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Paul-Jasper Dittrich, chercheur à l'Institut Jacques Delors. Crédit photo : Institut Jacques Delors

En Alsace, treize lycées privés et publics participent à l'expérimentation du « lycée 4.0 ».

Des data qui rapportent?

« L’image des agriculteurs a changé. Ils ont grandi avec des smartphones et des ordinateurs. Il y a des décisions qui sont maintenant prise par ordinateur, avec des informations qu’ils n’auraient jamais eues avant. Ils deviennent de plus en plus des managers, explique Eva Gallmann, professeure en science agricole à l’Université de Hohenheim en Allemagne. Néanmoins, il reste encore des points faibles dans l’agriculture numérique », constate-t-elle. Comme la vulnérabilité face au piratage informatique. Les données recueillies intéressent aussi les grandes entreprises. « Ce n’est pas un hasard si des multinationales comme IBM et SAP entrent dans le marché du numérique agricole. Les datas recueillies pourraient ensuite être traitées avec des algorithmes pour recevoir des informations importantes sur les récoltes. Une ressource intéressante pour spéculer en Bourse. Ça pourrait influencer le marché international de manière totalement imprévisible », estime-t-elle. Un marché d’ores et déjà influencé par le numérique, qui a fait augmenter la production de lait. Et donc baisser les prix.

« En 2012, lorsqu’on percevait 40 centimes par litre, c’était l’euphorie chez les éleveurs. Aujourd’hui, ce ne sont plus que 33 centimes. Avec cette baisse, le lait n’est plus rentable pour une ferme comme la nôtre», dit Raphael Baumert observant la pluie fine de l’intérieur d’une étable. Jusqu’en 2015, la production de lait était limitée et stabilisée par un régime des quotas, déterminé par l’Union européenne. Depuis, la production a augmenté et les prix ont baissé à cause d’un surplus de lait sur le marché. « Lorsque le prix du lait est très bas, les grandes fermes doivent diminuer leur production. Les nouvelles machines ne fonctionnent donc pas toujours à plein régime, alors qu’elles avaient été achetées pour produire plus », explique Jürgen Neumeier du service agriculture de la région d’Ortenau.

« Cela devient de plus en plus un job de bureau. Avant, il fallait que l’on voit tout de nos yeux, maintenant, on regarde les données de surveillance des animaux », explique Veronika Baumert. Les datas sont enregistrées sur le réseau privé de l’exploitation. Tout est détaillé sur l’écran. Combien de pas une vache fait-elle par jour, combien de lait donne-t-elle ? On connaît même la quantité de sel  dans le lait, indicateur potentiel d’une inflammation chez la bête. « Le numérique n’améliore pas en soi la santé des animaux mais on voit beaucoup plus vite les premiers indices d’une maladie. On peut mieux s’occuper de l’animal », juge l’éleveuse.

Alors que les vaches n’étaient traites que deux fois par jour traditionnellement, elles le sont jusqu’à quatre fois désormais. Un rythme qui repose en théorie sur le choix de l’animal. Leur production de lait a augmenté : 1500 à 1700 litres par jour pour le cheptel actuellement contre 1300 à 1400 litres avant l’achat du robot en 2008. « Il y 20 ans, une vache donnait 4500 litres en moyenne par an. Aujourd’hui c’est environ 10 000 litres, grâce au fourrage concentré et à l’élevage optimisé. », explique Karl-Philipp Baumert.

[ Plein écran ]

Les Baumert passent deux heures par jour à s'occuper des données. Le plus souvent dans leur bureau, comme, ici, Veronika Baumert. Credit photo: Cuej / Ferdinand Moeck.

Les élèves du lycée Émile Mathis à Schiltigheim sont équipés des tablettes HP proposées par la région. Crédit photo : Cuej / Sophie Motte

Plus de production et d’efficacité, moins de consommation de ressources: moins de coûts en général. L’agriculture numérique, dit « agriculture 4.0 » en référence à la quatrième révolution industrielle, n’a qu’un objectif, celui de maximiser la production. Pour les agriculteurs, le numérique vise à diminuer la quantité d’engrais et de pesticides en rendant le travail sur les champs plus précis grâce aux systèmes de localisation GPS, intégrés dans les tracteurs par exemple. Pour les éleveurs, la surveillance et l’approvisionnement du cheptel est l’intérêt principal.

« Nous n’avons pas forcément les ressources pour développer ce genre de système »

PSA Mulhouse et le groupe Schmidt font figure d’exception dans le paysage alsacien. Pour nombre d’entreprises, la refonte du modèle de production est loin d’être aussi radicale. Elle s’opère le plus souvent par petites touches progressives. L’entreprise Liebherr a perfectionné depuis une dizaine d’années un système qui lui permet de récupérer des données en temps réel sur l’état de ses grues à tour de location. Elle développe désormais un logiciel de modélisation en 3D de ses machines pour permettre à ses clients de les intégrer dans leurs propres modélisations. Mais, pour beaucoup d’entrepreneurs, la mue vers le numérique est loin d’être une évidence. « Ils ne savent pas toujours par quel bout le prendre, par où commencer, car il n’y a pas toujours une bonne compréhension de ce qu’est le 4.0, analyse Isabelle Botzkowitz. A la base de toute démarche, il doit y avoir une réflexion stratégique de chaque entreprise pour définir ce qui peut lui être profitable. En d’autres termes : que faire des données collectées via ces technologies, comment les transformer en or noir ? » Poussée par le gouvernement, la Région s’efforce depuis quelques années de mettre de l’huile dans les rouages. Elle propose aux entreprises qui le souhaitent un diagnostic de leurs performances industrielles, sur la base duquel elles peuvent amorcer leur développement.

Par ailleurs, Alsace Tech propose aux entreprises de développer des projets avec des étudiants des grandes écoles d’ingénieurs, d’architecture et de management, ce qui représente une opportunité pour expérimenter des technologies, à moindres frais. Lors de la réunion de présentation des projets dans les locaux de la Haute école des arts du Rhin (HEAR) de Strasbourg jeudi 15 mars, il était question de réalisations telles qu'un outil d’analyse des données de flux internes de l’usine ou de l’amélioration des capacités de conservation d’un légumier.

Venu par curiosité, Simon Schaeffer, responsable de production chez Burkert, confessait : « Nous avons quelques idées, comme s’équiper de tablettes pour digitaliser nos données de production qui, actuellement, sont sur papier. Mais nous n’avons pas forcément les ressources et la créativité en interne pour développer ce genre de système. Un partenariat avec des étudiants de l’INSA ou d’autres écoles pourrait être une solution. »

Eddie Rabeyrin

Comme cet ingénieur, de nombreux entrepreneurs s'intéressent aux possibilités qu'offrent les technologies numériques. Après la machine à vapeur, l’utilisation de l’électricité puis l’automatisation des machines, le 4.0 serait la quatrième révolution industrielle. Elle se caractérise par le recours aux technologies du numérique (réalité augmentée, intelligence artificielle, etc.) et à des machines connectées entre elles, capables de capter et de gérer, sans intervention de l’homme, une grande quantité d’informations. Le terme d'« industrie 4.0 », venu d'outre-Rhin, est en fait un label qui désigne la stratégie de développement du numérique dans les entreprises mise en place par le gouvernement allemand. Le concept a rapidement fait des émules et été copié à travers le monde. En France, il se décline plutôt sous la forme d'« industrie du futur », nom sous lequel a été lancé, en avril 2015, le projet du gouvernement français visant à transformer le modèle industriel par le numérique. « Au départ, on pensait que c'était seulement une mode, mais il s'agit d'un vrai mouvement mondial, juge Isabelle Botzkowitz, présidente d'Alsace Tech, un organisme chargé de mettre en réseau les grandes écoles d'ingénieurs, d'architecture et de management avec les entreprises locales. L’industrie 4.0 a des implications à la fois sur les techniques de production, sur le commercial et l’administratif. »

Produire sur-mesure... à l'échelle industrielle

L’Alsace compte au moins deux exemples aboutis d’entreprises ayant engagé ce genre de transformations. Le premier est le groupe Schmidt, spécialisé dans le mobilier de cuisine, via sa franchise Cuisinella. Dans son usine de Sélestat, les lignes de montage sont capables de produire des meubles de taille et d’aspect différents. Cela permet de proposer du sur-mesure aux clients, là où, avec une production à la chaîne traditionnelle, il n’est possible que de proposer un produit standardisé. « Nous offrons un degré de personnalisation comparable à celui d’un artisan, mais à l’échelle industrielle, c’est-à-dire produit bien plus rapidement, explique Tristan Cenier, animateur d'innovation chez Schmidt. La gestion des données nous permet également de coordonner l’activité de nos deux usines, pour fabriquer au moment où il y a un besoin et donc de minimiser les stocks. » L’usine PSA de Mulhouse a quant à elle lancé une nouvelle ligne de production en mars 2017, au prix d’un investissement de 400 millions d’euros. Elle est censée représenter la vitrine de l’usine du futur voulue par le groupe. Elle fonctionne en « monoflux intégral » : les différents modèles de voiture peuvent être assemblés sur une même ligne de montage. La logistique a été entièrement repensée : les pièces sont préparées à l’écart par des ouvriers puis acheminés par des chariots à guidage automatique sur la ligne de montage, où les opérateurs s’activent, épaulés par toutes sortes de robots et matériels connectés.

Éleveur de vaches de troisième génération, Raphael Baumert a numérisé sa production en 2008. Plus de lait, plus de flexibilité mais pas moins de travail : sa vie d’agriculteur se passe entre l’étable, les champs et le bureau.

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