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Bienvenue dans un univers étrange, aux codes complexes, au langage exotique. Ici, les agents financiers masquent leur visage afin d'échapper aux règles du jeu des marchés. Ils utilisent des techniques informatiques ultra-performantes pour acheter et vendre des actions à une vitesse intersidérale. Le nombril de ce monde, la City de Londres, essaye de contourner la police de Bruxelles. Face à certaines dérives, des économistes plaident pour de nouvelles règles.

Le monde de la finance a son langage bien à lui. Difficilement compréhensible pour le néophyte qui s'aventure sur ces terres.
( CUEJ / Eléa François )

Les dark pools sont souvent critiqués pour leur manque de transparence. (CUEJ / Clothilde Hazard)

Les « dark pools » sont dans le collimateur de la Commission européenne. Le projet de révision de la directive concernant les marchés d’instruments financiers (MIF) entend faire la lumière sur ces plateformes de négociation opaques, sorte de système alternatifs aux grandes bourses réglementées. C’est pourtant la transposition de la directive MIF qui a permis, en 2007, l’apparition de ces plateformes en Europe.

Le terme « dark pool » recouvre en fait plusieurs types de systèmes informatisés d’échanges réservés aux investisseurs institutionnels opérant sans « transparence pré-négociation ». Explications : sur une plateforme de négociation classique, les ordres de bourses (achat ou vente) sont publics. Ces ordres, qui représentent l’offre et la demande, contribuent à la formation du prix d’une action. Les émetteurs d’ordres sont connus. Il y a « transparence pré-négociation ». Dans les dark pools, cette transparence n’existe pas. Autrement dit, les ordres ne sont pas publics et les acteurs sont anonymes. Les acheteurs et les vendeurs sont mis en relation directement par l’opérateur de la Dark pool, qui est le seul à détenir les informations sur l’offre et la demande.

2 à 5 % des échanges en Europe

Deux types de dark pools se distinguent alors: les plateformes « prix de référence » et les « crossing networks ». Pour les premières, le prix est « importé » des plateformes transparentes, il est connu à l’avance. Dans les secondes, les acteurs s’échangent des actions à un prix qui est déterminé entre eux grâce à l’intermédiaire de l’opérateur de la dark pool qui les met en relation. Contrairement aux dark pools « prix de référence », les crossing networks, n’ont pas de véritable statut au regard de la directive MIF de 2007. Ce sont des plateformes qui organisent des échanges de « gré à gré », c’est à dire des transactions qui sont passées directement du vendeur à l’acheteur. « En matière de négociation, hormis la fin des monopoles, c’est la seule chose qui a changé avec la directive MIF. Les échanges de gré à gré ont toujours existé mais aujourd’hui, ils sont organisés sur des plateformes», explique Marc Salvat, consultant et formateur chez First Finance.

Les transactions sur les dark pools concernent majoritairement de gros volumes d’actions. Elles ne sont publiques qu’après avoir eu lieu. L’objectif des dark pools est d’éviter que l’émission d’un ordre ait un impact sur les prix. Par exemple, un acteur va utiliser une dark pool s’il veut vendre massivement des actions sans que le prix de celle-ci ne chute.

Dans la plupart des cas, les dark pools sont opérés soit par des banques, soit par les bourses traditionnelles. Il n’existe pas à ce jour de chiffres clairs sur les volumes d’actions échangés. Ces chiffres varient d’un mois à l’autre. En Europe, les estimations varient de 2 à 5% du total des actions échangées. Le phénomène est beaucoup plus développé aux Etats-Unis, les estimations varient de 10 à 15%. Ce qui est certain, c’est que les volumes échangés sur les dark pools tendent à augmenter.

Manipulations de cours

Les dark pools sont souvent critiqués pour leur manque de transparence. La principale dérive constatée par les régulateurs concerne le processus de formation des prix. Sur les marchés, un prix est essentiellement formé à partir de la confrontation de l’offre et de la demande. Mais, si les volumes échangés de manière opaque deviennent trop importants par rapport à ceux échangés sur les marchés transparents, le processus de formation des prix peut être faussé. Cela ouvre également la porte à d’éventuelles manipulations de cours.

La proposition de révision de la directive MIF ne prévoit pas d’interdire les dark pools, mais seulement d’imposer la transparence si elles causent « des distorsions de concurrence » ou si elles « réduisent l'efficacité globale du processus de découverte des prix ». Les modalités concrètes des moyens dont disposeront les régulateurs restent encore à déterminer. Des négociations sont actuellement en cours.

Pour Marc Salvat, « Si on veut vraiment réguler des plateformes comme les crossing networks, il faudrait interdire les échanges de gré à gré. Or, les échanges de gré à gré existeront toujours. Je ne vois pas aujourd’hui comment l’intervention des régulateurs changera quoi que ce soit. »

Brice Lambert à Paris

Le trading à haute fréquence permet d'envoyer des millions d'ordres de bourse à une vitesse phénoménale. (DR)

Wall street, le 6 mai 2010. En l'espace de quelques minutes, le Dow Jones, principal indice boursier de la Bourse de New-York, plonge de plus de 9% avant de remonter. Un événement particulièrement inhabituel sur les marchés. Le responsable de ce « flash krach » ? Le trading à haute fréquence (THF).

Technologie surpuissante permettant d'agir plus vite sur les marchés, le trading à haute fréquence s'est considérablement développé ces dernières années. L'Autorité française des marchés financiers (AMF), estime qu'il représente aujourd'hui entre 30 et 40 % des transactions effectuées en Europe et entre 50 et 60 % de celles effectuées aux Etats-Unis. La technologie THF est réservée aux grands investisseurs, car son coût est très important. En France, seuls les grandes banques comme la BNP Paribas ou la Société générale peuvent se la procurer. Pratique autorisée, les régulateurs ne sont pour l'instant pas en capacité de le contrôler.

Le trading à haute fréquence, c'est l'utilisation d'ordinateurs très performants pour envoyer des millions d'ordres de bourse à une vitesse phénoménale. Les émissions d'ordres et les transactions sont automatisés. Une transaction peut ainsi être réalisée en moins de 500 microsecondes.

Des algorithmes sont utilisés pour calculer très rapidement les avantages et les risques d'une opération. Les détenteurs de ces technologies peuvent donc prendre l'avantage sur les autres, plus lents, et jouer sur les écarts de cours entre les différentes plateformes de négociations. Dans un monde où la vitesse de l'information est un avantage considérable, le trading à haute fréquence permet à ceux qui le pratiquent de gagner des sommes très importantes.

Les critiques à l'égard du THF sont nombreuses, voici les principales :

  • Il crée une distorsion de concurrence. Les technologies utilisées pour le THF sont très onéreuses. Seuls les investisseurs institutionnels les plus riches peuvent se les procurer.
  • Le THF permet la manipulation des prix. En émettant massivement des ordres et en les annulant dans la même seconde, le trader crée des mouvements de cours. Il peut ensuite tirer le meilleur parti de ces variations en vendant ses actions au moment opportun. Résultat : les taux d’exécutions des ordres boursiers sont extrêmement faibles : 4% en moyenne, soit une transaction pour 25 ordres émis. La pratique n'est pas légale, mais difficilement contrôlable.
  • Il accroit les risques systémiques comme les krach boursiers provoqués le plus souvent par un bug informatique.
  • Il accroit l'instabilité sur le « carnet d'ordres » ou « répertoire des ordres ». Les volumes d'ordres et la rapidité à laquelle ils sont émis puis annulés le rendent illisible. Concrètement, un ordre peut déjà être obsolète au moment où il est diffusé.

Pour l'AMF, il n'est pas question d'interdire le trading à haute fréquence mais de le réguler. Le gendarme de la bourse a mis en place une unité de spécialistes dédiés au sein du service de la surveillance des marchés pour suivre le THF. Seulement, il n'a pas les moyens d'investir dans les technologies nécessaires pour le surveiller en temps réel. L'AMF propose donc un encadrement en réglementant le temps entre l'émission et l'exécution des ordres, les transactions qui profitent des écarts de cours et en taxant d'avantage les acteurs qui émettent et annulent massivement des ordres.
Des réglementations qui ne seront efficaces que si elles sont appliquées à plus grande échelle. L'Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) doit publier ses recommandations sur le THF en Janvier 2012.

Clothilde Hazard et Brice Lambert à Paris

Le Premier ministre britannique, David Cameron, entend défendre la City face à l'Eurozone. (DR Le Conseil de l'Union européenne)

Le Trésor britannique a lancé un recours devant la Cour de Justice européenne contre la Banque centrale européenne (BCE) le 15 septembre. Une première pour un Etat membre. L'enjeu est important pour la City, menacée de ne plus pouvoir intervenir pour sécuriser les échanges de titres.

Le Royaume-Uni reproche à la BCE une règle, publiée le 5 juillet, qui stipule que les chambres de compensation ayant une exposition nette journalière de plus de 5 milliards de dollars doivent être situées dans la zone euro, ce qui exclue des organismes basés à Londres.

Ces chambres de compensation sont des intermédiaires entre vendeurs et acheteurs et assurent que leurs opérations sont garanties. Elles ont une fonction centrale et de plus en plus importante pour les marchés réglementés et de gré à gré. Pour la BCE, il s'agit avant tout de favoriser la stabilité du marché pour éviter que des risques deviennent systémiques, en soumettant ces chambres à un superviseur européen.

Dans son recours, enregistré sous le numéro T-496/11 à la Cour de Justice, le Trésor britannique fait valoir l'existence d' « une discrimination directe ou indirecte en raison de la nationalité (…) Elle enfreint également le principe général d'égalité que consacre le droit de l'Union ».

La chambre britannique que Londres estime visée en premier lieu : LCH. Clearnet, une des plus importantes du Royaume-Uni. Cette chambre indépendante, qui est aussi basée à Paris, s'occupe surtout des marchés de gré à gré. Elle voit transiter 50% des 434 000 milliards de dollars du marché mondial des contrats d'échange de taux d'intérêt. Elle représente la seconde plus grande chambre en ce qui concerne les obligations et s'occupe d'une large gamme de classes d'actifs, comme les CDS, les marchandises, les titres, les dérivés négociés en bourse, l'énergie et le fret.

La BCE, de son côté, ne paraît pas impressionnée par ce recours. Dans un document sur les normes applicables aux chambres de compensation publié le 18 novembre 2011, elle confirme son exigence.  La volonté de la zone euro d'accroître son intégration en matière financière a été clairement affirmé par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel à l'issue du sommet du 9 décembre à Bruxelles. Alors même que Royaume-Uni a, lui, décidé de s'isoler davantage.

Anna Benjamin et Victor Patenôtre à Londres
 

 

« Le défi est de réglementer l'ensemble de ce monde parallèle »

Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste spécialisée dans la supervision des systèmes bancaires et financiers et membre du Conseil d'Analyse économique, regrette la lenteur des régulateurs.

La crise des subprimes de 2008 a mis à jour l’existence d’un gigantesque système bancaire parallèle. Comment expliquez-vous son émergence ?

Il faut revenir à la fin des années 1980. Le comité de Bâle (qui regroupe les banquiers centraux et les autorités de réglementation et de surveillance bancaire des principaux pays industrialisés) a demandé aux établissements bancaires de constituer une réserve de fonds propres proportionnelle à l’ensemble des crédits octroyés à leurs clients. Pour contourner ces règles, les banques se sont détournées de l’épargne traditionnelle, celle des ménages, et se sont tournées vers les marchés pour trouver de l’argent. Elles ont « titrisé » toutes sortes de crédits, c’est-à-dire qu'elles les ont découpés en plusieurs tranches et les ont compilés dans différents produits structurés pour répartir les risques. Au cours de leur transformation, ces titres sortent du bilan des banques et passent par des canaux, des structures créées de toutes pièces qui ne sont juridiquement pas des banques et ne sont donc pas soumises aux mêmes contraintes. Le système bancaire parallèle au sens large regroupe tous ces instruments, structures, intervenants, marchés… qui font le métier de banquier - fabriquer des crédits à long terme à partir de ressources à court terme, sans avoir le statut et donc sans avoir à respecter les normes auxquelles sont soumis les établissements bancaires traditionnels.


A partir de 1995, il y a plus d'argent qui circule par le système bancaire parallèle que par les banques traditionnelles aux Etats-Unis. Comment expliquer le laisser-faire des autorités ?

On s’est imaginé que ces acteurs participeraient à la stabilité du système bancaire et financier en permettant un meilleur partage du risque. Mais cela a incité les banques à prendre plus de risques. Alors que le risque disséminé entre tous s'est finalement révélé bien moins contrôlé. Nous sommes passés d’un système où les banques assument le risque à un système où les acheteurs de ces titres assument le risque. Il faut réintégrer la prise de risque dans le bilan des banques. Et limiter la quantité de crédits qu’elles gèrent en fonction de leurs ressources.

Jézabel Couppey-Soubeyran. (CUEJ/Guillaume Clere)

Où en est-on au niveau de la réglementation ?

Le défi est d'en finir avec l'opacité et de réglementer l'ensemble de ce monde parallèle. En octobre 2008, le G20 réunit à Washington a pris cet engagement. Mais les choses n’ont pas beaucoup avancé depuis. Les Etats-Unis et l’Union européenne ont réglementé l’activité des hedge funds (fonds d’investissement spéculatifs friands de prêts structurés) à partir de 2013. Mais rien n’est prévu pour encadrer sévèrement le processus de titrisation. Ce n’est pas les structures qu’il faut encadrer, c’est extrêmement facile de les contourner. Ce qu’il faut, c’est encadrer le processus de titrisation de A à Z.

Propos recueillis par Guillaume Clere

 

 

 

 

 

 

 

 

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