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Second souffle aux Petites-Fermes 

 

L’affaire Québecor comporte encore des zones d’ombre. Notamment sur le jeu des influences politiques. Pourquoi Frank Immobilier a-t-il acheté une friche industrielle inconstructible ? Comment, en deux ans, le site a-t-il pu devenir officiellement habitable, avant même la dépollution ? Aujourd’hui, le promoteur ne communique plus sur l’affaire passée au Conseil d’Etat. "Je pense qu’il y a eu, dans ce dossier, ce qu’on peut qualifier de petits arrangements entre amis", lâche Eric Elkouby.

Caroline Celle et Claudia Lacave

Isabelle se souvient : “C’était un endroit intéressant car tout était possible, pas besoin de répondre à une exigence. Ce genre d’endroit te donne du temps et de l’espace, c’est fondamental. Et quand tu as une idée, ça devient possible.” Jusqu’à réparer son bateau ou souder six vélos ensemble, juste pour voir ce que ça donne.

*Le prénom a été modifié.

Julie Gasco et Maxime Glorieux

Suite au déménagement forcé, des vols ont été constatés alors que la maison était surveillée par des vigiles municipaux. Des outils ont disparu. Ils appartenaient à Papier Gâchette, l’imprimerie associative créée en 2009 dans le squat. Le hangar accueillait 100 m2 d’imposantes machines, pour certaines centenaires. “On faisait de la micro-édition, sérigraphie, reliure, gravure, typographie en utilisant des méthodes d’impression anciennes”, explique Manouche, qui a rejoint l’atelier sur la fin.

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Le squat a vu naître Papier Gâchette, une imprimerie associative installée dans le hangar. © Papier Gâchette

Le degré de pollution actuel reste opaque. Le cadastre note, cette année encore, une "persistance des concentrations, notamment en toluène", l’un des polluants les plus dangereux du site. Dès 2008, un arrêté préfectoral exigeait des analyses trimestrielles des hydrocarbures dissous (toluène, benzène…) et des analyses semestrielles des métaux (arsenic, nickel…). Depuis, plusieurs arrêtés préfectoraux ont réitéré ces demandes. Celui daté du 3 novembre 2015, portant le permis de construire, interdit l’accueil "des populations sensibles (écoles, crèches)", "la culture de végétaux de consommation" et "l’infiltration des eaux pluviales".  Il prohibe, de plus, toute utilisation de l’eau de la nappe phréatique de Québecor, alors que le terrain est une zone à forts risques d’inondation par remontée des eaux souterraines.

"Si ça continue, je devrai partir"

S’il s’affirme en "sécurité", Ehmade se sent seul. Il ne peut pas dialoguer avec les Français, ne connaît personne à part un compatriote arrivé depuis peu au foyer, n’a ni amis ni proches. Sa famille, il l’a laissée derrière lui : sa femme et ses sept enfants vivent toujours en Afrique. Ehmade veut désormais quitter la région, pour aller "n’importe où ailleurs en France". S’il trouve le quartier fonctionnel, il dénonce le manque d’accompagnement, notamment dans sa recherche d’emploi. Il tente d’apprendre le français en regardant la télévision et retourne régulièrement à Pôle emploi, sans jamais obtenir de réponse positive. "Attends, attends, that’s all they say ! [C’est tout ce qu’ils disent, NDLR]"

Pour Movsar, cette impuissance à trouver un emploi est le principal frein. A Paris, il était dans la construction. Mais ici, le blocage persiste : il ne se voit proposer que quelques missions d’intérim ponctuelles. "C’est difficile d’obtenir un travail, je ne sais pas pourquoi. Si ça continue, je devrai partir." Le petit espace où il loge se borne à un lit une place, une table, un frigo, un lavabo et quelques espaces de rangement sommaires.

Surtout, l’endroit, à la limite de l’insalubrité, est infesté de cafards. Alors qu’il allume un briquet, une dizaine d’insectes surgit des plinthes. Malgré les produits dont il use et abuse. "Rien n’y fait, il y en a partout, se lamente-t-il. La nuit, ils s’insinuent dans ma bouche, dans mes oreilles." Quant aux opérations de désinsectisation, il n’y en a pas eu depuis plus d’un an, selon son voisin Jean-Marie. Mais le quinquagénaire ne se plaint pas auprès d’Adoma. "C’est fini, j’ai baissé les bras", souffle-t-il. Une résignation que partagent les trois locataires, paralysés par la hantise de retrouver le pire. "C’est ainsi", se résout Movsar en écrasant un énième nuisible avec son talon.

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Parmi les espaces communs de l'unité de vie, Movsar et Ehmade se partagent cette cuisine. La pièce, de taille convenable, est cependant limitée en équipement. © Robin Magnier

Officiellement dépollué, le site en construction reçoit l’aval de la Ville. Frank Immobilier l’affirme dans son droit de réponse à la presse publié en octobre 2018 : "Les 400 pages de l’étude d’impact et l’étude détaillée des risques ont fait (…) l’objet d’un examen particulièrement minutieux des services du préfet et du service instructeur de la ville de Strasbourg." C’est Antea, société d’ingénierie dans le domaine environnemental, qui a réalisé ces études, de même que la dépollution. Elle a extrait des milliers de mètres cubes de terre polluée et pompé puis filtré les eaux souterraines pendant six ans. Cette opération a permis au TA de Strasbourg de valider le permis de construire en 2017. Le cadastre conclut que "ces travaux marquent l’achèvement des opérations de remise en état du site, pour un usage de type habitat".

De la rue Tacite à la rue Sénèque, cela fait plus de 40 ans que la famille Foulouh vit dans la cité du Hohberg. Et elle compte bien y rester. 

 

Le goûter du samedi, chez les Foulouh, c’est une institution. Aujourd’hui, c’est Mouna qui reçoit. Après avoir gravi les quatre étages et s’être déchaussés à l’entrée, cousins et cousines s’embrassent, heureux de se retrouver. Ici, pas de chaises : il faut enjamber les autres pour trouver une place sur l’imposant canapé qui encadre la table ronde du salon. Trois générations sont réunies. Les petits-enfants, d’abord : Sana, sa cousine Rislene et la fratrie Amal, Anissa et Amine. Les enfants : Najima, l’aînée, et Mouna, la benjamine. Enfin, la grand-mère Louisa, la « grande madame Foulouh », comme elle aime se présenter.

 

Arrivé du Maroc dans les années 1970, Haddou Foulouh s’est installé au Hohberg avant de faire, quelques années plus tard, une demande de regroupement familial. Sa femme Louisa et leurs enfants l’ont rejoint en 1977. « Il faisait froid, j’avais 7 ans, c’était en février », se souvient Najima, en soufflant sur sa tasse de café. La famille n’est jamais repartie.

Au moment de quitter le cocon familial, les enfants de Louisa et Haddou ont choisi eux aussi de s’installer dans la cité. Rue Sénèque, dans l’immeuble voisin, résident Ahmed, sa femme Zoulikha et leurs trois enfants « On se voit du balcon ! », s’exclame Anissa, ignorant sa console de jeu quelques instants. A seulement quelques mètres de là, rue Tacite, vivent Mouna, Sana et le reste de la famille. Quant à Najima, elle vient juste de quitter le Hohberg, pour la route des Romains toute proche. Seul Karim, le cadet, s’est « éloigné ». Avec sa famille, il réside dans un quartier pavillonnaire de Lingolsheim, à cinq kilomètres de Koenigshoffen. « C’est trop loin », se désole Louisa les bras croisés « à pied, je ne peux même pas y aller. » Cette femme de 70 ans, coiffée d’un hijab et les mains teintées de henné, est le véritable pilier de la famille. Et elle aime savoir ses enfants près d’elle : « Je profite de mes petits-enfants, ils grandissent à côté de moi. » 

 

Rester au Hohberg, c’est avant tout rester près de sa famille. « Ils ont besoin de moi, j’ai besoin d’eux », déclare Mouna, en lançant un regard complice vers sa mère. Cette dernière l’a beaucoup soutenue à la naissance de sa fille. « C’est vraiment ma deuxième maman, confirme Sana au sujet de la grande madame. On aime aller chez notre grand-mère, on se retrouve souvent chez elle le week-end, c’est spontané. » dit-elle, la main posée sur sa poitrine. La famille s’en amuse d’ailleurs : « Si pendant quelques semaines, elle ne nous invite pas à manger, ça va paraître bizarre », plaisante Amal. A ce moment, Mouna revient de la cuisine, un gâteau et un saladier de friandises dans les mains. A peine posés sur la table, les enfants se ruent dessus avec joie.

Pour Amal comme pour les autres, cette proximité géographique crée une relation particulière. Alors, quand Mouna évoque l’idée de s’installer dans une maison dans la campagne strasbourgeoise, ses enfants refusent catégoriquement. « On a nos habitudes ici, et on aime ça, rétorque sa fille Sana. J’ai jamais quitté le quartier, c’est sécurisant parce qu’on sait pas comment ça se passe ailleurs. Et puis je peux voir mes grands-parents, ma tante, mes oncles, mes petits-cousins, ma cousine, mes parents, mon frère… » Sa grand-mère sourit. La jeune femme de 18 ans n’envisage pas de s’éloigner à plus d’un quart d’heure à pied de la cité.

 

L’histoire des Foulouh est aussi liée à celle du Hohberg. « On a grandi avec le Hohberg, il a évolué, on a évolué avec lui », souligne Najima. Sa petite sœur approuve. Au fil des années, cette cité de Strasbourg s’est développée avec ses commerces, ses établissements scolaires, ses services sociaux et administratifs. « C’est pratique, il y a tout à proximité », ajoute Mouna, en agitant son doigt autour d’elle.

 

Dans la famille Foulouh, Amal fait figure d’exception. A 20 ans, la jeune étudiante, en service civique dans une école, veut tenter sa chance ailleurs, en frappant à la porte de la capitale. « J’aime pas tellement l’ambiance de ce quartier. J’ai connu que ça, maintenant je veux voir autre chose. » Un sujet, maintes fois abordé lors des réunions familiales, qui ne manque pas d’émouvoir Louisa. A l’autre bout de la table, sa petite-fille la rassure : « Vous viendrez me voir j’espère. On est une tribu ! »

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