Vous êtes ici

Sexe interdit avant le mariage, style vestimentaire, rapport à la Russie… Dans la famille Kartvelishvili, l’évolution express de la société géorgienne depuis l’effondrement de l’URSS fait débat, sans détruire son unité.

En 2021, la réalisatrice géorgienne Salomé Jashi raconte la création de l’arboretum dans un documentaire. En Géorgie, « le film a été censuré, il n’est jamais sorti », déplore-t-elle. Peu de temps après l’avant-première, le président de l’Académie géorgienne du cinéma a pris la décision d’interdire sa diffusion. « On m’a dit : “Le film est trop clivant.” Je pense qu’il a voulu agir de façon à ne pas froisser en haut lieu. » De petits cafés associatifs et ONG ont alors décidé de montrer le film malgré tout. Dans les salles obscures, les discussions étaient nourries : « Certaines personnes disaient s’identifier aux arbres, déracinés, à la merci des puissants », se rappelle la réalisatrice.

Les habitants de Tsikhisdziri ont été écoutés sans être entendus. « Des gens sont venus demander à ma famille si on était d’accord pour qu’ils emmènent les arbres. Nous avons refusé », raconte un jeune homme rencontré sur un chemin de terre. En vain. D’autres habitants de Tsikhisdziri, plus mesurés, louent la beauté du parc accessible gratuitement au grand public.

Ivanichvili a aussi ses admirateurs. Par les nombreuses œuvres de charité financées via à sa fondation, il s’est attiré les faveurs d’une partie de la population géorgienne. De la rénovation de lieux culturels à la construction de stades, en passant par le financement d’universités et de lieux de culte, la fondation se targue d’avoir dépensé 3,2 milliards de dollars [3 milliards d’euros] depuis sa création en 1995.

Elle a notamment financé l'École française du Caucase, créée en 2006 à Tbilissi par l’Ambassade de France. Le pays, où Ivanichvili a vécu au début des années 2000 et dont il s’est vu octroyer la nationalité, l’a récemment décoré de la légion d’honneur.

La guerre en Ukraine instrumentalisée

« Les gens craignent une nouvelle guerre. Personne ne nous a aidé il y a quinze ans », observe et se souvient Levan Avilishvili, cofondateur du think tank IDFI. L’invasion russe en Ukraine a ravivé le traumatisme de la guerre de 2008. Depuis cette date, la Russie occupe les régions géorgiennes autonomes d'Abkhazie et d’Ossétie du sud, soit 20 % du territoire national. Et ça, Bidzina Ivanichvili l’a bien compris. Il joue de ses rapports privilégiés avec le Kremlin pour garantir au peuple géorgien qu’il est en mesure d’éviter un nouveau conflit armé avec le puissant voisin. Un argument de taille pour assurer à Rêve géorgien le soutien de la population.

Malgré tous ses efforts en matière de discrétion, l’oligarque est récemment apparu sur les radars de l’Union européenne. En juin 2022, la Commission fixe 12 recommandations à la Géorgie pour la guider sur son chemin vers l’intégration européenne. La cinquième, très brève, encourage le pays à « mettre en œuvre l’engagement de démanteler les oligarchies en éliminant l’influence excessive des intérêts particuliers dans la vie économique, politique et publique ».

Saisie au vol par Rêve géorgien, elle inspire au gouvernement une « loi de désoligarquisation », rédigée de telle sorte à éviter à Bidzina Ivanichvili le terme infamant. « Le gouvernement a assuré qu’il ne serait pas concerné par cette loi. Son objectif principal est de persuader le peuple qu’il s’est plié aux doléances de Bruxelles, alors qu’il fait tout pour rendre impossible l’adhésion du pays à l’Union », analyse Giorgi Davituri. À Transparency International, on blâme aussi l’UE pour son manque de clarté dans les termes de la recommandation, qui laisse le champ libre au parti majoritaire pour déterminer sa propre définition du terme « oligarque ».

Les chiens de garde d’Ivanichvili montrent les crocs

Une nouvelle étape est franchie le 9 juin 2022, lorsque le Parlement européen adopte à Strasbourg une résolution « sur les violations de la liberté de la presse et sur la sécurité des journalistes en Géorgie ». Le texte évoque les « inquiétudes » du Parlement quant à la puissance économique et politique d’Ivanichvili en Géorgie et appelle à des sanctions. « C’était la première fois que “Ivanishvili” et “sanction” apparaissaient dans la même phrase », se réjouit Sandro Kevkhishvili.

Au sein de Rêve géorgien, la résolution provoque une réaction épidermique. Un mois après sa publication, le premier ministre Irakli Garibachvili adresse à Ursula Von der Leyen une lettre ouverte, dans laquelle il dénonce des « déclarations infondées » et des « inexactitudes factuelles ».  « Tout le gouvernement est monté au créneau pour défendre Ivanichvili », explique le salarié de Transparency International. 

Et pour cause. Selon lui, le milliardaire a le pouvoir de nommer et renvoyer les premiers ministres. Irakli Garibachvili en aurait fait les frais. En 2015, il démissionne de manière inattendue de son mandat de Premier ministre. Alors que Rêve géorgien était au plus bas dans les sondages, « Ivanichvili est intervenu et l’a renvoyé, assure Sandro Kevkhishvili, et c’est aussi arrivé à d’autres Premiers ministres par la suite. » Il poursuit : « Ivanichvili a fait fortune en Russie, il y a ses amis. Tout ce qu’il sait de comment on dirige une entreprise ou un pays est russe, soviétique ou poutiniste. La manière dont il dirige la Géorgie est fondamentalement la même que celle dont Poutine dirige la Russie. Et il ne changera pas. »

Entre ONG et médias, le gouvernement travaille d’arrache-pied pour discréditer ceux qui ne vont pas dans son sens. « Être membre de l’opposition est très difficile aujourd’hui », concède Khatia Dekanoidze, députée indépendante. Dans son bureau du Parlement orné de drapeaux ukrainiens et géorgiens, elle explique être constamment surveillée par les services de sécurité contrôlés en sous-main par Ivanichvili : « C’est un problème ordinaire ici. Un sacrifice pour l’avenir de notre pays. »

À un an des élections parlementaires, le gouvernement est fréquemment conspué dans la rue pour ses mesures jugées pro-russes. L’oligarque sortira-t-il du silence pour faire basculer le résultat une nouvelle fois ?

 

Louise Llavori et Julien Rossignol,

avec Nini Shavladze et Mariam Mtivlishvili

En Géorgie, l'évolution de la société se discute en famille

21 mai 2023

En Géorgie, l'évolution de la société se discute en famille

Sexe interdit avant le mariage, style vestimentaire, rapport à la Russie… Dans la famille Kartvelishvili, l’évolution express de la société géorgienne depuis l’effondrement de l’URSS fait débat, sans ...

Kazha Khartsivadze dans le jardin de sa maison de campagne à Tsikhisdziri. © Julien Rossignol

[ Plein écran ]

De gauche à droite : Lali Beradze, Mariam et Ramini Kartvelishvili, sur le balcon de leur appartement. © Luc Herincx

La promenade dans l’arboretum est enchantée, mais strictement surveillée : chaque recoin du parc est scruté par l'œil d’une caméra. Au moindre écart, les visiteurs sont sanctionnés d’un long message sonore aboyé par les haut-parleurs. Gare à celui qui met un pied sur la pelouse, hors du sentier tracé.

« Le plus grand marionnettiste de l’histoire »

Dans son parc comme dans le reste du pays, Ivanichvili est présent partout, visible nulle part. L’homme le plus influent de Géorgie n’est plus apparu en public depuis 2019. Né à Tchorvila, village d’une région ouvrière pauvre, il le quitte dans les années 1980 pour étudier à l’Institut des chemins de fer de Moscou. Le jeune entrepreneur profite ensuite de la chute de l’URSS pour faire fortune en Russie en se lançant dans la vente d'ordinateurs et de téléphones, ainsi que dans l’industrie métallurgique. Ces activités lucratives lui permettent de fonder Rossiysky Kredit, une banque qu’il vend en 2012 pour 327 millions d’euros. Sa richesse est aujourd’hui estimée à 4,6 milliards d’euros, soit l’équivalent de près de 30 % du PIB géorgien.

Après son mandat de Premier ministre, de 2012 à 2013, il s’est officiellement retiré de la vie politique. Officieusement, le milliardaire de 67 ans contrôle toujours Rêve géorgien (RG), le parti majoritaire au Parlement. Une observation fermement rejetée par le groupe politique. Malgré la consigne transmise aux élus de RG de ne pas parler aux journalistes, Giorgi Volski, le président du Parlement géorgien et l’un des pontes du parti, répond à nos sollicitations par mail. Il l’affirme : « M. Bidzina Ivanichvili n'est pas un conseiller de notre parti. D'une manière générale, il n'intervient pas dans les processus politiques en cours ; il poursuit ses activités caritatives, comme il le fait depuis des années. » Pourtant, lors de l’élection présidentielle de 2018, c’est bien le visage du milliardaire qui figurait sur les panneaux publicitaires de Tbilissi, éclipsant le nom de la candidate et désormais présidente élue, Salomé Zourabichvili.

« C’est le plus grand marionnettiste de l’histoire de la Géorgie », lance Giorgi Davituri, l’un des responsables de l’Institut pour le développement de la liberté de l’information (IDFI). « Ici, le système politique est un mélange teinté d'autocratie et de kleptocratie », poursuit-il dans les bureaux du think tank installé au centre de la capitale. Pour lui, ce petit État du Caucase est passé depuis quelques années sous l’emprise d’un seul oligarque. 

« Ceux qui sont restés à ses côtés depuis la création de son parti sont quasi exclusivement des gens qui ont travaillé pour sa banque ou sa fondation caritative avant d’entrer en politique », abonde Sandro Kevkhishvili, qui lutte contre la corruption au sein de l’ONG Transparency International Georgia. 

Les proches d’Ivanichvili aux postes clés

Aujourd’hui, une grande partie des charges les plus prestigieuses de l'État sont trustées par des proches du richissime homme d’affaires. Le Premier ministre, Irakli Garibachvili, était son « assistant personnel » de l’aveu même de Bidzina Ivanichvili. Il a travaillé pour sa banque, Cartu Bank, ainsi qu’au sein de sa fondation caritative, la Cartu Foundation, avant de devenir directeur du label du rappeur Bera, l’un des trois fils d’Ivanichvili. Vakhtang Gomelauri, responsable du service de sécurité rapproché du milliardaire lorsqu’il était chef du gouvernement, occupe désormais le poste de ministre de l’Intérieur. Quant au chef du Service de sécurité d'État, Grigol Liluashvili, il a transité par diverses positions au sein d’au moins quatre des nombreuses entreprises de l’oligarque.

« Deux anciens ministres de la Santé sont des médecins de Bidzina Ivanichvili, et la liste est encore longue. La Géorgie, c’est Ivanichvili Limited Company », sourit amèrement Sandro Kevkhishvili.  Ce que l’oligarque veut, il l’obtient. On ne refuse rien à l’homme le plus riche du pays. 

À  Tsikhisdziri, village escarpé de la République autonome d’Adjarie, l’homme a fait son marché. Des semaines durant, ses équipes ont méthodiquement extrait les arbres choisis par Ivanichvili pour son arboretum, à grand renfort de grues et autres débroussailleuses. Devant une maison jouxtant la côte de la mer Noire, en contrebas de la colline, trois femmes discutent. L’une d’elles, ongles rouges vifs et gilet rose sur son haut à pois, a vu partir un eucalyptus planté sur un terrain public à quelques mètres de son domicile. « C’est un acte de vandalisme, déclare-t-elle, catégorique. C’était un désastre de voir un arbre arraché de son environnement d’origine. » « Maintenant, lorsqu’on passe à l’endroit où il y avait les arbres, on ne ressent plus la même émotion », abonde Kazha Khartsivadze, vieil homme au bob Gucci vissé sur la tête. Sa famille vit ici depuis plus d’un siècle.

Des moyens colossaux ont été déployés pour déplacer les arbres jusqu'au parc d'Ivanichvili. © Julien Rossignol

Peu surprise par les propos de ses parents, l’étudiante acquiesce : « Je comprends pourquoi ils pensent comme cela. Ils ont grandi dans une société totalement différente. » À son âge, son père n’était pas étudiant mais soldat volontaire, mobilisé lors de la guerre de 1991-1992 en Ossétie du Sud. « Et même avant la guerre, on s’amusait différemment, explique-t-il. Il faut dire que parfois, on n’avait même pas d’électricité pendant un mois à Tbilissi. »

« En Europe occidentale, la libération sexuelle est apparue à partir des années 60, soit trente ans d’avance par rapport à ici, explique Teona Mataradze. La mondialisation, l’immigration, la libéralisation des médias et les évolutions sur les sujets de société… Après la fin de l’isolement soviétique, tout s’est passé en même temps et si vite que les générations plus âgées n’ont pas eu le temps de tout accepter. »

Même constat sur le plan politique, où un tiraillement entre influences occidentales et russes s’observe chez les Kartvelishvili. « Mes grand-mères ont une opinion très positive de la Russie, car elles ont vécu sous l’URSS et trouvent que tout était moins cher et plus facile », explique Mariam, qui a participé aux manifestations en mars contre la loi pro-russe sur les « agents étrangers ». « Je ne suis pas d’accord avec ces mobilisations, la jeunesse est souvent trop protestataire », conteste le père, qui a seulement demandé à sa fille d’être prudente devant le Parlement géorgien. « J’avais participé aux manifestations antisoviétiques, en avril 1989, raconte la mère. L’armée avait réprimé violemment, tuant beaucoup de gens. » 

Mariam rêve d’intégrer l’Union européenne « pour être plus libre ». Ramini, lui, considère la Russie comme un pays « occupant » mais auquel la Géorgie « reste très connectée, car c’est un voisin ». Si le mode de vie ou les opinions de leur fille unique les irritent occasionnellement, Ramini et Lali se disent fiers d’elle. « Mariam travaille dur », insiste le père, les yeux brillants, comme son épouse. Il embrasse la jeune femme sur la joue au moment de poser pour une photo. Depuis quelques semaines, Mariam tente de les convaincre pour un deuxième piercing, au sourcil. « Nous ne pouvons pas accepter », répond sèchement la mère, alors que Ramini balaie la proposition de la main. « Ça va être un vrai casse-tête », sourit l’étudiante dans un anglais qu’ils ne peuvent pas comprendre.

Lucia Bramert
Luc Herincx

Avec Muna Batchaeva et Irakli Zukhbaia

Un peuple silencieux. Plusieurs centaines d’arbres prennent doucement racine à Shekvetili, à 47 kilomètres au nord de Batoumi, sur la côte est de la mer Noire. Magnolias, chênes, eucalyptus et autres essences vénérables donnent au parc botanique créé en 2016 des airs de forêt de légende. Certains sont centenaires. Tous ont été déracinés de leur terre natale, aux quatre coins de la Géorgie, pour satisfaire le caprice de l’homme soupçonné de diriger le pays dans l’ombre, l'oligarque Bidzina Ivanichvili.

Une fois la barrière franchie et le garde salué, 65 hectares d’une végétation dense et luxuriante se referment sur les visiteurs. Ici, le calme n’est troublé que par les cris des flamants roses qui barbotent dans le grand étang central, oiseaux incongrus dans ce paysage. Cette vision nourrit la réputation de milliardaire fantasque d’Ivanichvili, qui cède à ses lubies les plus excentriques. En 2006, il s’est notamment illustré lors d’une vente aux enchères d’un tableau de Picasso, le Dora Maar au Chat. Du fond de la salle de vente, ses gesticulations détonnent au cœur d’une audience guindée. Sous les regards interloqués des enchérisseurs, Ivanichvili s’empare de l'œuvre d’art pour 95 millions de dollars [88 millions d’euros], une somme qui dépasse de 45 millions son estimation initiale. Une démonstration de force. 

« Ce genre de piercing ne va pas aux femmes. J’aime bien le petit que tu as maintenant, mais la grosse boucle que tu avais au début, c’est pour les vaches ! » Ramini Kartvelishvili, Lali Beradze et leur fille Mariam rient d’un sujet autrefois bien plus tendu au sein de la famille. « Quand je suis revenue avec ce bijou au nez, il y a un an, mon père ne m’a pas parlé pendant deux jours », se souvient l’étudiante de 21 ans à l’université d’État de Tbilissi. 

Les trois Géorgiens vivent dans un trois pièces au dixième étage d’une tour où la plupart des appartements ne sont pas encore terminés, dans le quartier de Mukhiani, à 10 kilomètres du centre de la capitale. Chez les jeunes d’ici, il est courant, même après leur majorité, de rester au domicile parental jusqu’à obtenir les moyens financiers de déménager. Pour les femmes, il faut souvent attendre le mariage. En moyenne, 3,3 personnes vivent au sein d’un même foyer, contre 2,2 en France, d’après Géostat. Comme beaucoup, Mariam est habituée à encaisser certaines remarques de parents qu’elle estime « plutôt conservateurs ».

« Mes parents ne savent pas que j’ai des amis qui sont homosexuels »

Malgré les tensions, « la famille reste le socle social pour toutes les générations », assure la sociologue Teona Mataradze, spécialisée dans les sujets de la famille et de la société post-soviétique en Géorgie. Ce dimanche après-midi, les Kartvelishvili déjeunent dans le salon qui connecte la chambre des parents à celle de Mariam. Sur la table basse : un imeruli khachapuri (une sorte de tarte à base d'œuf et de fromage), des cookies, des fraises et du soda. Assise devant une étagère garnie d’un médaillon à l’effigie de la Vierge Marie et d’un drapeau de la Géorgie, la mère de 54 ans échange des regards complices avec son conjoint et sa fille qui semblent confirmer l’observation de la sociologue.

Au repas, on évite généralement les sujets sensibles. « Mes parents ne savent pas que j’ai des amis qui sont homosexuels, par exemple », raconte Mariam. Si elle veut danser toute la nuit, l’étudiante préfère dormir chez une amie. Car d’après son père, tout ce qui se passe après minuit est « péché ». Et, évidemment, « pas de rapports sexuels avant le mariage », insiste le policier de 49 ans. Une injonction moins stricte pour les hommes, à en croire Mariam : « Si j’étais un garçon, je pourrais sortir avec qui et aussi longtemps que je le veux. »

Pages