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Des cartables plus légers, des élèves mieux préparés au postbac, mais aussi une source de distractions... Treize lycées expérimentent depuis la rentrée le passage au tout-numérique. Objectif : équiper tous les lycées alsaciens d'ici 2022.

« C’est plus moderne et rapide », se réjouit Laura, mais sa camarade Sarah réplique : « Parfois la connexion laisse à désirer... » Depuis la rentrée 2017, ces deux élèves de terminale STD2A (design et arts appliqués) au lycée Le Corbusier d’Illkirch, expérimentent l'usage de la tablette électronique et de l'ordinateur portable en classe. Une initiative de la région Grand Est dont l'ambition est d'imposer l'usage de l'outil numérique aux élèves et professeurs pour chaque facette de l'enseignement : manuels scolaires téléchargés, registre d'appel en ligne, prise de notes, recherche documentaire, et même examen. L'objectif est que l'ensemble des lycées de la région franchissent le pas d'ici 2020.

Cet ambitieux « plan numérique éducatif » exige un investissement important des établissements mais également des familles car chaque élève doit avoir son propre matériel informatique. Pour ceux qui ne sont pas équipés, la région a mis en place un système d'aides pour l'achat d'un des trois modèles du constructeur HP : une tablette avec clavier amovible, un ordinateur portable standard ou un autre plus puissant. Toutes les familles dont le revenu net est inférieur à 6 000 euros par mois reçoivent une aide représentant 50 % du prix du matériel dans une limite de 225 euros. Loin des 1 056 euros nécessaires pour acquérir le PC haut de gamme.

Les élèves du lycée Émile Mathis à Schiltigheim sont équipés des tablettes HP proposées par la région. Crédit photo : Cuej / Sophie Motte

Au lycée Émile Mathis de Schiltigheim, Louis, élève de première en bac professionnel « métiers de la sécurité », est conquis : « Les ordinateurs m'aident vraiment pour travailler. Dans le domaine dans lequel j'étudie, cela me permet d'avoir une plus grande autonomie. » À la sortie du lycée privé épiscopal Saint-Etienne, à Strasbourg, le son de cloche est le même. « Cela nous facilite vraiment la vie quand, comme moi, on n'est pas très organisée, confie Auriane, en seconde générale. Désormais, tous mes cours sont au même endroit et ça m'évite de perdre des feuilles, d'oublier des cours. » Pour son enseignant Marc Spitzer, « le numérique permet une plus grande réactivité, et d'enrichir les cours avec des applications cartographiques ou des vidéos. » Grâce à la discussion instantanée, la communication professeur-élèves s'améliore. Décaler l'horaire d'un cours peut désormais se faire en quelques minutes. Pour le professeur de culture religieuse, le numérique doit néanmoins ne rester qu'un outil pédagogique parmi d'autres : « Je continue de donner des cours classiques avec un papier et un stylo. Mais cette expérimentation me permet de mieux préparer les élèves au post-bac. »

Le matériel informatique n'allège pas toujours les cartables

Certains pointent, en revanche, les effets négatifs de la mesure. Du côté des élèves, difficile de ne pas être tenté par les distractions que propose un accès permanent à Internet. « On est constamment distraits, on a envie de jouer et de faire autre chose, regrette Auriane. En faisant un partage de connexion avec notre téléphone, on peut contourner facilement le logiciel qui bride notre connexion Internet à l'intérieur du lycée. » Pour M. Slimane, professeur d'économie, droit et gestion au lycée Émile Mathis de Schiltigheim, il est inconcevable de passer son temps à regarder par-dessus l'épaule des ses étudiants pour vérifier ce qu’ils font : « Je refuse d’être réduit à ça, je n’ai pas fait toutes ces études pour passer mon temps à les fliquer ». L'argument clé invoqué par la région pour l'abandon des manuels scolaires papier est l'allègement des cartables. Mais le résultat est encore mitigé. Le fait que de nombreux professeurs refusent d'appliquer la mesure contraint la plupart des élèves à continuer de porter, en plus de leur matériel informatique, des cahiers, une trousse et parfois des polycopiés. 

Cette réforme « lycée 4.0 » permet à l'Education nationale de se mettre à jour avec les évolutions technologiques. Mais elle laisse apparaître de grandes disparités dans sa mise en place entre lycées privés et lycées publics. Les seconds ont enchaîné les soucis techniques depuis le lancement en septembre : bugs informatiques que ni professeurs, ni élèves n'arrivent à résoudre, problème de connexion wifi dans certains bâtiments, sauvegardes perdues... M. Slimane va jusqu'à parler « d'improvisation »  : « Nous, les professeurs, n'avons pas été formés. Des réformes, j’en ai vu des vertes et des pas mûres en trente-deux ans de carrière, mais celle-là... On m’a annoncé le 6 juillet dernier que le lycée passait au tout-numérique, j’ai dû entrer en catastrophe les références des manuels dans le système pour qu’on les ait en version numérique à la rentrée… Certains éditeurs ont joué le jeu, mais pas tous. Pour les manuels qui n’ont pas été convertis, j’en suis réduit à faire des photocopies. J’ai fait les deux tiers du programme comme ça. »

Olivier O'Keef, représentant de parents d'élèves (FCPE) du lycée public Bartholdi de Colmar, fait le même constat : « Il y a un réel problème d’organisation. » Lors d'une réunion, début mars, les parents se sont rendu compte que de nombreux dysfonctionnements persistaient : les élèves qui n'ont pas acheté les ordinateurs de la Région sont pénalisés par les difficultés de compatibilité de certains logiciels.

« Un logiciel de surveillance nous donne accès à ce qu'ils font »

Le lycée privé épiscopal Saint-Etienne semble mieux préparé. Depuis trois ans, une classe expérimentait le numérique. Il a donc été plus facile de s'adapter. Pour équiper tout l'établissement de bornes wifi, le lycée a déboursé 100 000 euros. Et a passé un marché contraignant avec l'entreprise Microsoft : les secondes (les seuls pour l'instant à bénéficier du programme) sont obligés de louer à l'année leur tablette, un modèle qui vaut entre 1 000 et 2 000 euros dans le commerce. Les parents n'ont pas la possibilité d'acheter la tablette. Ils doivent débourser 30 euros par mois et devront payer encore si, à la fin de la terminale, ils souhaitent la garder. Pour Marc Spitzer, « le fait que ce ne soit pas leur propre tablette nous donne un droit d'accès à ce qu'ils font. Grâce à un logiciel que l'informaticien de l'établissement installe, les professeurs peuvent surveiller sans se déplacer ce que font les élèves sur leur ordinateur. Brider les tablettes nous permet de garder le numérique comme outil et qu'il ne se transforme pas en un élément de distraction », avance Marc Spitzer.

Encore faut-il en avoir les moyens. Car l'expérimentation exclut ceux qui n'ont pas les revenus nécessaires pour s'équiper. Pour Olivier O'Keef, « le numérique comme outil pédagogique devrait être gratuit pour tout le monde. Le principe de l’école gratuite n’existe plus avec ce système et c’est une faute grave. La région devrait revoir sa politique.» En attendant, certains en sont réduits à lire leur manuel sur leur écran de smartphone.

En Alsace, treize lycées privés et publics participent à l'expérimentation du « lycée 4.0 ».

Sophie Motte, Léa Schneider, Kévin Brancaleoni

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