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Dans un petit salon de coiffure sommaire, brosses et ciseaux s’entassent pêle-mêle. Un rideau soigneusement fermé cache le reste de la pièce, comme si un client pouvait arriver à tout moment. « Mon fils Jimi coupait les cheveux aux gens d’Argokhi et des villages alentours », explique Anna Korbesashvili.

Aujourd’hui c’est ici que la septuagénaire reçoit de la visite – des photos de son fils toujours à portée de main. On la sent très affectée par son départ vers la capitale, il y a trois ans.

Jimi Korbesashvili fait partie de la centaine de personnes parties d’Argokhi depuis 2002. Son départ est l’illustration de l’exode rural qui touche la Géorgie. Si la population de Tbilissi augmente de façon constante depuis 2005, celle des régions rurales diminue. Toutefois, elle représente encore 40 % de la population totale.

Absence de perspectives

Devant la maison, un chien se met à aboyer. Otari Korbesashvili, le mari d’Anna, rentre en chantant dans le jardin. Pour lui, l’explication est toute trouvée : « Les jeunes Géorgiens ne veulent pas travailler. La terre d’ici nous offre de multiples possibilités pour l’élevage ou la vigne, mais personne n’en profite, regrette-t-il. Les jeunes préfèrent aller dans les grandes villes et travailler dans les bureaux. »

En dehors de l’école maternelle et primaire et du seul commerce d’Argokhi, les personnes qui n’ont pas d’exploitation agricole ou de terres ont pourtant peu d’opportunités d’emploi. « Il n’y a pas d’espoir pour les jeunes ici », lâche Dodika Vanishvili.

Le trentenaire est assis à l’abri de la pluie sur la place centrale avec son père et un ami. « Birsha », c’est le mot d’origine russe utilisé en Géorgie pour désigner les hommes comme eux, traînant dehors sans rien faire. « Les jeunes qui restent vont bientôt s’asseoir ici avec nous », prédit-il.

Les victimes elles-mêmes n’ont pas forcément conscience de leurs droits, et les unions sont rarement des « mariages forcés » au sens strict, contrairement aux années 1990. Ce sont parfois les jeunes eux-mêmes qui en prennent l’initiative, comme l’ont fait Ketevan et son mari. Une façon d’échapper au contrôle de leur sexualité dans une société très patriarcale. « Une grande valeur est accordée à la virginité des filles, donc les parents les découragent de flirter pour préserver leur réputation », détaille Tamar Dekanosidze d’Equality Now.

Au-delà de la criminalisation, Mariam Bandzeladze insiste sur l’importance de susciter une prise de conscience des populations sur le mariage des mineures, pour « s’assurer que cette pratique ne soit plus acceptable socialement ». Le chantier commence à peine, et prendra des générations.

Clémence Blanche
Joffray Vasseur
Juliette Vienot
Avec Tamta Dzvelaia et Annamaria Shekiladze

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Peu de condamnation pour ces crimes

« Personne ne sait vraiment ce qu’il se passe », signale Neli Kareli, juriste de l’ONG Sapari. Les écoles, médecins ou hôpitaux ont bien l’obligation de communiquer sur ces crimes, mais une enquête n’est ouverte que si l’adolescente enceinte a moins de 16 ans, l’âge de la majorité sexuelle en Géorgie. « Et dans beaucoup de cas, les filles refusent de parler quand la police les interroge », regrette Neli Kareli. 

Vu de Tbilissi, le mariage de mineures apparaît comme une pratique archaïque propre aux minorités ethniques. Mais si les Azéries sont plus touchées, avec 37,8 % des jeunes femmes mariées avant leur majorité, 12,4 % des Géorgiennes sont aussi concernées, selon l’ONU.

Le préjugé ethnique fait oublier les autres facteurs alimentant les unions précoces : un tiers des filles les plus pauvres sont mariées avant leurs 18 ans, et un quart de celles qui habitent en zone rurale. Des données à prendre en compte pour combattre les mariages de mineures, d’après Kamran Mammadli. L’expert au Social Justice Center défend ainsi un accès gratuit à l’éducation pour toutes et tous, même dans les zones les plus reculées.

La loi géorgienne s’est depuis alignée sur les normes internationales. Le mariage de mineures est totalement interdit depuis 2016. Une manière de s’assurer que les deux époux sont suffisamment matures pour donner « leur consentement libre et plein », une condition fixée par la Déclaration universelle des droits humains.

Cette interdiction permet surtout de protéger les filles, beaucoup plus touchées que les garçons, des conséquences néfastes des unions précoces : les grossesses difficiles, une plus grande vulnérabilité aux violences conjugales, et un moindre accès à l’éducation. Près de la moitié des femmes mariées avant 18 ans en Géorgie ont arrêté l’école en primaire, et seulement 3 % ont atteint l’enseignement supérieur, selon une étude de l’UNICEF effectuée en 2018. C’est ce qu’il s’est passé pour Ketevan. Zanda regrette que sa mère ait renoncé à devenir avocate pour se marier, même si « sans ça, je ne serais pas née », s’amuse-t-elle. 

Une pratique qui persiste

Mariam Bandzeladze, du Fonds des Nations Unies pour la population (UNFPA), se félicite que la Géorgie soit dotée « d’une des meilleures législations sur le mariage des mineures, avec une formulation qui suit les standards européens, tant au civil qu’au pénal ». Mais la responsable de programme souligne que de nombreux ados continuent d’être mariés, et que leurs unions ne sont pas enregistrées officiellement.

Des mariages désormais prohibés

Quand Ketevan s’est mariée, à la fin des années 1990, les unions précoces étaient monnaie courante, et « des filles se faisaient kidnapper sur le chemin l’école ». C’est ce qui est arrivé à ses sœurs, mariées avec les auteurs des faits, avant de divorcer. Ces « mariages par enlèvement » ont atteint des sommets après la chute de l’URSS. « Les structures gouvernementales étaient dysfonctionnelles et les coupables savaient qu’ils n’allaient pas être tenus responsables », décrit Tamar Dekanosidze, représentante de l’association féministe Equality Now dans la région. 

Dans ce pays du Caucase, la riposte s’organise contre une Russie qui déploie librement ses relais médiatiques pour discréditer l’Occident.  

L’histoire d’amour dure depuis 25 ans. Celle qui travaille comme manucure au salon Beauty house de Tbilissi ne regrette rien. Pourtant, jamais elle n’aurait accepté que ses trois enfants se marient avant leur majorité. « Ils font des études, je veux qu’ils réalisent leurs rêves », justifie-t-elle. L’idée n’a même pas traversé l’esprit de Zanda, étudiante à l’université d’État de Tbilissi : « Comment peut-on vouloir se marier si jeune ? C’est difficile à comprendre, même en sachant que le contexte était différent. »

Ketevan Kentchiashvili, 39 ans, a encore un sourire malicieux quand elle évoque la rencontre avec son mari : « À 14 ans, je suis tombée amoureuse d’un beau gosse de 19 ans, et on a tout de suite voulu se marier. » Un passage obligé pour avoir des relations sexuelles dans un pays où les femmes doivent à tout prix préserver leur virginité. Faisant fi des réticences des parents de la jeune fille, le couple se dit « oui » devant les autorités locales de Tbilissi, qui enregistrent leur union, avant d’avoir un enfant dans la foulée. Deux autres suivront, dont Zanda, 20 ans, qui écoute aujourd’hui sa mère raconter son histoire. 

Dans le jardin de l'Université d'État de Tbilissi, Ketevan Kentchiashvili et sa fille Zanda prennent la pose. © Juliette Vienot

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