« Yallah ! » Au volant de son pick-up Toyota, le Bédouin quitte la bourgade pour s'enfoncer dans l’étendue de sable ocre. Le foulard traditionnel, le hattah, noué sur la tête, abaya blanc immaculé et barbe taillée au millimètre, Moussa fait monter le compteur à 100 km/h. Au rythme de la musique bédouine à fond dans les hauts-parleurs, il frappe des mains, sourire scotché au visage. Il est chez lui. « Chaque montagne a un nom, c’est plus simple pour se repérer, explique le fils du juge de la tribu, en désignant les spectaculaires falaises couleur argile. Le désert a quelque chose de spécial. »
En ce mois de mai habituellement très prisé, seulement une poignée de touristes foulent les décors incontournables du film Lawrence d’Arabie. Collés aux flancs des montagnes, les campings sont vides. La vingtaine de tentes sommaires dans lesquelles Moussa accueille ses hôtes n’y échappe pas. « Si on a un ou deux groupes de touristes par mois, c’est mieux que rien », songe le trentenaire. Il faut s’enfoncer plus loin dans le désert pour rencontrer les autres Bédouins, ceux qui ont renoncé au tourisme.
L’élevage pour pallier la crise
En suivant les traces laissées dans le sable, le décor change, plus vert et plus vallonné. Le sable ocre, jonché de buissons secs, prend des tons beiges. Un silence absolu emplit les tympans. Troupeaux de chameaux, moutons et chèvres broutent auprès de leurs propriétaires. L’élevage est l’activité ancestrale des Bédouins nomades : vente de produits laitiers, de viande et commerce de bêtes sont leur gagne-pain. Plus loin dans le désert, certains n’ont pas renoncé à ce mode de vie et, pour pallier la chute du nombre d’étrangers et d’étrangères, ils sont de plus en plus nombreux à y retourner. « Maintenant, les gens ont compris qu’ils ne pouvaient pas dépendre seulement du tourisme », explique Moussa.
À 18 ans, Sultan y pense. Guide depuis trois ans, le jeune homme est élève dans l’école du village. L’année prochaine, il espère étudier à l’université d’Aqaba, 70 kilomètres plus loin, dans le sud du pays. Conscient de l’instabilité économique, il se dit prêt à quitter Wadi Rum. Avec, toujours, le tourisme comme horizon : « Pourquoi pas travailler au ministère, pour aider ma famille. » Mais dans l’idéal, le jeune Bédouin aimerait rester dans le désert, terre de ses ancêtres.
Le désert comme maison
Au village, Moussa se sent « comme en prison ». Mais pour son activité, le guide de 32 ans doit y habiter. La connexion internet lui permet de gérer les réservations et ses réseaux sociaux. Ce travail, il le trouve stressant, mais l’apprécie quand même : « Je rencontre des gens venus de partout dans le monde et je leur partage ma culture bédouine. Même si nous faisons le même programme tous les jours, parfois, j’ai l’impression que c’est comme la première fois. » Il espère tout de même qu’un jour, il pourra retourner habiter, comme d’autres, dans le désert. En attendant, il rend souvent visite à ses amis.
Les rues du village, situé à l’entrée du désert, sont maintenant vides. Dans une ambiance morne, des maisons inachevées, une école, trois hôtels et quelques épiceries bordent la route goudronnée, recouverte par le sable. Les 2 000 habitants du patelin sont issus de la tribu des Zalablya, terme qui, par extension, est devenu leur nom de famille. La légende raconte qu’un ancêtre allait acheter de la nourriture en Palestine, à dos de dromadaire, et avait ramené cette pâtisserie frite, zalablya, qui lui a valu le surnom d’Abou Zalablya.
« La plupart des gens ici n’épargnent pas »
« Nous sommes tout le temps assis comme ça, à fumer la chicha et boire du thé, c’est la même chose chaque jour, pose Salem, 43 ans, adossé au mur de son salon. Toutes les crises nous affectent », regrette-t-il en évoquant l’instabilité dans la région et la pandémie de Covid-19. Propriétaire d’un camping touristique dans le désert depuis vingt-quatre ans, le Bédouin gagne habituellement 40 000 JOD (52 000 euros) par an.
Avant le 7 Octobre, il employait quatorze personnes. Aujourd’hui, ils ne sont plus que six. « C’est plus difficile pour les guides qui travaillent au jour le jour », affirme-t-il en désignant les plus jeunes, installés autour de lui. Tous le sont depuis l’adolescence. Avec ses économies, Salem pense encore tenir quatre mois. Il s’estime chanceux : « La plupart des gens ici n’épargnent pas. » Pour s’en sortir, certains revendent leurs pick-ups, investissement indispensable à leur activité de guide touristique.
Tous et toutes font attention à leurs dépenses. « Nous n’achetons plus de jouets aux enfants et nous adaptons notre alimentation avec des produits moins chers », explique Atyqa, mariée à un guide et artisane dans l’atelier du village. Moins visibles et isolées dans leur foyer, seules quelques femmes comme elle participent à l’économie locale en vendant bijoux et chameaux découpés dans des canettes aux voyageurs et voyageuses. Avant la guerre, elles étaient dix à y travailler tous les jours. Depuis, elles se relaient pour n’être que deux. Atyqa, 30 ans, souhaite à ses cinq enfants de quitter Wadi Rum pour travailler. Pourtant, rares sont les jeunes à partir.
Le 7 Octobre a stoppé net l'afflux d’étrangers dans la zone protégée du désert de Wadi Rum, en Joradnie, où la population autochtone des Bédouins s'était de plus en plus sédentarisée pour répondre à une demande touristique exponentielle. Aujourd’hui, certains attendent le retour des visiteurs tandis que d’autres renouent avec leurs activités nomades ancestrales.