« Dès le premier soir, il m’a battu »
Assise au bout de la table, Eman se rapproche de l’avant de la salle. Elle assure qu’elle « n’a rien à cacher » et se lance. « Dès le premier soir, il m’a battu. Tous les jours il me frappait, il n’y avait pas d’amour entre nous. Ma famille et la sienne le savaient, mais elles n’ont rien dit », se livre la femme de 33 ans, le regard droit, sans laisser transparaitre d’émotion. Eman tombe enceinte dès le premier mois et est forcée de rester avec cet homme maltraitant et infidèle. Ses grossesses sont des moments encore plus difficiles. « Il est devenu davantage violent quand il a appris que j’étais enceinte d’une petite fille. Un jour, il m’a frappée pour que je perde le bébé. »
En 2011, le couple fuit avec ses trois enfants la région de Homs pour s’installer en Jordanie. Alors que son mari décide de divorcer, c’est à Eman qu’on reproche cette décision, y compris dans sa propre famille. « C’était la pire année de ma vie. Après le divorce, je suis revenue le voir en lui disant que j’étais enceinte. Il m’a dit que ce n’était pas son enfant. Alors, j’ai tenté de me suicider et malheureusement, le bébé est mort », confie-t-elle au milieu des autres femmes, silencieuses face à ce récit cauchemardesque. Son mari décide de lui confisquer la garde des enfants. Désormais, Eman ne les voit que toutes les deux semaines. « Au début, ils voulaient vivre avec moi mais maintenant, leur père les a fait changer d’avis. »Son histoire, Eman ne peut même pas en parler à ses amies : « Elles seraient médisantes. »Depuis un an, elle est suivie par une psychologue, trouvée par l’AWO.
Dans la salle aux persiennes baissées, la parole se libère. Réunies par l’Organisation des femmes arabes (AWO, son sigle anglais), une association de défense des droits des femmes, la dizaine de Syriennes portant le hijab s’écoutent attentivement. « Je voulais juste une belle robe. Une enfant, ça ne pense pas au mariage, je ne me rendais pas compte de ce que ça impliquait », confie Rana, âgée de 34 ans. Autour de la grande table, l’une d’elles se démarque. Elle semble plus jeune que les autres. Confiante, elle se lance : « Je m’appelle Eman, j’ai 33 ans et j’ai été mariée à 16 ans. »
Cette situation, toutes les femmes autour d’elle la connaissent bien. Nées et mariées en Syrie alors qu’elles étaient adolescentes, elles se sont installées à Mafraq en Jordanie, à une quinzaine de kilomètres de la frontière. Elles font partie des 60 % de la population ayant fui la guerre civile qui déchire la Syrie depuis 2011. Plus de 630 000 réfugiés sont recensés en Jordanie, ce qui en fait le troisième pays d'accueil des Syriens qui ont fui le régime de Bachar Al-Assad. La ville de Mafraq accueille un grand nombre d’entre eux. Et c’est dans ce gouvernorat qu’est observé l’un des taux de mariages précoces les plus élevés du royaume. Parmi les dix femmes autour de la table, seules deux se disent heureuses de leur union. Pour toutes les autres, le mariage a été synonyme de regrets, de restrictions et souvent, de violences.
En Jordanie, l’âge minimum pour se marier est fixé à 18 ans. Pourtant des dérogations, valables aussi pour les réfugiés, permettent de contourner cette limite en passant devant un tribunal islamique. Avant 2019, ces exceptions étaient possibles dès 15 ans. Désormais, c’est à partir du premier jour des 16 ans. Une maigre évolution qui ne satisfait pas les associations féministes. « On se bat pour que l’âge légal du mariage soit augmenté car ces exceptions sont devenues la norme. Et le gouvernement ne fait rien, déplore Layla Naffah Hamarneh, directrice des programmes de l’association de défense des droits des femmes, qui gère notamment le centre de Mafraq, où des groupes de discussions sont organisés. Ce sujet est notre priorité. » D’autant que, dans la pratique, il n’est pas rare que les mariages se fassent encore plus jeunes. « Ils ne sont ensuite déclarés qu’une fois les 18 ans atteints », explique une membre de l’AWO à Mafraq.
En septembre 2023, avant même le début de la guerre, une nouvelle loi sur la cybercriminalité est entrée en vigueur. Officiellement adoptée contre le hacking ou le vol de données, elle est aussi utilisée pour réduire la liberté d’expression sur Internet. Les auteurs de messages en ligne, considérés comme « méprisant la religion » ou « mettant en péril l’unité nationale », peuvent être emprisonnés. Mi-mai 2024, Hiba Abou Taha, journaliste, a ainsi été détenue pendant une semaine pour avoir écrit un article sur les exportations de produits jordaniens vers Israël. Un an auparavant, Tik Tok, plateforme très prisée, était interdite. Un obstacle néanmoins contourné grâce aux VPN, selon les deux influenceuses, déterminées à poursuivre leur engagement pour gagner le soutien des internautes du monde entier.
Milan Derrien
Les répercussions sont aussi économiques. « Après le 7 Octobre, une grande enseigne occidentale de vêtements, aujourd’hui honnie, m’a proposé un contrat de plusieurs milliers de dinars jordaniens, rembobine Hiba Abou Chawareb encore émue. Avant, je l’aurai accepté sans réfléchir ! C’était le contrat de mes rêves. Mais j’ai refusé. » Un engagement moral pas forcément suivi par tout le monde, d’autant que « les marques ont augmenté les montants des partenariats avec les influenceurs pour redorer leur image », assure l'influenceuse.
Mais la reconversion en militant n’est pas sans risque. Face au succès de sa vidéo sur le boycott, Hiba Abou Chawareb s’est vue attaquée en justice pour diffamation par les entreprises pointées du doigt. « J’avais montré leur logo, sans citer leur nom, se défend-elle. Mais ce type de vidéo n’est pas autorisée en Jordanie. Je dois bientôt me rendre au tribunal. Toutes ces entreprises nous mettent la pression. À vrai dire, je fais davantage attention à ce que je dis depuis. »
« J’ai refusé le contrat de mes rêves »
Les répercussions sont aussi économiques. « Après le 7 Octobre, une grande enseigne occidentale de vêtements, aujourd’hui honnie, m’a proposé un contrat de plusieurs milliers de dinars jordaniens, rembobine Hiba Abou Chawareb encore émue. Avant, je l’aurai accepté sans réfléchir ! C’était le contrat de mes rêves. Mais j’ai refusé. » Un engagement moral pas forcément suivi par tout le monde, d’autant que « les marques ont augmenté les montants des partenariats avec les influenceurs pour redorer leur image », assure l'influenceuse.
Certains sont allés plus loin. Grâce à des associations humanitaires, les fers de lance de l’influence jordanienne en ligne, comme Deya Elayyan (2,2 millions d’abonnés) ou Tamer Bessiso (un million), se sont rendus sur place pour filmer au plus près les ravages de la guerre. Une stratégie qui a décuplé leur audience, leurs « reportages » au milieu des ruines de Gaza dépassant tous le million de vues. « Il y a une autre guerre qui se déroule en ce moment sur les réseaux sociaux pour montrer la vérité. Ils sont les meilleurs outils pour partager ses opinions », analyse Alaa Bouchnaq.