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La Roumanie à toutes vitesses

26 mai 2022

La Roumanie à toutes vitesses

Les étudiants de Presse écrite et multimédia du Cuej ont silloné durant un mois la Roumanie, un pays tourné vers l'UE, mais bousculé par le conflit dans l'Ukraine voisine. Reportages, enquêtes, photos... Retrouvez ...

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« Il y a une forte biodiversité et des écosystèmes stables »

Laura Bouriaud
Professeure à la faculté de sylviculture de l'université Ștefan cel Mare de Suceava

« De manière générale, nos forêts perdent en qualité et en densité »

Cristian Neagoe,
Porte-parole de Greenpeace Roumanie, section Forêts et Biodiversité

Un « parallèlisme ethnique » croissant

Interrogés sur le but des financements hongrois, les fans refusent de parler politique. Les experts sont plus loquaces : grâce à sa générosité, le populiste Orbán impose ses thématiques conservatrices et gagne à sa cause une réserve d’électeurs. En 2011, Budapest a octroyé à sa diaspora la double citoyenneté et le droit de vote qui l’accompagne. Parmi les Transylvaniens qui ont voté aux législatives hongroises d’avril 2022 (environ un quart), 94 % ont plébiscité le parti d’Orbán – un modèle de « clientélisme politique », lâche Sergiu Mișcoiu. 

Les subventions ont un autre effet, plus insidieux : à l’instar des clubs amateurs, les théâtres en hongrois ou les écoles où le roumain est enseigné comme une langue étrangère fleurissent, et Hongrois et Roumains vivent de plus en plus séparés. C’est ce que Tamás Kiss nomme le « parallélisme ethnique », un projet poussé par les élites hongroises de Transylvanie depuis la chute du communisme comme substitut à l’autonomie politique, et renforcé par les florins venus de la mère-patrie. « C’est bien que chaque groupe ethnique ait des institutions qui le représentent, mais il faut aider davantage les gens à sortir de leur cercle et à aller d’une institution à l’autre », juge Anna Maria Popa, chignon mauve et ongles aussi colorés que le théâtre roumain qu’elle dirige à Sfântu Gheorghe. Cette fervente supportrice du Sepsi, fille d’un Hongrois et d’une Roumaine, voit dans le club une manière de « rassembler la communauté multiculturelle de la ville ».

Mais si Sfântu Gheorghe, où les langues hongroise et roumaine coexistent sur les devantures des magasins, apparaît comme un exemple de cohabitation paisible, une hostilité latente entre les deux ethnies ressurgit de façon erratique lorsque le Sepsi joue loin de chez lui. Lors de la demi-finale à Craiova, dans le sud du pays, des supporters adverses ont scandé « Les Hongrois dehors », rappelle un partisan du Sepsi dans le bar du centre-ville où des dizaines de personnes se sont réunies pour regarder la finale. Dans les gradins de Bucarest, un groupe dissident de fans du Sepsi a rétorqué en tournant le dos à l’hymne roumain – les images circulent sur les réseaux sociaux. Mais pour László, un quinquagénaire râblé venu assister à la retransmission avec des amis, ces tensions ne ternissent pas la victoire du Sepsi contre les Voluntari de Bucarest (2-1) : « C'est juste une histoire de politique. Nous, on n’a pas de problème avec les Roumains. »

Emilio Cruzalegui et Yasmine Guénard-Monin

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Depuis le début de la guerre, les marchandises ukrainiennes transitent d'Odessa jusqu'en Roumanie. © Enora Seguillon

Aux frontières du pays, il y a aussi la Moldavie, avec la République autoproclamée de Transnistrie, pro-russe, et où des soldats russes sont présents depuis les années 1990. La récente demande d’intégration de la Moldavie dans l’UE pourrait-elle avoir des conséquences dans la région ?

S.M. : Pour l’instant, c’est surtout de la propagande. L'Union européenne tente de garder la Moldavie dans le giron occidental, mais son entrée dans l’Union est encore très hypothétique. De leur côté, les Russes déstabilisent le pays via la Transnistrie, et font craindre une nouvelle intervention militaire. Cependant, si on a parfois l'impression d’un espace homogène et 100 % pro-russe, ça n'est pas forcément le cas. Les politiciens locaux instrumentalisent le sentiment pro-russe pour servir leurs intérêts, mais une trop grande déstabilisation les desservirait. Cela pourrait aboutir, avec le regain actuel des forces ukrainiennes, à une intervention militaire de la part de Moscou. Or cela voudrait dire la fin de la République autoproclamée de Transnistrie.

Sur un plan économique, la Roumanie pourrait-elle sortir gagnante de cette guerre ?

S.M. : La Roumanie est assurément présente, en particulier dans le secteur agricole. Jusqu’ici, la compétition avec les prix cassés de la Russie et de l'Ukraine était trop rude pour les agriculteurs. Dorénavant, le secteur agricole dispose d’un horizon plus large. À relativiser tout de même car la hausse des prix de l’énergie et des produits de consommation n’est pas sans effets. C’est une des limites. Il faudrait aussi avoir des investissements de l'État, à travers une planification. Mais ce mot est désormais honni en Roumanie. On déteste ce qui est pensé à long terme, alors que c'est finalement la chose à faire dans ce genre de cas. Pour ce qui est de l’énergie, les conséquences de la guerre se répercutent sur les prix du pétrole. Lukoïl et Gazprom étaient les deux compagnies à proposer les prix les plus bas à la pompe. Elles sont désormais boycottées par une partie de l’UE, mais les autres compagnies en ont profité pour gonfler les prix. Et l’État, dans sa logique néolibérale, n'a pas souhaité intervenir. 

Pour le gaz et l'électricité, nous avons ici un mix énergétique assez varié, donc les effets sont moins importants. Mais il y a d’autres éléments à prendre en compte. Par exemple, la Roumanie prévoyait d’exploiter du gaz offshore en mer Noire : mais aujourd’hui, avec des bombardements presque hebdomadaires dans la région, ce projet est compromis.

La guerre peut-elle pousser la Roumanie vers l’adoption d’autres mécanismes comme la zone euro ou l’espace Schengen ? 

S.M. : Je dirais plutôt non, même si le gouvernement prévoit de s’aligner sur la zone euro dès janvier 2024. Mais pour l’instant nous ne remplissons pas les conditions, contrairement à la Bulgarie par exemple, qui est pourtant moins développée, avec une instabilité gouvernementale chronique. En plus, Bucarest a continué à jouer sur l'inflation afin de pouvoir booster les exportations. Quant à l’espace Schengen, certains pays, notamment les Pays-Bas, sont peu disposés à accepter l'adhésion de la Roumanie, par crainte des flux migratoires. Mais jusqu’à présent, qu’il s’agisse de la crise des réfugiés en 2015 ou des Ukrainiens cette année, ces flux ne sont quasiment pas passés par la Roumanie, car elle ne faisait pas partie de Schengen. 

Enfin, pour ce qui est de son intégration à l’UE, elle a accru le fossé entre les gagnants et les perdants de la mondialisation. Les fonds européens ont généré un phénomène à deux vitesses, encourageant les grands centres urbains et quelques « archipels » dans des régions très touristiques. Mais une grande partie du territoire a été délaissée, en particulier le monde rural. Les services publics se sont raréfiés et leur qualité s’est beaucoup dégradée, en particulier dans l’éducation et la santé. On a une population vieillissante qui est aussi très peu prise en compte par l’État.  

Malgré tout cela, la Roumanie passe pour être très pro-européenne, à la différence de la Pologne ou de la Hongrie. Comment l’expliquez-vous ?

S.M. : La Roumanie a toujours pris comme modèle la France, l’Italie et même l’Allemagne. Le fait que le roumain soit une langue latine a évidemment joué. Le pays a également toujours dépendu de l’Occident et des grandes puissances impériales pour garantir son existence. Par ailleurs, il n’existe pas de complexe du grand empire ou du grand royaume déchu, comme cela peut être le cas en Pologne ou en Hongrie. 

L’europhilie s’explique aussi par le taux de confiance terriblement bas dans les institutions nationales. Le parlement ne dépasse pas les 7 % ou 8 % de confiance, et le gouvernement est autour de 22 %. Ce qui est en cause, c’est la corruption des responsables politiques : presque 3 millions de personnes ont manifesté en février 2017 contre ce phénomène. Mais aujourd’hui, les Roumains voient ces mêmes responsables nommés à des fonctions clés de l’État. Donc on a l’impression que peu importe la manière dont sont gérées les institutions européennes, cela ne peut pas être pire que chez nous. En quelque sorte le salut ne pourrait venir que d’ailleurs, en l’occurrence de Bruxelles.

J’ajouterais que la Roumanie pourrait jouer un rôle intéressant au sein de l’UE. Parmi les pays de l’Est, c’est le plus europhile, celui qui a toujours gardé le plus haut les drapeaux de l’Europe et de l’Otan, sans ambiguïtés mais aussi sans excès. À un moment où Bruxelles cherche des partenaires pour promouvoir la construction européenne, qui n’ont pas de nostalgie de grandes puissances déchues, la Roumanie serait une bonne candidate. Mais il faudrait pour cela qu’elle arrive à mieux se vendre, notamment en renforçant la place de ses fonctionnaires au Parlement européen ou à la Commission.

Propos recueillis par Géraud Bouvrot et Emilien Hertement

La fin du charbon semble irréversible et la question de la transition est omniprésente dans cette ancienne région industrielle du sud-ouest de la Roumanie. Mais tout semble encore à faire pour que ce cadre verdoyant et montagneux retrouve un avenir.

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