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La Roumanie possède la deuxième plus grande communauté orthodoxe du monde et est l’un des pays les plus religieux en Europe. Mais à Cluj-Napoca, les influences occidentales et les scandales de corruption ont détourné une partie de la jeunesse de l’institution.

Livre serré contre la poitrine, t-shirt et baskets noirs, les cheveux ébouriffés, un jeune homme avance solennellement vers le chœur de la cathédrale de la Dormition-de-la-Mère-de-Dieu de Cluj-Napoca. À l’instar des autres qui l’ont précédé, il se signe et embrasse l'icône centrale puis une relique et enfin une image de la Vierge à l’Enfant. Il s’isole ensuite discrètement dans la pénombre, debout et immobile pendant une dizaine de minutes. « Je viens ici pour m’adresser à Dieu et me déconnecter du reste du monde. Ça m'aide à me sentir mieux mentalement, à me détendre », explique Ovidiu, 18 ans. 

Comme 87 % des jeunes Roumains, Ovidiu est chrétien orthodoxe. Avec ses 16 millions de fidèles sur 19 millions d’habitants, l’Église orthodoxe roumaine, dont la juridiction est indépendante, est omniprésente dans la société. « Elle a participé à la construction de la nation roumaine avant et après la période Ceaușescu et est donc fortement liée à l’identité nationale. Ce qui en fait l’un des pays avec le plus de personnes se déclarant religieuses », constate Dani Sandu, sociologue à l’Institut universitaire européen.

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Le matin du jeudi 19 mai, les étudiants de la Faculté de théologie orthodoxe de Cluj se sont rassemblés pour la Divine Liturgie, cérémonie caractéristique du christiannisme orientale. © Rafaël Andraud

Une importance qui se remarque au quotidien à Cluj : des chapelets accrochés aux rétroviseurs aux signes de croix effectués dans le bus à chaque passage devant une église. Sans compter la foule qui s’agglutine de l’intérieur à la sortie des dizaines d’édifices orthodoxes lors des messes dominicales.

Une ferveur religieuse en baisse, après un pic post-communisme

Ovidiu fait habituellement partie de cette foule, malgré quelques réserves : « Je vais à l’église mais je me méfie de l’institution orthodoxe. » Lui y est resté, mais beaucoup de ses amis, comme une partie de la jeunesse roumaine, se sont détournés de ses portes. « Si on s’intéresse aux comportements religieux (assistance aux services, prières, jeûnes, etc.), on constate qu’il y a un affaiblissement plus profond », précise Dani Sandu, qui a cosigné une étude sur la jeunesse de son pays en 2019. Selon cette dernière, 13 % des jeunes assistent à la messe au moins une fois par semaine. C’est deux fois moins que cinq ans auparavant.

Une tendance qui contraste avec l’effervescence religieuse observée chez les jeunes au cours de la décennie qui a suivi la chute du régime communiste. Des milliers d’églises flambant neuves, ainsi que des facultés de théologie, sont sorties de terre et le nombre de pratiquants parmi les jeunes avait doublé : de 17 % en 1990 à 34 % en 1999. « Ces dix dernières années, de moins en moins de jeunes s’investissent dans la vie de la paroisse, même si beaucoup continuent de pratiquer. Ils croient encore mais ne viennent plus », déplore le diacre de la cathédrale, Simeon Pintea. De l’avis de la plupart des sociologues, ce phénomène est une des conséquences de l’influence du monde occidental sur l’évolution de la société roumaine, renforcée par l’adhésion de la Roumanie à l’UE en 2007. Et particulièrement à Cluj, comme l’indique Dani Sandu : « Cluj, en tant que grande ville très prospère et universitaire, est beaucoup plus connectée avec l’Europe. L’occidentalisation y est plus rapide. »

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Les églises sont tellement fréquentées le dimanche que la messe est diffusée à l'extérieur par des hauts-parleurs. © Rafaël Andraud

Par ailleurs, la Transylvanie est une région où se côtoient de nombreux cultes : plus de 15 % de protestants, catholiques ou gréco-catholiques. « En raison de cette diversité, et bien qu’en réaction une minorité d’entre eux sont encore plus fondamentalistes, la plupart des jeunes Clujiens orthodoxes sont davantage sécularisés et tolérants qu’ailleurs en Roumanie », explique le sociologue.

Alex, lycéen de 18 ans, fait partie de ces jeunes Roumains progressistes. « Notre génération a pu développer ses propres opinions, indépendamment du cadre familial et religieux », s’enthousiasme-t-il. À l’entrée d’un des nombreux campus universitaires de Cluj, Stefan et Dan, 20 ans, se retrouvent pour une pause clope entre deux cours. Le premier ne va plus à l’église où ses parents l'emmenaient et le second n’y retourne que pour faire plaisir à sa mère. Ces deux étudiants en informatique racontent qu’ils peinent à retrouver leurs aspirations dans les discours très conservateurs des prêtres orthodoxes : « Les valeurs qu’ils défendent sont celles des plus anciens : il faut suivre les principes moraux traditionnels. Ils mettent la pression par rapport au sexe, au couple, à la fête… L’écart est trop grand par rapport à notre mode de vie. » 

L’écart est trop grand aussi pour ceux qui ne correspondent pas aux normes et aux valeurs promues par l'Église. Maria, étudiante de 19 ans, porte une croix à chaque oreille, mais elle ne se reconnaît pas dans la communauté qui assiste à la messe et préfère prier chez elle. « Je sens qu’ils me jugent et qu’ils ne m’acceptent pas comme je suis. Par exemple, je défends des idées pro-LGBT+ et les discours des prêtres sont parfois homophobes ou racistes », s'indigne-t-elle. Membre de la communauté queer, Adrian*, 22 ans, a décidé de se libérer de la religion mais croit toujours en « une entité supérieure ». Il ne peut pas adhérer à une institution qui le rejette. « Je ne pense pas que nous ayons des droits humains basiques en Roumanie, à cause du fond religieux très lourd qui nous entoure », se désole-t-il. « L’Église ne pourra jamais accepter l’homosexualité en accord avec les valeurs de l’évangile », tranche le théologien et prêtre Paul Siladi, 40 ans, derrière l’un des bureaux en bois sombre du Séminaire théologique orthodoxe de Cluj.

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L'église orthodoxe roumaine est autocéphale : c'est une institution indépendante avec son propre patriarche. © Rafaël Andraud

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Près de 13 % des jeunes Roumains déclarent aller à un service religieux au moins une fois par semaine. © Rafaël Andraud

« Fais ce que te disent les prêtres, pas ce qu’ils font »

Mais l’écart le plus grand, aux yeux de la cinquantaine de jeunes interrogés, est celui entre les discours d’humilité prêchés et les scandales qui ont éclaboussé l’institution ces dernières années. « En Roumanie, il y a une trop grosse contradiction entre les valeurs orthodoxes défendues par les prêtres et l’opulence qu’ils affichent. Les affaires de corruption récentes ont fait office de repoussoir. Ils ne sont plus des exemples pour nous, » regrette Pavel, 22 ans. Parmi ces affaires sensibles, la construction de la cathédrale du Salut de la Nation à Bucarest, en chantier depuis dix ans, cristallise la défiance. Financée à 70 % par des fonds publics, elle a déjà englouti plus de 100 millions d’euros et le coût final pourrait dépasser les 400 millions selon des ONG. Le média d’investigation roumain Recorder a publié en octobre une enquête que beaucoup de jeunes Roumains ont vue. Le documentaire expose les montages financiers organisés par les proches du patriarche Daniel pour récolter l’équivalent de 260 millions d’euros d’argent public accordés à l’Église depuis le début de son mandat en 2007. Parmi les manœuvres, on trouve des surfacturations de services de rénovation des édifices religieux, pour renflouer les caisses et les poches. Un dicton roumain existe à ce sujet : « Fais ce que te disent les prêtres, pas ce qu’ils font. »

Malgré la défiance, la quête de spiritualité ne faiblit manifestement pas. « Avec la pandémie, les crises en Roumanie et dans le monde, nous en avons besoin », explique Andrea, 27 ans, qui est retournée prier à l’église après une période de doute. Sur le parvis de la cathédrale de la Dormition-de-la-Mère-de-Dieu, Ovidiu a fini de se recueillir. Il reviendra. Un besoin ravivé par les affres de la modernité : « La religiosité est moins importante dans le monde d’aujourd’hui. C’est peut être aussi ça qui fait qu’il y a autant de problèmes de santé mentale. Ici, je parviens à trouver la paix intérieure, loin des médias, des réseaux sociaux et du stress du quotidien », résume-t-il, avant de retourner à ses obligations lycéennes.

Rafaël Andraud et Emma Barraux

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Dans la dizaine de facultés orthodoxes du pays, le nombre de candidats au concours pour devenir prêtre a fortement diminué ces 15 dernières années. © Rafaël Andraud

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