tempère : “Ces jeunes sont protecteurs. C’est étrange, mais quand je les vois, je suis rassurée.”

 

Le triangle de la discorde

A l’intérieur du triangle Herrade : un espace vert non aménagé et puis rien. La seule infrastructure accessible est un petit terrain multisports situé à une centaine de mètres de la cité. Alors les enfants improvisent des parties de foot dans la rue. Des accidents ont déjà eu lieu. “C’est l’autoroute, déplore Fatma Inal qui vit à Herrade depuis sa naissance. Il y a deux mois, un enfant a eu le pied arraché.” Une pétition a été lancée en 2016 afin d’alerter les pouvoirs publics. Deux ralentisseurs ont été installés. Problème : ils se trouvent à l’extérieur du triangle et ne sécurisent pas la zone dangereuse. Les habitants exigent un troisième ralentisseur, en vain.

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Trois enfants jouent en bordure de route en dépit des voitures qui traversent fréquemment le triangle Herrade, parfois à vive allure. © Clara Guichon

Il faut dire que la réalisation d’un projet d’aménagement extérieur nécessite l’accord de tous les acteurs du quartier : bailleur, Ville et copropriétaires. Et dans les rares cas où les démarches aboutissent, ce n’est qu’après de longs mois de négociations.

Les propositions les plus élémentaires entraînent inéluctablement des complications. Actuellement les locataires ne disposent d’aucun emplacement pour s’asseoir et discuter. L’association Par enchantement, très présente à Herrade, tente de prendre les choses en main. “Nous militons depuis de nombreux mois pour implanter des bancs publics mais la mairie n’a pas donné suite”, regrette Timothée Schulze, chargé de communication de l’association. Lors d’une réunion publique en octobre dernier, Anne-Valérie Demenus, directrice de projet à Koenigshoffen-Est, a assuré que la Ville envisage de les installer elle-même. Mais les échelles de temps ne sont pas les mêmes : “Nous souhaitons répondre aux problèmes des gens immédiatement, pas dans cinq ans”, se lamente Mohamed Eramami, un cadre de l’association.

Un autre projet est à l’étude, la construction d’une sorte de place du village, éphémère et démontable. “Les installations pourraient ainsi être retirées lorsque la mairie souhaitera aménager les lieux”, explique Timothée Schulze.

Pour améliorer la qualité de vie au sein du quartier prioritaire de la ville (QPV), les riverains se retroussent les manches. “L’été, nous ramenons des chaises Decathlon et des gâteaux tous les jours, raconte Fatma Inal. On va sur le terrain ou dans l’herbe, pour passer du temps ensemble et se divertir quelque peu.” La fête des voisins et la Saint-Sylvestre sont d’autres occasions d’animer Herrade.

 

Herrade : l’Istanbul strasbourgeoise

"Ma voisine est turque. Au-dessus, elle est aussi turque. En-dessous, c’est encore une Turque…", compte Fatma Inal, en agitant son index de gauche à droite. La quadragénaire, aujourd’hui locataire du numéro 22, a toujours vécu à Herrade. Son père a été l’un des premiers Turcs à s’installer dans le secteur.

 

"Suite à l’arrivée d’immigrés turcs, on a baptisé le triangle Herrade ‘Istanbul’", explique Mohamed Eramami, animateur de projets de l’association Par enchantement. Cette dénomination concerne tant les logements sociaux que les copropriétés situés dans la rue. "Par opposition, on surnommait les immeubles mitoyens de l’allée des Comtes ‘Ankara’, parce qu’ils étaient plus calmes", sourit-il. Fatma Inal se rappelle de certains heurts, comme ceux de 2010, lorsqu’une rixe a éclaté avec des Tchétchènes extérieurs au quartier. "Près de 30 Turcs sont descendus. Même moi j’y suis allée, raconte-t-elle avec entrain. Mais c’était notre faute…"

 

Selon Recep Cal, un habitant originaire d’Anatolie qui endosse parfois le rôle de traducteur au sein du quartier prioritaire, cette communauté représentait 60% des résidents dans les années 1980. Un chiffre qui s’établirait, en 2018, à 40%. "Les enfants sont partis", explique-t-il. Une chose a changé : la langue n’est plus un obstacle pour ces familles. "Avant, je traduisais des affiches d’informations pour le bailleur social et Par enchantement. Mais aujourd’hui, dans 99% des foyers, au moins une personne parle français", constate-t-il.

 

Pour autant, la culture turque imprègne toujours les murs de l’Istanbul strasbourgeoise. "Il y a une grande solidarité, s’exclame Fatma Inal. Quand quelqu’un est dans le besoin, on le console, on lui donne à manger." Certains participent activement aux fêtes de quartier. "On joue de la musique turque, raconte Nefise Bezmem, une nouvelle venue arrivée en avril 2017. Je me sens déjà vraiment intégrée."

 

 

Mickaël Duché, Clara Guichon et Léo Limon 

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