Pour ces adolescents, d’autres alternatives existent, mais en dehors de Cronenbourg. Samuel et Faliba, deux collégiens de 13 ans, forment le groupe de rap Mini Gang. Les deux compères se rendent régulièrement à Hautepierre dans les locaux de Horizome, une association visant à développer les actions artistiques et culturelles dans les quartiers de Strasbourg. “Greg”, animateur, y a installé un studio informel où il accueille les musiciens en herbe. Son ambition : apporter aux jeunes les compétences nécessaires pour monter un projet musical de A à Z. Il leur transmet des bases en matière de logiciels, de techniques d’enregistrement et de mixage, mais aussi les rudiments du droit de la propriété intellectuelle.
Vingt ans plus tard, les rappeurs du quartier déplorent l’individualisme qui y règne, empêchant l’émergence d’une véritable communauté musicale. “Aujourd’hui, il n’y a plus trop d’esprit collectif”, regrette Friky. Également graffeur et danseur, cet ancien “rappeur du dimanche” baigne depuis son plus jeune âge dans la culture hip-hop. Faute de soutien dans son quartier, Ifrik de son vrai nom a choisi de s’entourer d’un collectif pour donner une nouvelle impulsion à sa musique. “Tu peux te développer à Cronenbourg quand tu es dans un groupe, estime-t-il. Quand t’as une équipe, les gens en parlent et ça fait bouche-à-oreille.” Mais pour cela, il a dû chercher plus loin, dans toute l’agglomération. Au sein du collectif strasbourgeois SX Bay, il a pu s’entourer de professionnels des milieux de la musique et de la nuit. Producteurs, beatmakers, DJ’s sont autant de connexions qui lui faisaient défaut à Cronenbourg. Ensemble, ils ambitionnent de produire prochainement un album.
Le règne de l'individualisme
Quand certains trouvent leur force dans le collectif, d’autres font le choix de l’autoproduction. Bobie, rappeur originaire d’Accra au Ghana, est arrivé à Cronenbourg en 2000. À l’époque, il se produisait régulièrement lors des fêtes du quartier sous le nom de Bibi. Aujourd’hui, le trentenaire préfère exporter sa musique vers son pays natal. “Ici, c’est chacun dans son coin”, observe-t-il, amer. Si la barrière de la langue constitue une contrainte pour lui - il rappe en anglais et en twi, un dialecte ghanéen - l’absence de studio d’enregistrement est un obstacle majeur qu’il rencontre comme tous ses collègues. Nombre d’entre eux ont donc fait le choix d’investir dans un “home studio”, à l’image de Pako, mais aussi de Bibi qui a transformé sa cave en studio d’enregistrement. Microphone, carte son, ordinateur puissant et logiciels payants : un investissement conséquent pour qui veut produire de la musique sans s’éloigner du quartier. À la contrainte financière s’ajoutent d’indispensables connaissances techniques. Bibi, qui avoue ne pas beaucoup sortir de chez lui, a appris grâce à des tutoriels sur Youtube. “Je fais tout : je compose mes morceaux moi-même, j’enregistre, je fais le mixage et le mastering tout seul.” Son expérience, il souhaiterait la partager avec des jeunes qui n’auraient pas les moyens de s’offrir un studio professionnel.
David Kodat, "le coiffeur des sportifs"
En 2001, le père de David Kodat rachète le salon d’un coiffeur en faillite, 103 route de Mittelhausbergen. Dès lors, David travaille aux côtés de son père. En 2010, il reprend l’entreprise familiale à son compte. Il dirige aujourd'hui deux salons qui emploient sept personnes, l’un à Cronenbourg et l’autre à Schitigheim.
David est surnommé "le coiffeur des sportifs". Franck Nkitilina, joueur de basket des New York Knicks en NBA, et Michael Cuisance, footballeur du Bayern Munich, tous deux originaires de Strasbourg, sont récemment passés entre ses mains. Youcel Atal, de l’OGC Nice, a aussi fait appel à ses services juste avant un match à la Meinau contre le Racing.
"J’ai commencé à coiffer certains joueurs du Racing club de Strasbourg en 2015 quand le club était en National. Au fur et à mesure des montées et des joueurs qui sont arrivés, cela m’a permis de me faire un nom", se rappelle David. Au-delà des sportifs, il coiffe rappeurs, producteurs et chanteurs. Pour communiquer, il utilise Instagram. Pour ses 15 000 abonnés, les stories ou photos sont quotidiennes.
David, qui s'est inspiré du coiffeur new-yorkais Mark Bustos, publie aussi des clichés de sans-abri en train d’être coiffés. À travers son association Les Compagnons de l’espoir, créée en 2017, il vient en aide aux plus démunis. Équipé de ses ciseaux, il parcourt les rues de Strasbourg les dimanches : "Mon but, c’est d’apporter un peu de bonheur dans la vie de ces personnes."
Thibault Nadal
“Pour moi, le rap ça a toujours été ça, de la dénonciation.” Pour Pako, le rap se doit de délivrer des messages. Le trentenaire doit d’ailleurs son plus grand succès au morceau Douce Alsace, pamphlet contre la réforme territoriale de 2014. Avec près de 70 000 vues sur Youtube et plusieurs articles de la presse locale et nationale à son sujet, le Cronenbourgeois a réussi à tourner les projecteurs vers le rap de son quartier. Un exploit tant le rap de Cronenbourg peine à se faire entendre depuis vingt ans. “Il y a beaucoup d’anciens qui, par leur négligence, ont fait que le rap d’ici n’a jamais évolué”, grince Pako. Absence de structure adaptée, manque de communication et de liens entre les générations, les difficultés auxquelles doivent faire face les rappeurs de “Cro” sont nombreuses.
Pourtant, dans les années 1990, la scène musicale du quartier était vibrante. Des groupes comme Echo, M.A.D et La Mixture y faisaient vivre la culture rap. “À cette époque on faisait ça dans les caves, les caisses et les chambres. Et le quartier était une source d’inspiration magnifique, se rappelle Kadaz, l’un des quatre membres de La Mixture. Les types du quartier nous soutenaient naturellement, on parlait d’eux, de ce qu’ils vivaient au quotidien.” Le collectif était très reconnu à l’époque, au point de collaborer en 1998 avec la Fonky Family, groupe pionnier du rap français.
Sorti de terre en 2014, l’écoquartier de la Brasserie est le premier de ce type construit à Strasbourg. Cinq ans après, les habitants dressent un bilan de leur expérience. Cohabitation difficile, démarche écologique insuffisante, voitures trop présentes : les critiques se multiplient.
Rues piétonnes, jardins partagés, bacs de composte, espaces verts… L’écoquartier de la Brasserie présente les atours d’un habitat écologique en 2019. Cerise sur le gâteau, les immeubles à hauteur modérée, espacés les uns des autres et aux devantures colorées bénéficient d’un chauffage géothermique au sol, neutre en carbone.
Niché entre la route de Mittelhausbergen et la rue Ernest Rickert au sud de Cronenbourg, l’écoquartier de la Brasserie a accueilli ses premiers habitants il y a cinq ans. Aujourd’hui, 1200 personnes vivent cette expérience originale d’habitat. Sur ces lieux se situait l’ancienne canetterie Kronenbourg, le géant de la bière alsacienne. L’enseigne trône à présent sur l’hôtel récemment construit à cet emplacement. L’entreprise a cédé son terrain en 2006 à la SERS, une société d’aménagement local. L’ancienne équipe municipale décida alors d’utiliser ce terrain pour y construire le premier écoquartier de la ville. Pari gagné pour Serge Oehler, l’actuel adjoint à la mairie chargé du quartier Cronenbourg : “C’est un secteur qui apporte une belle diversité au quartier et une dynamique habitante très intéressante qui a permis d’ajuster avec les habitants des espaces qui ont dû être repensés à l’usage. »
Selon Yves Grossiord, habitant de « K’hutte », un habitat participatif financé en autopromotion, le point positif de ce quartier est « la variété d’individus, d’origines, de styles d’architecture. Il souligne toutefois que tout reste à faire, ce n’est pas parce que c’est un écoquartier que tout va bien ». Or celui qui est aussi l’architecte de K’hutte et président de l’association de quartier Brassage souligne certaines lacunes : « Il faut que l’on soit réellement un écoquartier. On doit faire le tri des déchets, accepter que ce soit un espace sans voiture. Vivre dans un bout de ville en 2019 et pour les années à venir, ce n’est plus comme on le faisait dans les années 1950. »
Julien D.* s’est installé au 22 rue Hatt avec sa petite amie au mois de mars 2019 après un voyage d’un an en Australie : “L’Australie c’est un peu comme les Etats-Unis. On a vu la malbouffe, la consommation excessive. On faisait aussi de la randonnée et on était plus proche de la nature. Depuis, on s’intéresse à tout ce qui est gestion des déchets et au bio”. Le jeune couple fait le tri, possède un bac à composte dans sa cuisine et cultive une parcelle d’un jardin partagé au milieu du quartier. Il souhaite se séparer de l’un de leur deux véhicules, circulant le plus souvent à vélo. Cependant, Julien D. regrette “qu’il y ait des différences au niveau de la motivation. On voit dans les poubelles que certains ne font pas le tri, c’est bizarre pour un écoquartier...”
“Je ne savais pas que ça serait un écoquartier, on ne le ressent pas forcément”
Habitante du 6 rue Hatt depuis cinq ans avec son mari et ses quatre enfants, Karima Driouch est venue ici pour quitter la Cité nucléaire et bénéficier d’un appartement social plus grand. Il aura fallu cinq ans de patience à la famille pour que le bailleur Ophéa (ex-CUS Habitat) leur propose l’écoquartier. “Je ne savais pas que ça serait un écoquartier, on ne le ressent pas forcément”, déclare-t-elle.
Au dernier étage, Céline Forgues, mère de famille divorcée, a elle aussi bénéficié des services d’Ophéa. Elle affirme faire le tri de ses déchets mais n’est pas venue pour la dimension écologique. L’auxiliaire de vie réfléchit à partir : “L’ambiance n’est pas bonne. Ici, il y a toujours des problèmes. On paye des charges pour les espaces verts mais rien n’est fait. Pour un soit disant écoquartier, c’est trop cher”.
En face, au 5 rue Hatt, c’est l’immeuble entier qui s’est retourné contre le bailleur social. Une lettre a été signée par tous ses habitants pour dénoncer le prix des charges pour les espaces verts. “Ils nous ont facturé des entretiens de verdure, soit disant qu’ils ont fait des travaux, et nous ont fait payer plus”, s’insurge Isabelle Garnier. Elle affirme qu’aucune intervention n’a été faite sur les espaces verts devant son immeuble. L’animatrice en périscolaire de 52 ans avait dû payer 280 euros de charges pour les espaces communs en 2017. Au final, Ophéa lui a remboursé près de 200 euros.
Sur le palier de l’immeuble, encore en tenue de travail, Antoine Piazzoli explique être venu ici “pour changer d’air”. Arrivé en 2014 de Nantes, il est l’un des tous premiers à s’être installer dans l’écoquartier. Locataire d’un logement social, l’électricien a été séduit par le projet : “Je me suis dit que j’allais payer moins, et qu’en plus ce sera un quartier responsable pour l’environnement”. Plutôt satisfait, il admet une cohabitation difficile au sujet des voitures “Les gens se mettent un peu n’importe où parce qu’ils n’ont pas de place. Un jour quelqu’un est venu et a rayé toutes les voitures mal garées”. Avec sa femme, ils payent 75 euros par mois pour deux places dans le parking souterrain : “Tout le monde ne peut pas se payer ça, c’est pour ça que beaucoup se garent dans la rue.”
Un manque d’information sur l’écoquartier
“Les espaces verts communs et jardins partagés sont ouverts à tout le monde mais les gens ne veulent payer que pour ce qu’ils vont utiliser”, explique Dominique Biellmann. Pour l’habitant de K’hutte qui est aussi président de l’ASL, l’association qui regroupe les syndics du quartier, ces problèmes relèvent d’un manque d’information : “Certains promoteurs et bailleurs ont fait le job, d’autres non. Quand on est bailleur social, il faut aussi expliquer aux gens qu’ils ne pourront pas utiliser leurs voitures.”
Yves Grossiord va plus loin : “Je pense que la plupart des gens ont acheté ici un peu par hasard, car c’est sympa, il y a de la verdure. Mais les promoteurs et bailleurs ne les informent pas, on ne leur dit pas qu’un écoquartier, c’est aussi des contraintes.” Début 2019, il crée avec d’autres habitants l’association Brassage. Le nom a été choisi “en référence à l’ancienne brasserie Kronenbourg, mais aussi pour un brassage de gens, de genres, d’idées”. Cependant, souder 1200 personnes est difficile : “Certains trouvent qu’on ne va pas assez loin dans la démarche écologique, d’autres se sentent envahis par des gens qui veulent refaire le monde.”
Dominique Biellmann regrette que l’association n’ait pas été créée plus tôt : “Dans tout écoquartier, il doit y avoir une association. On a quatre ans à rattraper.” Depuis janvier, des initiatives sont mises en place. En juin, la première fête de l’association Brassage a eu lieu, rassemblant les habitants autour d’un verre. En octobre, une fresque participative a été réalisée. Enfin, pour combler le manque de communication des bailleurs et agents immobiliers, l’association est en train de rédiger une charte morale. Non contraignante, elle sera distribuée aux futurs habitants afin d’expliquer ce qu’implique de vivre dans un écoquartier.
* Le prénom a été modifié
Le label écoquartier
En 2008, le Grenelle de l’environnement lance la démarche “EcoQuartier” en France. Avec le plan “Ville durable” annoncé par Jean-Louis Borloo, le gouvernement souhaite initier un nouveau modèle de développement urbain plus respectueux de l’environnement.
En 2012, un label ‘Ecoquartier” est créé. Il « distingue et valorise des démarches de conception et de réalisation de quartiers qui respectent les principes du développement durable tout en s’adaptant aux caractéristiques de leurs territoires.” Ce label distingue quatre étapes en fonction des différentes phases de réalisation. La première est l’écoquartier “en projet”, la seconde “en chantier”, la troisième “livré” et enfin la dernière “confirmé’.
On dénombre aujourd’hui en France 380 projets labellisés étape 1 et 200 en étape 2. 51 projets (dont celui de la Brasserie) ont été livrés et atteignent le label étape 3. Au 13 novembre 2019, six écoquartiers en France ont atteint l’étape finale.
Dans sa mise en oeuvre, l’écoquartier ne remplit pas seulement des objectifs environnementaux, il doit aussi répondre à des enjeux sociaux et économiques en encourageant la mixité sociale, la valorisation et la diminution des déchets ou encore le recours aux modes de transport “doux” et non polluants (voies piétonnes, pistes cyclables…).
Plus d’infos : http://www.ecoquartiers.logement.gouv.fr/
Estelle Wencken, 45 ans, hospitalisée à l’EPSAN pour une dépression depuis juillet 2018, confirme ce changement d’attitude. "Tout le monde appréhendait au début mais ils ont constaté qu’on était pas fous", raconte-t-elle. Alors qu’elle ne connaissait pas le quartier à son arrivée à Cronenbourg, elle se souvient de ses premières rencontres avec les habitants. "L’été dernier, on a fait connaissance avec des habitants à l’extérieur de l’EPSAN. Maintenant je vais les voir chez eux," s'amuse-t-elle. Pour des patients comme Estelle, qui n’a jamais reçu de visites de son fils, ces relations avec les habitants permettent de rompre l’isolement.
Arthur Jean, Marion Henriet et Lucas Lassalle
En mai 2019, un EPSAN ouvre ses portes rue Becquerel. Implanté en plein milieu d’une zone résidentielle qui regroupe écoles, logements sociaux et commerces, il suscite interrogations et rumeurs.