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Depuis plus de quarante ans,  le projet d’autoroute divise la terre et les gens. Aujourd’hui sa réalisation paraît inéluctable.

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Salamat Tashimatova et Avazbek Omarov prennent aussi le temps ces mois-ci de s'occuper de leur petit-fils, âgé de deux ans et demi. Photo Célia Garcia-Montero

Agenouillée au milieu d'une allée de poivriers, dans le potager du jardin, Salamat Tashimatova s'emploie à défricher les herbes le long du goutte à goutte. C'est la première fois qu'elle s'essaie à la culture de cette plante. Et elle en prend soin.

Cette Kirghiz de 51 ans vit la moitié de l'année depuis 1998 dans le sud-est du Kazakhstan avec son mari, Avazbek Omarov. « Nous ne trouvions plus de travail depuis la chute de l'URSS et nous voulions trouver une solution pour nourrir nos sept enfants », se rappelle-t-elle. Après six années de vache maigre, ils décident de chercher fortune au Kazakhstan.

Le couple s'inscrit dans une agence kirghize spécialisée dans la recherche d'emplois saisonniers au Kazakhstan. Celle-ci les envoie chez Ibragimova Homabuvi, qui vit avec son fils à Gayrat, un village kazakhstanais de 3 000 âmes à quelque 300 km de chez eux. Leur hôte leur propose le gîte et le couvert en échange du travail dans son champ de tabac d'avril à octobre. C'est donc sans hésitation que le couple de migrants s'installe dans l'annexe leur servant d'habitation, à l'arrière du jardin.

Grâce à la signature d'un contrat, Avazbek Omarov et Salamat Tashimatova peuvent scolariser leurs enfants à l'école primaire de Shelek. La culture et la langue kazakh étant similaires à celle kirghize, ils n'ont aucune difficulté à s'intégrer, affirment-ils. « Dans un autre pays, nous n'aurions pas pu venir en famille et trouver un emploi aussi rapidement », affirme Avazbek Omarov.

Une longue journée de travail

Depuis dix-sept ans, le couple kirghiz mènent ainsi le même train de vie. Au levé du soleil, ils attèlent leur âne à une charrette et se rendent dans le champ de tabac, à deux kilomètres du logement. Quand les plantes arrivent à maturité, ils récoltent à la main les feuilles de tabac à partir de 6 heures du matin jusqu'à 21 heures, avec une pause lorsque le soleil est à son zénith. « J'ai choisi de faire appel à des Kirghiz car ils travaillent plus que les Kazakhstanais, qui exigent de mener une vie de famille », raconte Ibragimova Homabuvi. Le couple gagne 50 000 tenge (environ 250 euros) par mois. Ils touchent la totalité de leur salaire à la fin de la saison, au bout de sept mois de labeur.

La baisse du prix du tabac a poussé l'agricultrice qui les emploie à diversifier ses activités en plantant du maïs dans son terrain de 10 hectares. Cette année, Ibragimova Homabuvi a décidé de cultiver également du poivre en suivant les méthodes apprises aux côtés de l'association Local Communities’ Foundation. L'organisme apprend aux cultivateurs à faire pousser leurs récoltes sous serre pour accroître leur productivité. Une chance pour les deux migrants, qui peuvent compléter leurs revenus en vendant leurs propres productions, qu'ils cultivent sur les 1,8 hectares qu'ils louent. « Notre revenu dépend de la quantité produite », souligne Avazbek Omarov.

A la saison morte, de novembre à mars, ils retournent dans leur ville natale, à Och. Le couple s'est acheté deux voitures à cette fin, l'une pour leurs déplacements au Kazakhstan et l'autre, avec une plaque d'immatriculation kirghize, pour leur retour dans leur pays. Cet hiver, Avazbek Omarov et Salamat Tashimatova pourront parler de leurs nouveaux savoirs-faire à leurs proches et leur faire goûter leur propre condiment du jardin.

Célia Garcia-Montero

Mère de famille et étudiante en médecine, Zarina a le regard calme et sûr, presque indifférent, avant qu’un sourire n’éclaire son visage. Un foulard bleu recouvert d’une vague de tissu rose y dessine un ovale idéal. Tout en parlant, ses yeux continuent de naviguer, pour ne pas perdre de vue la casquette de son bébé, qui s'amuse à la laisse tomber. A 22 ans, cette Ouïghoure kazakhstanaise se dit à l’aise dans son rôle d’épouse et de mère musulmane. Son expérience d'aînée d'une famille nombreuse l’a aidée. « J’étais contente d’apprendre que j’étais enceinte. J’avais juste un peu peur pour mes études ».

Zarina poursuit les cours à la faculté de médecine de l’Université Asphéndiarov à Almaty. Son emploi du temps est certes devenu compliqué : cours le matin, puis retour à la maison pour préparer le dîner et s’occuper de l’enfant. Elle doit parfois surmonter les remarques de certains professeurs, qui jugent les études de médecine incompatibles avec les responsabilités d’une jeune mère de famille. Pourtant, elle a validé sa quatrième année et en juin, elle fera un stage à l'hôpital de Kalkaman.

La casquette est à nouveau au sol. Zarina s’incline pour la ramasser. « Pour les études, on s’est arrangés avant le mariage. J’ai dit que travailler n’était pas essentiel pour moi. En revanche, terminer mes études était important. » Son mari, Choukhrat, trois ans de plus qu’elle, ne s’y est pas opposé.

Il y a un peu plus de deux ans, ce jeune vendeur d’ordinateurs a décidé de se marier. Choukhrat cherchait une fille pieuse, « qui ne va pas glander toute la journée ». Un de ses amis a fait l'entremetteur auprès du père de Zarina. Au premier rendez-vous, elle est venue avec ses copines. Tout est ensuite allé très vite : un mois d’échanges par textos, deux ou trois rencontres. Puis Choukhrat l’a demandée en mariage. Elle a accepté.

Famille d'abord

« C’est surtout chez les musulmanes que des mariages sont arrangés, celles qui portent le voile. » Avant sa rencontre avec Choukhrat, elle n’imaginait pas se marier si jeune. Elle pensait à finir ses études. Ni surprise, ni choquée par les questions, elle affirme : « Je peux dire que j’aime mon mari. Sinon, j’aurais essayé de traîner. J’aurais attendu que le cœur réagisse. Je n’avais quand même pas 30 ans. »

Sans afficher beaucoup d’émotions, elle dit se sentir heureuse et, peut-être, plus chanceuse que les autres filles musulmanes mariées, à qui on interdit parfois de poursuivre leurs études. Elle ne vit pas dans « la tyrannie » et apprécie les parents de son mari, avec qui elle vit, et qui, contrairement au jeune couple, ne sont pas pratiquants. « Je ne suis pas une fille fermée, ajoute-t-elle. Mis à part les boîtes de nuit, je vais partout. »

Zarina veut se spécialiser en dermatologie, pour devenir plus tard cosmétologue. Ce métier lui assurerait un emploi du temps flexible et moins de responsabilité médicale. Mais l’autre envie, celle d’avoir jusqu’à cinq enfants, pourrait, d’après elle, l’amener à sacrifier son métier. Le voile rose embrasse l’air. Zarina retourne à la maison.

Danara Ismetova

Après l’indépendance en 1991, les Kazakhstanais ont vu leur niveau de vie augmenter considérablement. Si la progression du PIB par habitant a été lente dans les années 1990 après l’effondrement de l’URSS, elle s’est accélérée considérablement dans les années 2000. 

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