Les combats


Les faits

Une semaine après la découverte du corps de Julie, la mobilisation autour de l'affaire Bodein signe son acte fondateur dans les rues de Colmar. Le 10 juillet 2004, des milliers de personnes défilent lors d'une marche silencieuse avec un mot d'ordre « plus jamais ça ». De nombreuses personnalités politiques de la région ont fait le déplacement. Parmi les manifestants, des appels au rétablissement de la peine de mort sont lancés. Dans le cortège, on retrouve plusieurs membres d'Alsace d'abord, parti politique né d'une scission avec le Front national. Au mois de septembre, le parti frontiste réitère sa demande de rétablissement de la peine de mort pour les pédophiles, violeurs et assassins d'enfants. Sur Internet, des blogs chrétiens vont élever Jeanne-Marie Kegelin au statut de sainte et lancer une campagne pour sa béatification. Au-delà de la question de la peine capitale, les modalités de l'application des peines suscite l'incompréhension. Pourquoi Pierre Bodein, condamné à huit reprises, a-t-il pu sortir sous le régime de la libération conditionnelle ?


Face au traumatisme de la population, la réponse de la justice est exceptionnelle. Le 5 novembre 2004, une réunion inédite se tient à la salle des fêtes de Schirmeck, à l'initiative de Bernard Legras, procureur général à Colmar, pour répondre aux questions de la population sur les dysfonctionnements judiciaires. Les procureurs de Saverne, Colmar et Strasbourg font face à 300 personnes, pour la plupart habitant la vallée. On s'attend au procès de la justice devant les caméras, il n'aura pas lieu. Une déclaration de Bernard Legras sur la remise en liberté de Bodein va marquer l'assistance : « Toute peine doit s'achever un jour. Quotidiennement, nous remettons en liberté des individus dangereux. » Peu après, le 19 novembre 2004, l'association Fondation Julie est créée, dans le but d'exercer une pression en matière de politique pénale. La loi sur la récidive du 12 décembre 2005 sera la première grande loi judiciaire promulguée après l'affaire Bodein. 

                                                                                                     François Delencre 


Une souffrance politisée

En mars 2014, Wallerand de Saint-Just sera candidat à l’élection municipale parisienne pour le Front national. Celui qui était l’avocat de la famille Kegelin lors du procès de Pierre Bodein est élu de longue date en Picardie. Il s’était déjà présenté à la mairie de Paris en 1989 contre Jacques Chirac. Françoise Scharsch, la mère de Julie, a pour sa part fait ses classes en politique en se présentant aux élections cantonales de 2011 comme remplaçante du candidat socialiste. Sept ans après le procès, des échos de l’affaire Bodein résonnent toujours dans l’univers politique.


En 2004, la mise en cause de Pierre Bodein suscite une grande incompréhension de la part de la population alsacienne : récidiviste, il était sorti de prison en libération conditionnelle. Aux côtés des familles, les élus et l’opinion se mobilisent.


Le 10 juillet 2004, une marche blanche est organisée par la famille Scharsch à Colmar. La manifestation est soutenue par Frédéric Bierry, le maire et conseiller général UDF de Schirmeck où vit la famille, et par Alain Ferry, député du Bas-Rhin apparenté à l’UMP. Tous deux font tourner une pétition demandant le durcissement de la politique pénale. Celle-ci recueille plus de 20 000 signatures. Les maires de plusieurs villes alentour se joignent à l’événement colmarien, et Alsace d’abord, parti régionaliste et identitaire, aujourd’hui inactif, en profite pour s’afficher. Parmi ses représentants, Christian Chaton et Stéphane Bourhis, actuellement respectivement conseiller général UMP du Haut-Rhin et secrétaire départemental de l’UMP du Bas-Rhin. Pour un grand nombre des 5 000 manifestants, un criminel comme Pierre Bodein ne mérite pas de vivre. Même si les Scharsch se positionnent clairement contre la peine de mort.


Une réunion exceptionnelle se tient à Schirmeck, au début de l’hiver 2004, alors que les Scharsch jettent les bases de la Fondation Julie qui plaide pour la mise à l’écart définitive des criminels les plus dangereux. Les procureurs de Saverne, Strasbourg et Colmar prennent l’initiative de répondre aux questions de plusieurs centaines de personnes qui s’interrogent sur la libération conditionnelle et les remises de peine. La réunion permet d’apaiser les esprits pour certains, nourrit l’incompréhension pour d’autres.

« Si on me donnait le droit de lui tirer une balle dans la tête... »

Parfois, derrière les convictions perce une envie de revanche, même sur les élus. Danièle Meyer, la maire de Rhinau, où vivait Jeanne-Marie Kegelin, et Jean-Louis Renaudin, proche des Scharsch et maire de Russ se prononçaient et se prononcent toujours contre la peine de mort. « Je suis totalement contre, même dans un cas comme ça. [Mais] moi, cette saloperie de Bodein, si on me donnait le droit de lui tirer une balle dans la tête je crois que j’arriverais à le faire, […] en parallèle, politiquement, ou au point de vue d’un Etat, tuer quelqu’un parce qu’il a tué ça me paraît quand même délirant. Mais là on est à la limite de ce qu’on peut supporter », confie Danièle Meyer.


Au-delà du territoire alsacien, l’Internet des réseaux d’extrême droite bruisse de critiques, convaincu que magistrats et psychiatres travaillent à la libération rapide de Bodein. « Alors que l'instruction sur les meurtres […] suit son cours, et que le procès n'est pas prévu avant longtemps […], on s'occupe déjà de la libération de Pierre Bodein, au cas où il serait reconnu coupable et de nouveau condamné. Aussi hallucinant que cela paraisse, le compte à rebours a déjà commencé pour la libération du monstre dont on suppose qu'il aura été condamné pour les crimes atroces dont on l'accuse », lit-on en 2005 sur le site du Salon beige, un « blog quotidien d’actualité par des laïcs catholiques ».

Théories complotistes

On trouve aussi des théories complotistes sur le choix des victimes : Pierre Bodein aurait voulu cibler l’extrême- droite en tuant des proches du Front national. Les parents de Jeanne-Marie Kegelin étaient proches du Front national, le père d’Edwige Vallée était élu du parti, et le meurtre de Julie Scharsch résulterait d’une « confusion » : ses parents auraient des homonymes militant au FN. C’est en tout cas ce que soutient le site Eruditus, une « encyclopédie alternative ». « Je n’ai jamais entendu parler de ce complot. Ce sont des fous », rétorque Wallerand de Saint-Just, en se démarquant de ces internautes auxquels on pourrait l’associer. En revanche, le défenseur des Kegelin reste convaincu que le procès a été la démonstration de la faillite d’un système pénal tenu par des magistrats de gauche.


Pour certains, la colère suscitée par l’affaire s’est changée en dénonciation de la société. Anne-Catherine Kegelin, sœur de l’une des victimes de Pierre Bodein, considère d’ailleurs, à l’instar de Wallerand de Saint-Just, que les institutions étatiques sont responsables de la souffrance de sa famille. Elle voit dans l’acquittement des coaccusés de Pierre Bodein l’échec de l’institution judiciaire, une justice qui pour elle applique « la peine de mort aux victimes et pas aux coupables ».


Au fil du temps, les rendez-vous se sont espacés. Une nouvelle marche devrait avoir lieu en juin prochain pour commémorer le dixième anniversaire du décès de deux petites filles et d’une jeune femme, mortes sous les coups de Pierre Bodein. 

                                                                                   Florence Tricoire & Romain Geoffroy

 

Pour Wallerand de Saint-Just, avocat des Kegelin, ce sont les politiques qui sont coupables
©Romain Geoffroy/Cuej

 

Pour Julie et pour les autres

Le cerisier japonais planté par l'association Fondation Julie au Bergopré à Schirmeck est encore loin de sa taille adulte et il passerait inaperçu s'il n'avait pas comme compagnon un petit cœur en bois gravé : « Julie nous ne t'oublions pas ». L'arbuste continue à croitre. Comme lui l'association a pris racine au fil des années. « Ça va faire 10 ans, rappelle Françoise Scharsch, l'actuelle présidente. Il n'est plus question de se lamenter, il faut agir. »


Aujourd'hui la fondation compte plus de 7 000 membres dans toute la France, mais tous ne sont pas actifs. Les assemblées générales réunissent une trentaine de personnes par an. L'association a été créée le 19 novembre 2004 avec trois objectifs principaux : accompagner et soutenir la famille Scharsch, informer la population de la vallée de la Bruche de l'état d'avancement de l'information judiciaire et constituer une force de proposition, de vigilance, d'exigence visant à améliorer le fonctionnement des enquêtes de la justice criminelle.

L'association interpelle régulièrement les politiques. Ici, lors de leur premier anniversaire ©Document Fondation Julie

Le noyau dur se réunit une fois par mois ou tous les deux mois chez les Scharsch. Pour se souvenir de Julie, mais aussi pour préparer l'envoi de courriers. « Nous essayons de contacter Madame Taubira, mais on n'y arrive pas, se plaint Françoise Scharsch. Mais bon... C'est difficile. Avant nous étions reçus, ça n'avançait pas. Maintenant nous ne sommes plus reçus mais ça n'avance pas non plus. » Après le procès de Pierre Bodein, l'association avait été reçue par Nicolas Sarkozy, puis par ses conseillers. La résonance médiatique du procès terminée, les invitations se font rares. Malgré tout, la Fondation Julie continue son travail de lobbying. A chaque élection présidentielle, elle apostrophe les candidats ; elle interpelle aussi le Parlement dès qu'il y a un débat sur une loi pénale.


Neuf ans après, l'association Fondation Julie a évolué. Depuis, Françoise Scharsch a assisté à d'autres procès pour mieux comprendre le fonctionnement de la justice. L'association essaie de dépasser l'affaire Pierre Bodein pour faire changer les lois. « Il faut faire en sorte que ça ne se reproduise plus pour les autres, martèle Jean-Louis Renaudin, l'ancien président de l'association et maire de Russ. Ces gens, il faut qu'ils ne sortent plus ! Il faut les arrêter, les condamner et qu'ils restent en prison. Après, on peut discuter des moyens, on peut discuter surveillance. Mais dans un cas comme Bodein, c'est des gens qui ne doivent plus sortir. » 

Le temps de l'émotion passé, l'association veut continuer à se faire entendre. « C'est tout ce côté médiatique qui nous a portés, qui nous a fait connaître, se souvient Françoise Scharsch. Maintenant qu'on n'est plus sous le feu des projecteurs, ne serions-nous pas plus écoutés ? Ou remarqués ? On est toujours là et on milite toujours pour la même chose. » Les demandes : une stricte application des peines prononcées sans confusion et avec cumul, l'allocation de moyens financiers et humains pour avoir un véritable suivi socio-judiciaire, la mise à l’écart définitive des individus dont la réelle dangerosité est avérée, sans pour autant remettre en cause l’abolition de la peine de mort, et enfin la fin de la prescription de l’action publique en matière criminelle étant donné l’évolution de la police scientifique. « Imaginez qu'on trouve l'assassin de ses enfants et se dire, “ah ben merde, il y a prescription, donc il ne sera pas inquiété”, argumente Françoise Scharsch. C'est choquant. Ça fera donc l'objet d'une lettre. »


Le 28 juin prochain, une marche sera organisée en mémoire de Julie Scharsch, dix ans après son décès. « Je souhaite que les gens soient encore présents, espère Jean-Louis Renaudin. Pour les soutenir, parce que je pense que pour eux, même dix ans après, ça doit pas être facile. »  

                                                                                       Patxi Berhouet 

 Les cœurs réalisés en souvenir de Julie au fil des anniversaires de sa mort ©Document Fondation Julie


Dix ans de politique pénale

A l’issue du procès en assises de 2007, Pierre Bodein a été condamné à la perpétuité assortie d’une période de sûreté illimitée. Cette peine, la plus lourde du code pénal français, n’avait encore jamais été prononcée depuis sa création en 1994. Elle signifie que Pierre Bodein restera au moins 30 ans en prison, et ce, sans qu’aucune mesure de réduction de peine ou de libération anticipée ne puisse être prononcée. A l’issue de ces 30 années, seul un tribunal pourra mettre fin à la période de sûreté. Pierre Bodein ne pourra donc espérer demander une alternative à sa détention qu’à partir de 2034. Il aura alors 87 ans.


Depuis la condamnation de Bodein, Christian Beaulieu, un agresseur sexuel récidiviste coupable du viol et du meurtre d’un enfant en 2006, et Michel Fourniret, ont obtenu le même jugement. Christian Beaulieu a finalement vu sa peine réduite en appel à 30 ans de prison et 30 ans de sûreté, pour « atténuation de sa responsabilité ». Le 17 décembre 2013, Nicolas Blondiau, 27 ans, a écopé de la même peine pour le viol et le meurtre d’une petite fille en 2011. Il n’était pas en état de récidive et a annoncé qu’il ferait appel.


« Quand un fait divers de ce genre survient, les médias nous demandent toujours ce qu’on va faire. Impossible de dire qu’on ne fera rien », estime Pascal Clément, ministre de la Justice du gouvernement de Villepin au début du procès Bodein de 2007. La pression de l’opinion publique est d’autant plus forte que Pierre Bodein était un violeur récidiviste ayant bénéficié de réductions de peine. Pour tenter d’influencer les décisions politiques à venir, les parents de Julie Scharsch créent l’association Fondation Julie en novembre 2004 (voir ci-dessus).


Depuis neuf ans, notamment sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, la France a multiplié les lois visant à empêcher la récidive. En décembre 2005, soit un peu plus d’un an après les trois meurtres commis par Pierre Bodein, entre en vigueur une loi sur la récidive. Le calendrier est fortuit puisque la mission d’information dont découle cette loi avait débuté en mars 2004. Selon Dominique Perben, Garde des Sceaux à l’époque dans le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, l’« affaire a apporté un élément complémentaire dans un bruit de fond général sur le durcissement des textes et de la lutte contre la récidive ». François Zocchetto, sénateur UDI et rapporteur au Sénat de la loi de décembre 2005 sur la récidive confirme : « Evidemment, l’affaire Bodein nous a influencés. Néanmoins, on essaye de rester assez sereins par rapport aux événements, quand bien même ils seraient atroces, dramatiques. »


Prévenir la récidive 

La mesure la plus emblématique de cette loi sur la récidive est la mise en place du bracelet électronique mobile (le placement sous surveillance électronique mobile, ou PSEM), qui permet de géo-localiser une personne en liberté conditionnelle à tout moment. Le PSEM pourra être prononcé pour les personnes majeures ayant été condamnées à sept ans de prison ou plus, dont on aura « constaté la dangerosité, [et] lorsque cette mesure apparaît indispensable pour prévenir la récidive ».


« Nicolas Sarkozy (alors ministre de l’Intérieur NDLR) demandait à ce que l’on instaure les peines plancher, se souvient Pascal Clément, président de la Commission des lois de l’Assemblée Nationale à l’époque. Jean-Pierre Raffarin (alors Premier ministre NDLR) n’était pas pour et moi non plus. Il a voulu contourner la difficulté et surtout ne pas vexer le ministre de l’Intérieur en proposant des mesures contre la récidive sans pour autant mettre en place les peines plancher ». Le Premier ministre sollicitera alors alors une mission d’information.

Localement, les élus s’impliquent : « J’ai été clairement influencé par cette affaire, explique Alain Ferry, député UMP bas-rhinois jusqu’en 2012 et actuel maire de Wisches. Lors de prises de position sur des textes soumis à l’Assemblée, j’étais plus ferme qu’auparavant sur la récidive. »


En 2007, Nicolas Sarkozy, fraîchement élu Président de la République, s’empresse de mettre en place les peines plancher. Dès la fin juin, la ministre de la Justice, Rachida Dati, dépose un projet de loi « renforçant la lutte contre la récidive ». Toute personne déjà condamnée à au moins trois ans d’emprisonnement et qui récidiverait serait automatiquement condamnée à une peine minimale. La loi entre en vigueur en août.

Réduire les risques

En novembre de la même année, Rachida Dati présente un nouveau texte de loi sur la récidive qui instaure la rétention de sûreté : une personne condamnée à au moins 15 ans de prison pour crime sur un mineur ou pour crime aggravé sur une personne majeure et qui est arrivée à la fin de sa peine pourra être retenue en détention dans un centre fermé. Cette sanction est prise par une commission pluridisciplinaire qui évalue le risque de récidive du détenu, dû à un trouble grave de la personnalité.


Le Conseil Constitutionnel valide la loi en février 2008, avec une modification : la loi n’aura pas d’effet rétroactif. Si le texte est maintenu, il ne pourra donc être appliqué qu’en 2023. Cette année là, des personnes condamnées après l’entrée en vigueur de la loi auront effectué leur peine de minimum 15 ans de prison.


Deux ans plus tard, en mars 2010, Michèle Alliot-Marie, ministre de la Justice, propose une loi pour compléter celle de 2008. Celle-ci élargit les cas où des détenus pourront être gardés en rétention de sûreté à toute personne condamnée à plus de 15 ans de prison après avoir récidivé. Elle ajoute également une dimension thérapeutique puisqu’une injonction de soin, qui inclut la castration chimique, peut être prononcée lors de la libération conditionnelle.


Sous la présidence de François Hollande, la Garde des Sceaux Christiane Taubira opère une inflexion de la politique pénale avec une volonté de vider les prisons, conformément à la promesse du chef de l’Etat. Fin août 2012, elle envoie une circulaire à tous les parquets dans laquelle elle fixe « les principes généraux de la nouvelle politique pénale du gouvernement ». Elle demande à ce que le recours à l'incarcération soit « limité aux situations qui l'exigent strictement » et recommande de veiller à respecter l’individualisation des peines. Une façon pour la ministre de la Justice de rompre avec la politique de ses prédécesseurs, en demandant aux magistrats d’abandonner les peines plancher.


Malgré l’arsenal de peines déployé en moins de dix ans, impossible de dire que l’affaire Bodein ne pourrait pas avoir lieu aujourd’hui. « On a peut-être réduit le risque mais, on ne peut pas l’éliminer, conclut François Zocchetto. Les comportements déviants ne disparaîtront pas demain. »  

                                                                                         Florence Tricoire & Romain Geoffroy

 Pour François Zocchetto, sénateur centriste, la responsabilité des législateurs est engagée
©Romain Geoffroy/Cuej
 Le projet