Dépendant de ses voisins

Chaque pays dispose de ressources en eau internes, superficielles (les fleuves, les oueds) ou souterraines (les nappes, les aquifères). Certains bénéficient aussi de ressources externes, provenant des voisins. Cette dépendance vis-à-vis des pays tiers peut être une source de tensions. Comment répondre aux besoins de son peuple si le robinet est tenu par un autre ? D'autres sont, au contraire, isolés hydrologiquement. La situation de manque d’eau est alors permanente et structurellement dépendante des précipitations et du niveau des nappes phréatiques.

Le Maghreb aride et isolé, l'Egypte sous perfusion

En Afrique du Nord et de l'Est, deux blocs, aux situations opposées, se dégagent. D'un côté, le Maroc, l'Algérie, la Tunisie et la Libye sont dans une situation de rareté absolue de la ressource. Les Algériens bénéficient de 294 m3 par an et par personne, alors que le seuil de stress est fixé à 1700.
Au contraire, à l'Est, il y a une véritable relation de dépendance amont-aval. L'Egypte est dépendante à 97% de son voisin soudanais, lui-même tributaire du château d'eau éthopien. Le Nil Bleu, qui prend sa source à Bahir Dar, au bord du lac Tana, à 300 km au nord d'Addis Abeba, alimente tous les pays en aval.

Le Maghreb isolé hydrologiquement

Ressources et dépendances en Afrique du Nord et de l'Est

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Le château d'eau éthiopien

Ressources en eau et liens de dépendance dans le bassin du Nil Bleu

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Faux semblants en Asie centrale

Depuis plus de cinquante ans, l’Asie centrale est le théâtre de tensions pour l'utilisation de l’eau des deux fleuves Amou Daria et Syr Daria, qui alimentent tous les deux la mer d’Aral. La distribution géographique très particulière des ressources en eau met ces pays en état de forte dépendance les uns vis-à-vis des autres. À part le Kazakhstan, pourvu en eau et richesses énergétiques, aucun d’eux ne peut gérer ses ressources hydrologiques sans négocier avec ses voisins.

L’Amou Darya et le Syr Daria :
lignes de vie des cinq anciennes républiques soviétiques

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Une ligne de partage très nette se dessine. D'un côté la zone Sud-est, regroupant les deux pays « amonts » (Kirghizistan et Tadjikistan) qui possèdent la quasi-totalité des ressources en eau mais sont dépourvus de gaz et de pétrole. Ce sont en revanche de grands producteurs d’énergie hydro-électrique. De l’autre, le Sud-ouest regroupant les deux pays « avals » (Ouzbékistan et Turkménistan) riches en pétrole et en gaz, mais n’ayant pas ou très peu de sources d’eau. Et ce, malgré les énormes besoins pour irriguer les immenses surfaces de cultures de coton et de riz.
Les champs de coopération économique pourraient être nombreux : les uns possèdent l’or bleu, les autres l’or noir. Mais ce serait sans compter la complexité du jeu géopolitique régional dans lesquelles les ressources en eau sont non seulement utilisées pour l’irrigation et la production d’électricité, mais aussi comme moyen de pression politique sur les pays voisins.

Les États ne se perçoivent pas forcément en conflit les uns avec les autres. Ils multiplient les traités de coopération et les réunions internationales pour le partage et la distribution de l'eau de l’Amou et du Syr Daria. Sur le papier, les accords de gestion transfrontalière semblent fonctionner. Mais sur le terrain, les politiques multilatérales manquent de cohérence et pratiquement aucun quota n’est respecté. Des tensions apparaissent alors à toutes les échelles, de la parcelle aux États.
Actuellement, plusieurs projets font polémique. Le Tadjikistan projette la création d'un lac, dit du « siècle d’or », en plein milieu du désert de Karu-Kum, à partir d’un canal qui détournera les eaux de l’Amou Daria. Quatre méga-barrages sont également planifiés au Kirghizistan et au Tadjikistan, sur des affluents des deux fleuves.

Le Tadjikistan et le Kirghizistan en position de force

Ressources en eau et liens de dépendance en Asie centrale

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Le Proche Orient : conflit larvé, voisins oubliés

Au Proche Orient, le maître-mot est aridité. Les 15 pays concernés ont très peu de ressources en eau renouvelable, qu'elle soit produite en interne ou en provenance des voisins. La Cisjordanie (Territoires palestiniens), riveraine du Jourdain, dépend pourtant peu de l'eau du fleuve. Cette situation, contradictoire avec la géographie, montre que le droit de puiser l'eau du fleuve est dénié aux Palestiniens pour des raisons politiques.
Dans la région, seuls l'Irak, la Syrie et la Turquie ne sont pas en situation de stress hydrique. Pourtant, la relation des deux pays arabes avec leur voisin turc se dégrade au rythme de la construction des barrages par Ankara.

Une ressource rare à partager

Ressources et liens de dépendance au Proche et Moyen Orient

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Le Jourdain, fleuve exclusif

Au Proche-Orient, la question du partage des eaux du Jourdain est stratégique. Dans cette région du monde, chaque décision est liée, de près ou de loin, au conflit israélo-arabe. Or le fleuve prend sa source au Liban et dessine les frontières entre Israël-Palestine, la Jordanie et la Syrie.

Un filet d'eau pour cinq pays

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Le Jourdain est un fleuve transfrontalier, partagé entre la Syrie, le Liban, la Cisjordanie, la Jordanie et Israël. Ces cinq États riverains, au climat aride, possèdent l'une des plus faibles ressources en eau par habitant dans le monde, bien en deçà du seuil de rareté de l'eau absolu de 500 m3/an par habitant (à l'exception du Liban). Le fleuve est la principale ressource en eau de surface d’Israël et de la Jordanie. Il alimente également trois aquifères, au cœur de l'approvisionnement en eau de ces deux derniers pays mais aussi des Territoires palestiniens occupés.

Pomper dans les nappes pour survivre

Ressources en eau et lien de dépendance dans le bassin du Jourdain

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La zone est aride, il y a peu de ressources en eau en surface. Israël est majoritairement dépendant du pompage des aquifères.
La Palestine, bien que riveraine du Jourdain (en Cisjordanie), ne tire pas de ressource de ce fleuve. L'eau est saumâtre et les Palestiniens n'ont pas le droit d'y pomper de l'eau.

Pour Israël, la gestion des eaux a toujours été une question de sécurité nationale. En 1964, l’État hébreu achève la construction du « Grand aqueduc national », qui transfère une partie des eaux du Jourdain, au nord du pays, vers le désert du Néguev, au sud. L’aqueduc prélève chaque année 320 millions de m3 d’eau du fleuve, en amont du lac de Tibériade. De l’autre côté, le Liban, la Syrie et la Jordanie prévoient eux aussi de construire des canaux de dérivation sur des affluents du Jourdain. Entre 1965 et 1967, plusieurs opérations militaires israéliennes détruisent les chantiers en Syrie et Jordanie, afin de contrer ces projets qui viendraient limiter les capacités hydriques destinées à Israël.

La guerre des Six jours pour l'eau

Dans ce contexte régional déjà très tendu, la guerre des Six jours, en juin 1967, qui oppose Israël à quatre États arabes (Égypte, Liban, Syrie et Jordanie), permet à l'État hébreux d'asseoir sa mainmise sur l'eau. Les gains territoriaux de cette guerre dessinent largement le contexte hydro-politique que connaît le pays aujourd’hui. 57% de ses ressources en eau proviennent en effet de territoires situés à l’extérieur des frontières d’avant 1967. Avec l’occupation du territoire syrien du Golan, c’est le lac de Tibériade et certaines sources du Jourdain qui passent sous autorité israélienne. Dans les territoires occupés, en Cisjordanie, cela permet aux Israéliens d’accéder à la rive gauche du fleuve et aux nappes souterraines. Depuis, l’État juif occupe la vallée du Jourdain et n'accorde aux Palestiniens aucun accès à ses rives. La majeure partie du bassin fluvial est une zone militaire inaccessible au public, au sol jonché de mines et de barbelés.
Les Palestiniens exigent en vain le retrait de la présence israélienne sur la rive cisjordanienne du Jourdain, ainsi que le déploiement d’une force internationale et la reconnaissance de leurs droits à cet endroit. En 1994, après vingt-sept ans de conflit, la Jordanie et Israël parviennent à un accord de paix historique, dont l’un des volets est consacré au partage des eaux du Jourdain. Selon le traité, le royaume hachémite reçoit de l'État juif un quota annuel de 20 millions de m3, Israël en conservant autant.

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La mer Morte s'assèche inexorablement en raison de la surexploitation du Jourdain. Crédit : Laurent Rigaux

Le canal de la Paix

Les tensions restent vives car le Jourdain s’assèche : 98 % de son débit est accaparé par Israël, la Syrie et la Jordanie, pour leurs besoins domestiques et agricoles. En certains points, le fleuve ne mesure plus que 3 mètres de large, et transporte moins de 10 % de la quantité d’eau qu’il débitait en 1948. Cette surexploitation provoque un assèchement préoccupant de la mer Morte dans laquelle se jette le fleuve. En réaction à la réduction de la taille de la mer Morte et pour éviter sa quasi disparition d’ici 2050, le projet de « Canal de la Paix » a vu le jour. Ce canal capterait l’eau de la mer Rouge, la transporterait sur 180 km pour l’amener dans la mer Morte, après utilisation dans l’irrigation et des usines hydroélectriques. S’ils parviennent à s’entendre, les bénéficiaires seraient Israël, les Territoires palestiniens et la Jordanie.

Deux aquifères sous les barbelés

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Deux aquifères à partager

Israël et les Territoires palestiniens se partagent également un système complexe d’eaux souterraines composé de deux aquifères, l’un côtier, l’autre montagneux et central. La répartition de ces ressources, pour le moment très inégale, est l'un des sujets clés pour un futur accord de paix israélo-palestinien.
L’aquifère montagneux recèle environ 700 millions de m3 par an, soit le double de ce que prélève le « Grand aqueduc national » dans le Jourdain. L'État hébreux utilise plus de 80% de l'eau provenant de cet aquifère, limitant l'accès des Palestiniens à 20 % de cette réserve. Or, il s'agit de l'unique ressource en eau de Cisjordanie.
L’aquifère côtier, commun à Israël et Gaza, dispose d’un total d’environ 500 millions de m3 par an, dont 10% se retrouve « sous » la bande de Gaza. Dans cette portion de territoire contrôlée par le Hamas, l’aquifère est la seule ressource en eau, soumise depuis longtemps à des pompages excessifs. La rivalité politique entre le Hamas et le Fatah rend très difficile une bonne gestion. Résultat, l’aquifère n’a pas le temps de se « recharger », les eaux sont de mauvaise qualité et de plus en plus salinisées, la nappe étant toute proche de la Méditerranée. Que ce soit dans la bande de Gaza ou en Cisjordanie, la pénurie d’eau, déjà critique, est aggravée par la sécheresse aiguë qui menace les nappes aquifères.

Le Tigre et l'Euphrate sous embargo turc

Après la dictature, l’embargo, l’occupation américaine et la guerre civile, les 36 millions d’Irakiens doivent faire face à une nouvelle menace : le manque d’eau. Le Tigre et l’Euphrate, principales ressources en eau de l’Irak, ont perdu près de 30 à 50% de leur niveau en vingt ans. Les réserves des six grands barrages irakiens sur leur cours s’amenuisent. Cela tient aux conflits internes et à l’absence d’un système de gestion publique adéquate mais aussi à l’attitude de la Turquie qui détient les clés de l’approvisionnement en eau.

Les projets turcs menacent l’Irak et la Syrie

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Les deux fleuves transfrontaliers prennent leur source dans les montagnes turques d’Anatolie. Et Ankara n’hésite pas à maintenir une pression sur les deux pays en aval, Syrie et Irak, en jouant sur les débits.
Dès 1973, des tensions apparaissent, avec la construction du barrage turc de Keban sur l’Euphrate pour étendre l’irrigation. Un an plus tard, la Syrie emboîte le pas à son voisin turc avec le barrage de Tabqa. Cette surenchère manque de dégénérer en conflit militaire entre la Syrie et l’Irak, lors de la mise en eau du barrage syrien qui provoque une baisse de 25% de la quantité d'eau entrant sur le territoire irakien. Une médiation saoudienne réussit à désamorcer la crise.

La Turquie contrôle le Tigre et l’Euphrate

Ressources en eau et lien de dépendance dans les bassins du Tigre et de l’Euphrate

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La Syrie et l'Irak ont très peu de ressources internes.
Ils sont majoritairement dépendants de la Turquie, qui contrôle le débit des deux fleuves.

Dialogue interrompu pendant 10 ans

Surtout, en 1986, Ankara lance le programme de développement du Sud-Est anatolien (GAP) qui doit sortir l’Anatolie du sous-développement et en faire une grande puissance agricole. Le projet prévoit la construction de 22 barrages, 19 centrales électriques et l’irrigation de 1,7 million d’hectares dans les bassins de l’Euphrate et du Tigre. L’Irak et la Syrie voient dans ce programme des aménagements politiques qui visent à les rendre dépendants. Finalement, en 1987, la Turquie et la Syrie parviennent à un accord garantissant à cette dernière un débit minimal moyen de l’Euphrate de 500 m3 par seconde.
Quelques années plus tard, la construction du barrage Ataturk (parmi les plus grands du monde), l’un des projets du GAP, ravive les tensions. En janvier 1990, la Turquie bloque le débit de l’Euphrate pendant un mois pour remplir ce barrage. La Syrie et l’Irak l’accusent de ne pas les avoir informés de la coupure, causant des préjudices irréparables pour leur secteur agricole. Les médias arabes n’hésitent pas à parler d’acte de guerre. Les Irakiens menacent même de bombarder les barrages turcs sur l’Euphrate. De leur côté, les deux pays arabes réussissent à s’entendre et signent un traité qui accorde aux Irakiens 58% du débit de l’Euphrate reçu depuis la Turquie.
En 1992, le barrage Ataturk est finalement mis en service. Provocation suprême, la Turquie déclare sa souveraineté territoriale sur les eaux du Tigre et de l’Euphrate. Le dialogue entre les trois pays s’interrompt alors pendant dix ans.

Vision différente du fleuve

A l’origine de ces nombreuses crises, l’approche radicalement différente des trois pays. Pour la Turquie, le Tigre et l’Euphrate, non navigables sur toute leur longueur, sont des fleuves transfrontaliers. Le choix de cette dénomination dispenserait Ankara de négocier avec les pays en aval. Au contraire, pour l’Irak et la Syrie, le Tigre et l’Euphrate, navigables par endroits et traversant plusieurs pays, sont des fleuves internationaux, donc soumis à la Convention de New York de 1997 régissant l'utilisation des cours d'eau internationaux. Dans ce cas, tout projet d’aménagement devrait faire l’objet d’un accord entre les pays riverains.
A peine reprises, les négociations sont stoppées en 2003 avec le renversement de Saddam Hussein et l’invasion de l’Irak. Huit ans plus tard, la guerre civile débute en Syrie. Plongés dans le chaos, ces deux États ont d’autres priorités que la gestion des ressources en eau.