Prendre la relève : une responsabilité collective
Derrière ses larges lunettes et son sourire en coin, l’homme d’affaires reconnaît l’opportunité économique que représentent ces nouveaux flux de marchandises pour son pays. Il le croit dur comme fer : aider l’Ukraine à exporter ses marchandises permettra de financer et de gagner la guerre. « On a accueilli les réfugiés, c’est très bien. Maintenant, il faut aider les fermiers à vendre leurs produits et à faire tourner l’économie. » La Commission européenne a bien versé 450 millions d’euros à la Roumanie pour donner asile aux déplacés, mais le soutien sonnant et trébuchant pour la reprise en main des marchandises ukrainiennes est encore en suspens. Un oubli intenable pour Viorel Panait, qui juge le sujet explosif. « Les Ukrainiens sont assis sur 25 millions de tonnes de céréales qui attendent d’être exportées. À la fin de l’année, ce sera 110 millions de tonnes de plus. Au-delà de la famine, il s’agit de soutenir les industries du monde entier. Pour le fer, on parle de 40 millions de tonnes bloquées en Ukraine. Sans ces matières premières, votre frigo coûtera le double l’année prochaine. »
Avec la guerre à ses portes, la Roumanie se charge désormais d’une large partie du transfert des exportations de l’Ukraine. Par camion, train et barges, les marchandises transitent largement par le sud du pays, mettant à rude épreuve des infrastructures dépassées.
Pour régler le problème et accélérer les flux, le ministère des Transports, Sorin Grindeanu, s’est engagé à rénover les cinq kilomètres de rails problématiques avant septembre. Une opération à 260 millions d’euros, à laquelle un responsable du groupe allemand DB Schenker, chargé de la logistique des exportations internationales, ne croit guère. « Entre ce que le gouvernement dit et ce qu’il fait… J’attends de voir. » Sans attendre les investissements promis, le transit des marchandises ukrainiennes à Galați a d’ores et déjà augmenté de 15 %.
Le conflit accélère la mise en place de ces nouvelles routes commerciales, une opportunité de taille pour la Roumanie et l’UE, ainsi mieux connectées à l’Ukraine et au reste du monde. Plusieurs observateurs roumains s’accordent à penser que cette « porte de secours » que représente leur pays sera toujours utile après la guerre. Les investisseurs espèrent que ces chemins se pérenniseront, quand bien même le ciel d’Odessa s’éclaircit.
Éléonore Disdero
Maintenant, les poids-lourds s’entassent de tous côtés. Certains remplis de marchandises attendent de finir les formalités administratives pour descendre à Constanța, 150 kilomètres plus au sud. Pour les autres, à vide, il faut patienter avant de prendre la barge – une toutes les trois heures – et rentrer en Ukraine. Parce que les moyens financiers manquent pour mettre en place plus de passages et que le poste frontière n’a pas la place d’accueillir plus de camions, les routiers en provenance d’Odessa patientent plusieurs jours avant de pouvoir traverser le fleuve.
260 millions d’euros pour moderniser les rails
Du côté de Galați, port fluvial majeur de la Roumanie un peu plus au nord d’Isaccea, d’autres marchandises ukrainiennes franchissent, elles, la frontière moldave avant d’être convoyées par voies de chemins de fer jusqu’aux deux ports de la ville. Problème, l’écartement des rails moldaves – héritage de l’époque soviétique – et roumains n’est pas le même. Résultat, les trains se retrouvent bloqués à un ou deux kilomètres de leur destination. Une perte de temps considérable pour les convois de marchandises qui peinent à arriver jusqu’aux barges de Galați, elles-mêmes chargées de descendre jusqu’à Constanța par le Danube, empruntant en fin de course un canal construit sous l’ère Ceaușescu.
« Hajra…» , lance un gaillard sur le quai de la gare de la ville de Sfântu Gheorghe. « Sepsi ! », répond en chœur la foule en rouge et blanc. « Vive Sepsi », en hongrois. Dans le train en partance pour Bucarest, où des écharpes de foot pendent des porte-bagages et des canettes de bière recouvrent les tables, on n’entendra pas un mot de roumain. Ce soir-là, le Sepsi OSK livre un dernier duel pour remporter la Coupe de football de Roumanie. La mairie a affrété un train pour convoyer 500 supporters jusqu'à la capitale. Des milliers d’autres prendront la route.
Pour un club d'une ville de seulement 50 000 habitants, atteindre la première division roumaine moins de sept ans après sa fondation, en 2011, était inespéré. L'équipe a beau compter une dizaine de nationalités et son directeur marteler aux journalistes que le Sepsi est roumain, les supporters sont unanimes : le club représente les Hongrois de Roumanie. De son nom, abréviation du nom hongrois de la ville, Sepsiszentgyörgy, à ses fans, parmi lesquels les Roumains sont rares.
Environ 1,2 million de Hongrois vivent en Roumanie, soit 6,5 % de la population. Implantés depuis des siècles en Transylvanie mais magyarophones, ils ont la citoyenneté roumaine. En effet, la Roumanie distingue la citoyenneté (politique) de la nationalité, liée à la langue et la culture. Dominants politiquement dans la région du Moyen Âge jusqu’au début du XXe siècle, les Hongrois ont perdu privilèges et biens lors du rattachement de la Transylvanie à la Roumanie en 1920. La minorité déchue a subi une politique de roumanisation forcée, accentuée sous le régime national-communiste de Ceaușescu. Même si elle a pu depuis retrouver des institutions propres et une représentation politique, le ressentiment persiste.
Les Hongrois roumains pris entre Bucarest et Budapest
À Sfântu Gheorghe (Saint-Georges), plus des trois quarts des habitants parlent, mangent, vivent hongrois. Sourire aux lèvres, Istvan, fan de longue date du Sepsi, affirme que la finale est « une occasion de se réjouir d’être hongrois ». Certains se sentent encore aujourd’hui considérés comme des « citoyens de seconde main ». « Il y a des inégalités régionales en Roumanie, au détriment de la minorité hongroise », explique Tamás Kiss, sociologue spécialiste des minorités ethniques. Depuis une décennie surtout, le financement par Bucarest des institutions hongroises a diminué, notamment à cause de l’affaiblissement du parti représentant la minorité hongroise, l’UDMR. Mais le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, revenu au pouvoir en 2010 avec un programme conservateur, nationaliste et illibéral, a pris le relai et arrosé de subventions la diaspora de ses pays frontaliers, de l’Autriche à l’Ukraine. En dix ans, les Hongrois de Roumanie ont touché plus de 520 millions d’euros, d’après l’enquête journalistique Hungarian Money.
Plusieurs millions sont allés au Sepsi. Leur dernier fruit : le stade flambant neuf du club et ses tours dorées dans le style de l’architecte hongrois Imre Makovecz. « Viktor Orbán investit partout où il peut booster l’identité hongroise », commente le politologue Sergiu Mișcoiu. Construction d’écoles, rénovation d’églises, achat de médias… et développement du football, « une forme de culture populaire qui permet de construire une nation plus efficacement que la littérature », renchérit Tamás Kiss. L’Académie de football du Pays sicule a reçu plus de 10 millions d’euros des caisses hongroises depuis sa création en 2013. Forte de 14 antennes en Transylvanie, cette structure scrute les clubs amateurs pour recruter de jeunes talents et exporter les meilleurs vers la Hongrie. Alors même que la Hongrie se serre la ceinture, un coûteux projet de deuxième académie promet de consolider le soft power d’Orbán au-delà de ses frontières.