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Ne pas oublier la dictature. À Sighetu Marmației, ville symbole des victimes du communisme, on œuvre à garder vivace ce souvenir alors que la nostalgie du régime guette.

Quelques centaines de pèlerins, menés par de jeunes villageois en habits traditionnels et sous les chants des chœurs traversent le centre de Sighetu Marmației. La petite ville frontalière de l’Ukraine, au nord de la Roumanie, accueille chaque année le pèlerinage des adeptes du culte gréco-catholique, minoritaire dans un pays à majorité orthodoxe. Ils sont partis de l'ancienne prison communiste de Sighet, devenue en 1997 « Mémorial des victimes du communisme et de la résistance », et marchent jusqu’au cimetière des pauvres.

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Chaque année à la mi-mai, Sighetu Marmației accueille le pélerinage des gréco-catholiques de Roumanie. © Grégoire Cherubini

Deux lieux symboliques : « Nos évêques martyrs sont morts tués par le régime communiste dans cette ancienne prison. Le cimetière des pauvres est le lieu présumé de leur enterrement. Dans quelques mois, un sanctuaire et une église qui leur seront dédiés sortiront de terre », explique le prêtre Marius Visovan. Dans cette foule chantante où l’habit fait le moine, la nonne et l’évêque, celui de Marius, composé d’une simple toge noire et d’une étole argentée, indique qu’il est un curé local.

Sighet, symbole des horreurs du communisme

De 1945 à 1989, environ 600 000 Roumains ont été arrêtés et condamnés pour leurs opinions politiques. Parmi les plus de 230 centres de détention de la dictature, celui de Sighet est loin d’être le plus grand ou le plus mortifère. Mais il est devenu un symbole de la répression politique, qui a atteint son paroxysme dans les années 1950, lorsque 200 anciens ministres, parlementaires, journalistes, militaires et religieux y ont été enfermés. Une cinquantaine y sont décédés, parmi lesquels quatre évêques gréco-catholiques.

En célébrant ses martyrs, Marius Visovan pense aussi à son père, Aurel Visovan, qui a « souffert seize ans dans les prisons communistes. Avant d’être arrêté, il dirigeait un groupe de résistants armés dans les montagnes dans les années 1950 ». Au Mémorial, sa cellule, la 74, est aujourd’hui dédiée aux résistants de la région du Maramureș. 

Quelques nostalgiques d'un passé fantasmé

Le fils de l'ex-prisonnier politique juge que « les politiques et la société roumaine dans son ensemble ne cultivent pas la mémoire ». Certains affirment même regretter cette époque. « Beaucoup de personnes âgées, qui étaient jeunes dans les années 1960 et 1970, gardent une bonne image de leur enfance et sont nostalgiques du communisme », estime l’historien Virgiliu Ţârău. « Cette nostalgie est comparable à l’ostalgie », ressentie en Allemagne à l'égard de la RDA, après la dissolution du régime communiste. « En pensant à leur enfance durant l’âge d’or du communisme roumain, des personnes âgées se disent aussi qu’à l’époque, leur destinée n’apparaissait pas si terrible. »

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Marius Vişovan (à droite) perpétue la mémoire de son père, Aurel Vişovan (à gauche), qui a été enfermé 17 ans dans les geôles communistes pour sa résistance anticommuniste. © Grégoire Cherubini

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Depuis 1997, l'ancienne prison de Sighet a été transformée en mémorial et musée dédiés aux victimes du communisme et de la résistance anticommuniste. © Grégoire Cherubini

Dans le centre-ville, cette fleuriste raconte que son père faisait partie de ces anciens rattrapés par la nostalgie du communisme. « Pourtant, la Révolution a été une libération pour lui qui était si malheureux de vivre sans libertés », se remémore, émue, Ella Fodar. Elle-même avait 12 ans en 1989, et se souvient comment ses parents fermaient les rideaux de l’appartement le soir. « Nous écoutions des radios clandestines doucement, car on avait peur que des voisins appellent la police. » Elle explique la nostalgie tardive de son paternel par « l’absence de chômage à l’époque communiste ».

Pour l’historien Virgiliu Ţârău, plus que la nostalgie, le principal problème réside dans « l’oubli du passé. Il faut chercher à comprendre le présent en regardant l’histoire ». Ce combat a débuté dans les années 2000 avec une lutte pour l’ouverture des archives. L’objectif est désormais de « transmettre ce passé aux jeunes ». Au sein des familles, par l’école et dans l’espace public. L’entrée dans l’Union européenne a permis un premier pas, car avant de se tourner vers l’Occident, « beaucoup ont considéré qu’il était important de questionner le passé communiste. Ouvrir le débat a contribué à démocratiser la société ».

« Délivrer l’histoire comme un bien public »

Dès sa genèse, le Mémorial de Sighet s’est jeté dans la bataille des mémoires. Face à « l’homme nouveau, le cerveau lavé » que rêvait de créer la dictature, Ana Blandiana, poétesse et fondatrice du Mémorial, tente de « ressusciter la mémoire collective ». Ce projet, porté avec son mari défunt, l’écrivain Romulus Rusan, a été soutenu par le Conseil de l’Europe (qui l’a nommé en 1998 parmi les trois premiers lieux de la mémoire européenne, avec le Mémorial d’Auschwitz et le Mémorial de la Paix de Caen). Avec l’objectif de « délivrer l’histoire comme un bien public, pour compenser le silence des autorités » dans les années qui ont suivi la chute de Ceaușescu, explique l’historien Virgiliu Ţârău. Il est aujourd’hui reconnu d’utilité publique et destination de sorties scolaires. Entre 120 000 et 140 000 personnes le visitent chaque année.

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Pour Argair Ennio, étudiant en théologie à Bucarest, les jeunes Roumains nostalgiques du communisme le sont en opposition aux « mentalités qui évoluent » sous l'influence occidentale. © Grégoire Cherubini

Parmi eux, un jeune se balade dans les allées de l’ancienne prison avec un tote bag du Petit Prince. Argair Ennio, 20 ans, est étudiant en théologie orthodoxe à Bucarest, de passage quelques jours à Sighetu Marmației notamment pour découvrir le Mémorial. Pour lui, les jeunes nostalgiques le sont car « ils n’aiment pas comment les mentalités évoluent ». En opposition à l’Occident, ils se réfugieraient donc dans un passé fantasmé, aux frontières fermées. À l’inverse de lui qui se dit « progressiste ». « Je suis pro-droits LGBT+, je crois au multiculturalisme, à la diversité, au droit à vivre dans la dignité. » Comme toute une génération, Ennio n’a pas connu l’époque communiste. Mais à travers « l'urbanisme des villes » et « les mentalités », il affirme ressentir un lourd héritage.

Grégoire Cherubini

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