“J’ai traversé toutes les frontières”
Arrivés seuls, ces exilés sont là chaque après-midi. Ils se regroupent sur le muret de l’allée centrale qui mène à l’entrée principale de la gare. Certains dorment à même le bloc, assis ou allongés, leur sac à dos en guise d’oreiller. D’autres errent, l’air hagard. Accrochés à leur téléphone, ils lèvent parfois la tête pour discuter entre eux. “Ils vont essayer d’atteindre le prochain pays ensemble”, traduit Kassim, qui sert d’interprète à ces personnes ne parlant ni le français ni l’anglais. Étudiant infirmier, il vient dès qu’il le peut leur donner quelques vivres ou simplement leur tenir compagnie. Bandage usé à la main droite, Ali a traversé toutes les frontières depuis l’Afghanistan : Iran, Turquie, Bulgarie, Serbie, Hongrie, Autriche, Suisse et enfin la France. Un périple risqué pour fuir le régime des talibans et la famine qui frappe son pays depuis plusieurs années.
Dans l’attente de gagner Paris ou Bruxelles, ces migrants sont démunis. Pourtant, ils ne semblent pas solliciter les structures d’aide présentes sur le parvis, comme le Point d’accueil et de solidarité de la SNCF ou l’association Abribus qui distribue des centaines de repas aux plus précaires. "Pour la plupart, ce sont des réfugiés géorgiens, mais aussi des familles françaises ou des SDF hommes seuls”, détaille Marion, bénévole depuis un an et demi. Dans un bus graffé en bleu et rouge, ces distributions alimentaires animent la place à 19h chaque jeudi, samedi et dimanche d’octobre à avril. Parmi les bénéficiaires, Didier, dit Didi, 54 ans, tout juste arrivé de Haguenau à pied pour récupérer son plat de pâtes fumant. Lunettes sur le nez et barbe grisonnante, il tient fermement le carnet où il a retranscrit les 278 villes par lesquelles il est passé.
Ce baroudeur aux rides marquées compte repartir à la première heure pour Auxerre. Peut-être croisera-t-il Maguy, venue nourrir comme à son habitude les pigeons. Ce parvis, elle l’apprécie. Elle y fait des rencontres, discute avec des gens qui “ne viennent pas ici que pour prendre le train. Il y a de la vitalité !”
Fanny Gelb et Jean Lebreton
Une place surchargée ou désertique
Aux extrémités, au centre, partout les bicyclettes s’amassent sur le parvis, enchevêtrées les unes aux autres contre le moindre arceau, poteau ou morceau de grille. Le désordre causé par ces envahissantes carcasses entretient-il sa mauvaise réputation ? Difficile de savoir lesquelles sont abandonnées. La mairie ne parvient pas à régler la question. Elle a mis en place une politique d'enlèvement des vélos “épaves”, une opération réalisable si au moins deux pièces manquent et après validation de ce statut d’épave par un agent de police. Une démarche chronophage qui ne se déroule que deux fois par an sans produire d’effets significatifs.
Si les emplacements vélos sont tous saturés, on ne peut pas en dire autant de l’aire de jeux située au sud du parvis. Une table de ping-pong grisâtre et une piste de pétanque en gravillons rosés y ont été installées cet été après le vote du budget participatif en 2019. “Dans la réalisation, c’est assez raté, tacle Myriam Niss, présidente de l’Association des habitants du quartier de la gare (AHQG). Il devait y avoir de l’ombre, des arbres. En été, c’est pratiquement inutilisable parce qu’il fait trop chaud.”
“Je ne pense pas qu’on y reviendra, commentent Kilian et Hugo, la vingtaine, raquette à la main. C’est pas hyper sympathique, il y a souvent des gens alcoolisés assis sur la table.” Myriam Niss relativise : “Il n’y a pas forcément de problème lié au fait qu’il y ait des groupes de personnes.” Des problèmes, les rassemblements de jeunes migrants en transit venus pour la plupart d’Asie centrale n’en posent pas non plus.
“On n’est pas agressifs, on est jovials !”
De tous les espaces publics qu’ils fréquentent, c’est sur ce parvis qu’ils préfèrent se réunir plusieurs soirs par semaine. “Il y a une symbolique : quand on se pose, on a l’impression qu’on peut faire ce qu’on veut.” La petite bande se fond dans le paysage de ce vaste espace aux parterres végétalisés de 2,7 hectares qui sert de décor à leur dernier clip. Un tournage qui s’est déroulé sous le regard décontracté des policiers. “Ils ne nous embêtent pas, en même temps on ne fait rien de mal !, raconte Depsi67, un autre membre du groupe. On n'est pas agressifs, on est jovials !”
L’augmentation des effectifs de police, visible depuis la mi-septembre, fait partie du “plan de lutte contre l’insécurité dont se plaignaient riverains et usagers”, voulu par la préfète du Bas-Rhin, Josiane Chevalier. “Strasbourg n’est pas une ville problématique. C’est même vraiment calme”, commente pourtant un CRS, arrivé de Marseille et mobilisé depuis quinze jours place de la Gare. Une présence accrue qui pourrait être liée à l’impopularité dont jouit encore le parvis. “J’appréhendais de venir travailler ici, glisse Gulsul, employée depuis avril dans une boulangerie. La jeune femme craignait une éventuelle agression. Mais tout s’est très bien déroulé jusqu’ici même quand je travaille la nuit.” Une impression partagée par divers employés des restaurants qui bordent la place. “Je n’ai jamais rencontré de problème spécifique”, relate Krisna, serveur-barman depuis 22 ans à la brasserie Le Dix. “Il y a des gens qui font la manche ou qui s’assoient sur la terrasse, surtout en été, dit-il en nettoyant un verre. Mais dès que l’automne arrive, ils sont beaucoup moins et partent lorsqu’on leur demande.”
Dans la médiathèque Olympe-de-Gouges, rue Kuhn, la section jeunesse propose des livres labellisés “+ juste, + égalitaire” abordant l’égalité femme-homme. Les bibliothécaires accompagnent enfants et parents dans leur choix d’ouvrages plus tolérants.
Marine Lebègue et Jade Lacroix
Une équipe engagée
Réactions nuancées
Le parvis de la gare de Strasbourg n’est pas qu’un lieu de passage. Au milieu du flux permanent de voyageurs, une galerie de personnages s’approprient la place et la font vivre à leur manière. Seuls ou en groupe, ils offrent un autre regard sur ce lieu, porte d’entrée de la ville.