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Teona Rostomashvili est née à Argokhi et travaillait à l'école maternelle du village avant de s'impliquer à temps plein sur la ferme. © Nils Hollenstein

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Tamazi Valishvili et son fils Valeri récoltent des blettes pour une association agricole dont la famille fait partie. © Nils Hollenstein

Cela est d’autant plus vrai pour lui qu’il est assuré d’hériter de la ferme. La tradition privilégie l’aîné masculin de la famille lors de l’héritage. Sa sœur Mariami, tout juste majeure, n’a pas la même possibilité. Elle prévoit de partir à Tbilissi pour commencer des études de commerce. Leur histoire familiale s’inscrit dans une pratique plus générale qui désavantage les femmes, beaucoup moins souvent propriétaires de terres que les hommes en Géorgie.

Malgré cet héritage garanti, Giorgi se voit tout de même obligé de partir pour réaliser son projet. « Après l’école, j’irai à Tbilissi pour me faire de l’argent, mais je ne me vois pas y vivre. Entre quatre murs, j’aurais l’impression d’être emprisonné. »

Nils Hollenstein
Luise Mösle

avec Lile Samushia

Ces petits volumes ne font pas le poids face aux importations massives de denrées agricoles. Ces dernières sont favorisées par les accords de libre-échange conclus notamment avec la Russie en 1994 et la Turquie en 2009. Résultat : malgré son potentiel agricole, la Géorgie importe la majorité de ses aliments. « Les importations de blé russe et de lait en poudre de Turquie et d’Iran font baisser les prix et rendent nos produits trop chers sur le marché », déplore Tamazi. Début 2022, la Géorgie importait 95 % de son blé et de sa farine de blé de Russie.

Teona et Tamazi espèrent toutefois élargir leur exploitation pour pouvoir garantir un futur stable à leurs enfants et prévoient de construire une ferme plus grande à l’extérieur du village. « J’ai déjà installé l’eau et l’électricité. Ici je projette de construire l’étable, là une maison et derrière, dans la rivière, je pourrais installer un élevage de saumons géorgiens », esquisse Tamazi, confiant. Pour réaliser ce projet, il lui manque surtout de l’argent. « Le gouvernement ne propose pas de soutien adapté aux jeunes agriculteurs », critique-t-il.

Génération Z

Pourtant, il existe une jeune génération qui rêve de faire sa vie à Argokhi. Giorgi, 14 ans, aimerait bien reprendre la ferme de ses parents. Ce dimanche matin, il profite des premières heures du soleil après de longues journées de pluie, pour ramasser de la luzerne pour leurs vaches. « J’aime bien le travail physique, c’est ce que mon père et moi avons toujours fait », dit-il, appuyé sur le manche de sa fourche. Lucide, il garde pourtant espoir : « Les choses s’arrangeront à l’avenir pour ceux qui restent. »

À Argokhi, l’agriculture reste l’activité dominante mais les bénéfices qu’elle génère sont, eux, insignifiants. En Géorgie, 93 % des exploitations s’appuient sur une agriculture familiale et de subsistance et permettent de dégager un tout petit revenu. Les fermes d’Argokhi n’y font pas exception, avec des denrées qui n’ont que peu accès aux marchés des grandes villes comme Tbilissi.

Les exploitations agricoles vivotent

Teona Rostomashvili et Tamazi Valishvili rencontrent cette difficulté à leur échelle, depuis leur installation à Argokhi en 2007. Les conditions de travail sont rudes : les parents de deux enfants de 8 et 11 ans, disent ne pas compter leurs heures, du petit matin jusqu'à minuit parfois. Pour faire face aux aléas, le couple mise sur une multiplicité de petites productions : vaches laitières, cochons, chèvres, ruches, vignes, légumes et fruits. « Il faut nécessairement être polyvalent. Si tu rates une de tes productions, tu as toujours les autres pour te rattraper », explique l’agriculteur.

Alors que la famille consomme la plupart de sa production agricole, Teona explique qu’elle parvient tout de même à tirer un peu d’argent de la vente de produits laitiers. Le fromage qu’elle fabrique dans sa cuisine est avant tout commercialisé à l’échelle du village et ne permet pas d’assurer un revenu élevé. Elle explique que le prix doit « rester accessible pour les gens du village ayant un petit budget ». Un kilo de fromage acheté chez Teona coûte donc entre douze et quinze laris (4,40 à 5,50 euros), selon la saison.

Dans un petit salon de coiffure sommaire, brosses et ciseaux s’entassent pêle-mêle. Un rideau soigneusement fermé cache le reste de la pièce, comme si un client pouvait arriver à tout moment. « Mon fils Jimi coupait les cheveux aux gens d’Argokhi et des villages alentours », explique Anna Korbesashvili.

Aujourd’hui c’est ici que la septuagénaire reçoit de la visite – des photos de son fils toujours à portée de main. On la sent très affectée par son départ vers la capitale, il y a trois ans.

Jimi Korbesashvili fait partie de la centaine de personnes parties d’Argokhi depuis 2002. Son départ est l’illustration de l’exode rural qui touche la Géorgie. Si la population de Tbilissi augmente de façon constante depuis 2005, celle des régions rurales diminue. Toutefois, elle représente encore 40 % de la population totale.

Absence de perspectives

Devant la maison, un chien se met à aboyer. Otari Korbesashvili, le mari d’Anna, rentre en chantant dans le jardin. Pour lui, l’explication est toute trouvée : « Les jeunes Géorgiens ne veulent pas travailler. La terre d’ici nous offre de multiples possibilités pour l’élevage ou la vigne, mais personne n’en profite, regrette-t-il. Les jeunes préfèrent aller dans les grandes villes et travailler dans les bureaux. »

En dehors de l’école maternelle et primaire et du seul commerce d’Argokhi, les personnes qui n’ont pas d’exploitation agricole ou de terres ont pourtant peu d’opportunités d’emploi. « Il n’y a pas d’espoir pour les jeunes ici », lâche Dodika Vanishvili.

Le trentenaire est assis à l’abri de la pluie sur la place centrale avec son père et un ami. « Birsha », c’est le mot d’origine russe utilisé en Géorgie pour désigner les hommes comme eux, traînant dehors sans rien faire. « Les jeunes qui restent vont bientôt s’asseoir ici avec nous », prédit-il.

Les victimes elles-mêmes n’ont pas forcément conscience de leurs droits, et les unions sont rarement des « mariages forcés » au sens strict, contrairement aux années 1990. Ce sont parfois les jeunes eux-mêmes qui en prennent l’initiative, comme l’ont fait Ketevan et son mari. Une façon d’échapper au contrôle de leur sexualité dans une société très patriarcale. « Une grande valeur est accordée à la virginité des filles, donc les parents les découragent de flirter pour préserver leur réputation », détaille Tamar Dekanosidze d’Equality Now.

Au-delà de la criminalisation, Mariam Bandzeladze insiste sur l’importance de susciter une prise de conscience des populations sur le mariage des mineures, pour « s’assurer que cette pratique ne soit plus acceptable socialement ». Le chantier commence à peine, et prendra des générations.

Clémence Blanche
Joffray Vasseur
Juliette Vienot
Avec Tamta Dzvelaia et Annamaria Shekiladze

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Peu de condamnation pour ces crimes

« Personne ne sait vraiment ce qu’il se passe », signale Neli Kareli, juriste de l’ONG Sapari. Les écoles, médecins ou hôpitaux ont bien l’obligation de communiquer sur ces crimes, mais une enquête n’est ouverte que si l’adolescente enceinte a moins de 16 ans, l’âge de la majorité sexuelle en Géorgie. « Et dans beaucoup de cas, les filles refusent de parler quand la police les interroge », regrette Neli Kareli. 

Vu de Tbilissi, le mariage de mineures apparaît comme une pratique archaïque propre aux minorités ethniques. Mais si les Azéries sont plus touchées, avec 37,8 % des jeunes femmes mariées avant leur majorité, 12,4 % des Géorgiennes sont aussi concernées, selon l’ONU.

Le préjugé ethnique fait oublier les autres facteurs alimentant les unions précoces : un tiers des filles les plus pauvres sont mariées avant leurs 18 ans, et un quart de celles qui habitent en zone rurale. Des données à prendre en compte pour combattre les mariages de mineures, d’après Kamran Mammadli. L’expert au Social Justice Center défend ainsi un accès gratuit à l’éducation pour toutes et tous, même dans les zones les plus reculées.

La loi géorgienne s’est depuis alignée sur les normes internationales. Le mariage de mineures est totalement interdit depuis 2016. Une manière de s’assurer que les deux époux sont suffisamment matures pour donner « leur consentement libre et plein », une condition fixée par la Déclaration universelle des droits humains.

Cette interdiction permet surtout de protéger les filles, beaucoup plus touchées que les garçons, des conséquences néfastes des unions précoces : les grossesses difficiles, une plus grande vulnérabilité aux violences conjugales, et un moindre accès à l’éducation. Près de la moitié des femmes mariées avant 18 ans en Géorgie ont arrêté l’école en primaire, et seulement 3 % ont atteint l’enseignement supérieur, selon une étude de l’UNICEF effectuée en 2018. C’est ce qu’il s’est passé pour Ketevan. Zanda regrette que sa mère ait renoncé à devenir avocate pour se marier, même si « sans ça, je ne serais pas née », s’amuse-t-elle. 

Une pratique qui persiste

Mariam Bandzeladze, du Fonds des Nations Unies pour la population (UNFPA), se félicite que la Géorgie soit dotée « d’une des meilleures législations sur le mariage des mineures, avec une formulation qui suit les standards européens, tant au civil qu’au pénal ». Mais la responsable de programme souligne que de nombreux ados continuent d’être mariés, et que leurs unions ne sont pas enregistrées officiellement.

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