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Paradoxalement, les commerçants des boutiques alentour estiment ne pas subir la concurrence de cette grande enseigne. “La plupart des gens qui viennent dans notre épicerie savent qu’ils trouvent ici des produits spéciaux, qu’il n’y a pas à Auchan ou dans les autres commerces”, précise d’un air assuré le boucher d’Asan Market, en esquissant un sourire sous sa moustache. La petite boutique, qui fait face au supermarché, propose des spécialités alimentaires turques et bosniaques, comme les kadayıf, célèbres gâteaux turcs aux cheveux d’ange.
À chacun sa clientèle
La famille Gregorian tient l’ARM Market, un petit local à l’enseigne discrète, qui fait la part belle aux produits russes et arméniens. Le commerce, ouvert fin juillet, ne souffre pas non plus de la présence d’Auchan. “Lorsque nos clients veulent acheter des produits de base, ils laissent leurs achats ici et traversent la rue pour aller rapidement à Auchan avant de revenir”, ajoute la vendeuse Tatevik, une jeune brune d’une vingtaine d’années.
Pas de concurrence non plus avec l’Asan Market, son voisin, mais pour une autre raison : les récents affrontements entre l’Arménie et l'Azerbaïdjan – soutenu par la Turquie – au Haut-Karabakh. Rien d’étonnant donc à ce que le sourire de Tatevik se crispe légèrement quand on lui parle de l’Asan Market, dont le propriétaire est turc. “Nos clients ne vont pas chez eux et inversement”, déclare-t-elle, “c’est une question de principe”. Les relations entre les deux commerces ont beau être très cordiales, les tensions internationales n’épargnent pas la route de Bischwiller.
Lorsque la route de Bischwiller traverse Hoenheim, elle change de nom et devient la rue de la République. Une spécificité intrigante qui trouve son origine à la fin de la Première Guerre mondiale.
C'est en 1919, sous la mandature de Joseph Neiner, que la ville décide de modifier l’intitulé de la route de Bischwiller. À la sortie de la guerre, Hoenheim n'est pas la seule à changer le nom de ses rues dans le Bas-Rhin. "Certainement pour sonner moins allemand à la fin de l'Occupation", avance-t-on à la mairie.
Sur des cartes de la commune datant du XVIIIe ou du XIXe siècle, la route de Bischwiller avait d'ailleurs une autre appellation : Landstross. Celle-ci figure toujours aujourd'hui sur le panneau de la rue, juste en dessous du nouveau nom, hérité de la Grande Guerre.
Holiday, le tube de Madonna, s’échappe d’une petite radio sans fil. À côté, des ouvriers s’affairent. Certains travaillent à plusieurs, d’autres seuls. La crise sanitaire actuelle et le confinement du printemps ont retardé le chantier. Mais même en temps normal, c’est la course. “Aujourd’hui dans le BTP, on n’a même pas encore commencé un chantier qu’on est déjà en retard”, balance Abdé. Il faut construire toujours plus vite pour rentabiliser le coût de l’opération. Un planning serré que les travailleurs devraient pouvoir tenir : la fin des travaux est prévue pour juin 2021.
“C’est comme si vous appuyez sur les deux extrémités d’un spaghetti : ça casse”, mime-t-il. Un exercice tellement sensible qu’une fois arrivés au rez-de-chaussée, lorsque le démolisseur cassait un élément de façade, les ouvriers construisaient immédiatement une poutre pour éviter que l’ensemble s’écroule.
“C’est très compliqué de construire du neuf sur de l’ancien”
Entre le mois de mai et le début du mois d’octobre, les ouvriers ont érigé cinq étages et une toiture accessible. “On tournait à 24 en temps fort”, explique Abdé, assistant chef de chantier. Aujourd’hui, les morceaux conservés de la friche sont reconnaissables à leur couleur terne, ravivée par quelques tags. “C’est très compliqué de construire du neuf sur de l’ancien : on ne sait pas sur quoi on va tomber quand on casse ou que l’on perce quelque chose”, raconte le quadragénaire. De sa main camouflée dans un épais gant usé, Abdé désigne deux ou trois endroits : face à des poutres insuffisamment armées en ferraille, les ouvriers ont posé des renforts ou opéré des remplacements.
C’est pour conserver l’architecture remarquable de l’édifice, notamment ses angles arrondis et la hauteur de ses niveaux, que le squelette de la “nouvelle salle de brassage” a été préservé. “On a dû garder la structure principale, qui est de bonne qualité malgré son âge”, explique Lucas, le conducteur de travaux. Le bâtiment a vu le jour en 1959, lors de la reconstruction du site Fischer suite aux bombardements de 1944.
Un bâtiment historique
De son bureau, installé dans un préfabriqué, Lucas a vue sur une partie du chantier. Vêtu de sa veste orange fluo floquée au nom d’Eiffage, il décrit la démolition partielle de l’édifice comme un exercice sensible et dangereux. À l’aide d’un Blokk, un engin au long bras articulé, la destruction s’effectue par le haut, petit à petit, de manière à alléger la structure. Un travail de funambule, puisqu’il a fallu démolir les murs extérieurs de l’édifice tout en conservant les poteaux de béton et certaines poutres horizontales. “À la fin, nous nous sommes retrouvés avec une maison sur pilotis !”, s’exclame le technicien. La crainte principale a été le flambement des poteaux qui, sans les murs, maintenaient quasiment à eux seuls le bâtiment debout.
Ala'a Chhadee, Manon Martel et Sophie Pouzeratte
Statu quo
L’idéal serait de résoudre le problème à la racine. Attribuer un nouveau code postal ? Depuis les années 2000, la base de données des codes de La Poste ne change plus, puisque toute modification aurait un impact sur l'organisation, le paramétrage des machines, et donc présenterait un coût notoire pour l'entreprise. Rebaptiser les rues ? Si les conseils municipaux proposent et valident les nouveaux noms de rue, les habitudes en matière d'adresses ont la vie dure : "On a constaté que quand on change le nom d'une rue, vingt ans après, on a encore du courrier à l'ancienne adresse", explique Benoît Coupechoux. Aux habitants des 19 rues homonymes de Hoenheim et Bischheim de rester vigilants, à l'instar de Friedrich Graffmann. Depuis qu’il a mis un mot sur sa boîte aux lettres, il n'a plus rencontré de problème.
Emma Bougerol