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Un plat en lui-même

Au coin d’une rue calme du quartier de Weibdeh, on tombe sur une boulangerie familiale, Firas Al-Jawah. Ici, le zaatar désigne une sorte de pain. Walid passe commande à Hamdi, âgé de 19 ans, qui maîtrise d’une main de maître la confection de ces mana'iche. Un met inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco depuis décembre 2023 qu’on assaisonne le plus souvent d’huile d’olive et de ce fameux mélange d’épices. « Je vais te prendre deux zaatar et deux fromage », demande-t-il au jeune boulanger. Avec son père et son frère aîné, Hamdi gère la petite boulangerie où une variété de pains traditionnels arabes sont vendus. Si à l’arrière on prépare la pâte, faite à base d’eau, de farine, de semoule, de lait et de sel, Hamdi s’occupe d’étaler l’huile d’olive et, évidemment, le mélange d’épices. « En Jordanie, comme d’autres pays voisins, c’est un produit très peu cher, que l’on trouve partout, dans les furn, [fours en libanais] », précise Walid avant d’ajouter que « traditionnellement, ces sortes de fines pizzas assaisonnées au thym se dégustent au petit-déjeuner, même si on peut en manger à tout moment de la journée ».

Starbucks, mais aussi Coca-Cola, H&M, Pampers, Nestlé, Carrefour, Axa… Des centaines de marques occidentales dans le secteur de l’alimentaire, de la banque ou du prêt-à-porter sont touchées. Dans les rues de la capitale, des affiches appelant au boycott sont collées sur les murs. Et à l’intérieur des frigos floqués Pepsi des petites épiceries, le Matrix, cola made in Jordan, a remplacé les sodas américains. Depuis le début du mouvement, le concurrent jordanien a doublé sa production. Une sorte de révolution : 95% de la population jordanienne affirme participer au boycott, selon un sondage du Centre d’études stratégiques paru en novembre 2023.

Matrix partout, Pepsi nulle part

« Nos chiffres de vente ont explosé. La plupart de nos clients étaient des amateurs de Starbucks avant », affirme Mohammed Bader, employé de BLK depuis neuf mois, en refermant le couvercle en plastique d’un pistaccio latte, une boisson phare de l’enseigne répudiée. « Starbucks, c’est terminé ! Plus jamais ! Je ne veux pas être solidaire de l’occupation israélienne. C’est un génocide et je refuse d’y participer », soutient Suhila, nouvelle cliente, le regard déterminé sous ses lunettes de soleil.

Instigué par le mouvement palestinien international Boycott, Divestment, Sanctions (BDS), lancé en 2005, il s’est implanté à partir de 2014 en Jordanie, date de la première invasion israélienne à Gaza. Il ne visait jusqu’ici que les produits israéliens. Dix ans plus tard, avec cette nouvelle guerre, Hamza Khader, figure locale de BDS, reconnaît : « Jamais le mouvement n’a pris une telle ampleur en Jordanie. » Et s’est étendu aux marques occidentales vues comme complices.

Après l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, et le début de l’offensive meurtrière d'Israël à Gaza, il a fallu dans l’urgence remplacer les grandes enseignes occidentales, et notamment américaines, qui paient le soutien de Washington à Israël. Pour la population jordanienne, la guerre à Gaza est un point de non-retour. Le boycott — l’action de cesser de consommer des biens ou des services pour une raison idéologique — est une arme politique qui n’est pas nouvelle.

Awad plante sa paille dans son americano. À côté de lui, Malek secoue son café au lait. Assis sur un bout de trottoir en plein cagnard, les deux amis sirotent leur boisson préférée face à la bruyante rue Al-Shahid, dans le nord d’Amman. « Le café, ici, c’est une tradition », lance le premier, très attaché à ce rituel matinal. Le Qahwa Black Coffee, ou « BLK » comme le surnomme les habitués, est devenu leur point de ralliement avant leurs cours à la fac, située pas loin. « Avant, on allait à Starbucks. » Maintenant, ils boycottent. « Ici, au départ, les produits n’étaient pas de très bonne qualité. Mais maintenant, c’est beaucoup mieux. BLK, c’est le meilleur choix pour nous car on développe notre économie. »

Pour les différencier, rien de mieux que de les tester. Retour dans la vieille ville d’Amman. Mon nez flaire un endroit où je pourrais goûter aux mélanges. Le vendeur me fait d’abord déguster le zaatar libanais, très vert et composé uniquement de sumac, graines de sésames non torréfiées et évidemment, de la plante zaatar. Son goût herbacé est doux en bouche. Le zaatar jordanien, d’un vert un peu plus sombre, est fait à base d’origan et frotté à l’huile d’olive. Puis, le dernier : le palestinien auquel on a ajouté du cumin, du carvi, frotté à l’huile d’olive, plus puissant en bouche, presque acide. Les papilles encore émoustillées par les épices, plusieurs questions me traversent l’esprit. Comment utilise-t-on le zaatar ? Est-ce un accompagnement ? Un assaisonnement ? Un condiment ?

L’ombre du conflit plane sans ambiguïté sur la soirée. Une fois entré dans la salle, à côté des portraits de la famille royale jordanienne taille XXL, un écran du même gabarit affiche un message – entouré de deux images de pastèque, devenu le symbole alternatif du drapeau palestinien.

Devenues symboles du soutien à Israël, les enseignes européennes et américaines sont la cible d’un mouvement d’ampleur en Jordanie. Depuis le début de la guerre à Gaza, la population pro-palestinienne refuse de consommer McDo et compagnie pour se tourner vers du made in Jordan.

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