Le malentendu

Les faits

Présents depuis des siècles en Alsace où ils ont longtemps mené une existence nomade, les Yéniches se trouvent aujourd'hui principalement dans la région d'Haguenau et dans le sud de Strasbourg.


Parmi eux, les Remetter et les Fuhrmann. En 1991, ces derniers se sédentarisent et louent une petite maison à Stotzheim. En 1997, ils sont relogés dans des baraquements provisoires. C'est ici qu'un enfant de deux ans, Guy Fuhrmann, se noie dans une flaque d'eau en 1998. Ce drame provoque une importante émotion. Louis Besson (PS), alors secrétaire d'Etat au logement, participe aux obsèques et revient une deuxième fois pour s'occuper du relogement de la famille dans une ferme appartenant à l'Etat.


Malgré cette intervention et leur prise en charge par différents services sociaux et associatifs, les Yéniches continuent de vivre en marge de la société. Ils se font surtout remarquer pour des petits délits, comme la conduite en état d'ivresse ou des vols de ferraille et entretiennent des rapports tendus avec leur voisinage.


En 2004, une fillette disparaît à Rhinau. Des enfants de la commune d'Artolsheim disent avoir vu le corps d'une petite fille dans un véhicule de la famille yéniche. Les enquêteurs suivent cette piste en parallèle de celle de Bodein. Vingt membres du clan Fuhrmann-Remetter sont mis en cause. Accusés d'être liés à l'enlèvement puis au meurtre de la petite Kegelin, ils s'accusent mutuellement. Certains avouent le crime puis se rétractent. Faute de preuves, ils sont innocentés en 2007. Pierre Bodein reste l'unique coupable.

 

                                                                                                                        Kerstin Simone Acker

Les maisons des yéniches se trouvent souvent à la limite entre les villages et la forêt ©Larissa Rausch/Cuej


L'énigme Fuhrmann-Remetter

Le clan Fuhrmann-Remetter constitue à tous égards une énigme sociale déroutante. Ces marginaux, même au sein de la population des Yéniches (ou vanniers) se sont retrouvés au centre d'une exceptionnelle affaire criminelle. Souvent appelés faussement « le clan des Gitans », alors que les Yéniches, originaires de l'espace germanique, sont présents en Alsace depuis très longtemps, ils n'ont rien à voir avec les gens du voyage, originaires d'Inde.

Pourquoi ces familles sont-elles à ce point rivées à cette vie en marge alors que des dizaines de travailleurs sociaux, salariés et bénévoles, se mobilisent pour elles ? Pourquoi persistent-elles à vivre aussi misérablement à l'âge du RSA et des allocations familiales ? Pourquoi restent-elles illettrées ? D'où vient cette incapacité à adopter, même a minima, les codes et habitudes de la société dans laquelle elles ont pourtant toujours vécu ? Que veut dire cet alcoolisme si massif ? Et pourquoi continuent-elles à se marier entre cousins, plus d'un siècle après le premier mariage entre des membres des deux familles ? 

L'appel de la forêt

A Saint-Pierre ou à Saasenheim, les maisons de ces Yéniches sont un mystère à elles seules. Comme l'était celle d'Artolsheim, aujourd'hui rasée, où on a cru un temps que la petite Jeanne-Marie avait été séquestrée. Elles sont situées à l'extrémité des villages, en bordure des bois. Peut-être parce que les Fuhrmann-Remetter ne sont pas les bienvenus dans le cœur des communes. Peut-être aussi pour garder un lien avec les forêts où leurs ancêtres et eux-mêmes vécurent jusqu'à leur sédentarisation dans les années 1990.


Plus mystérieux encore : quand le temps le permet, des membres du clan quittent leurs maisons et s'en vont dormir sous les étoiles. Jacques Fuhrmann, le patriarche, né en 1949, aime dire « je suis comme un oiseau, dès qu'il y a le printemps je pars ». La forêt est restée pour eux un lieu de refuge et de réconfort ; elle fut longtemps pour les vanniers l'espace où ils vivaient et d'où ils tiraient leur subsistance matérielle. Il semble que le clan soit resté figé dans un passé lointain, alors que le monde autour d'eux évolue. Les cours intérieures où trônent des voiturettes sont jonchées de morceaux de ferrailles, de tas de bois, de remorques, de jouets d'enfants. C'est peu dire que les habitations détonnent dans cet environnement rural alsacien où les maisons sont très soignées. Les familles sont absolument détachées du monde matériel, incapables de gérer de l'argent.


Une partie de la tribu vit à Saint-Pierre depuis que l'Etat a mis une grande ferme à la disposition des Fuhrmann. Certains habitants sont bienveillants à leur égard. L'un d'eux déplore le fait qu'on veuille « que tout le monde marche pareillement dans notre société où on ne laisse pas les gens vivre comme ils le veulent ».


Les services sociaux ont du mal à leur inculquer les règles élémentaires de l'hygiène domestique. Le SAMU intervient régulièrement chez eux à cause des ravages causés par l'alcool, « tous les 15 jours » d'après Alfred Becker, le maire de Saint-Pierre. Celui-ci raconte également les chutes dans les escaliers, parce qu'ils n'ont pas l'habitude des marches.

 Alfred Becker, le maire de Saint-Pierre. ©François Delencre/Cuej



Simples citoyens et ethnologues, magistrats et psychologues, avocats et interprètes, ceux qui les trouvent sympathiques et les aident, ceux qui les craignent ou détestent, tous font part de leur total étonnement devant le mode de vie de ce groupe si spécial. 

« Des coupables tout désignés »

Avec la disparition de la petite Jeanne-Marie et l'emballement qui a suivi, ces marginaux ont été projetés dans un univers - gendarmerie, justice, médias... - qui leur était étranger. Pour Maître Yannick Phoelpin, avocat de l'un des accusés - innocenté par la suite, comme tout le groupe -, « ils ne comprenaient strictement rien à tout ce qui se passait ».


Cette incompréhension était réciproque. Les acteurs de l'affaire ont eu les plus grandes difficultés à appréhender leur rapport à la parole et à la vérité, et pas seulement en raison de leur très faible maîtrise du français. Aveux, accusations mutuelles et rétractations sont des éléments marquants de ce procès qui s'est terminé par l'acquittement de tous les membres du clan. Pour l'avocat, l'extrême marginalité des Fuhrmann-Remetter en faisait « des coupables tout désignés » sur la seule base de témoignages d'enfants et de leurs aveux fluctuants. Et on a négligé la « culture du doute au profit de la culture de l'aveu ».


Il y a eu un énorme malentendu entre deux mondes. Un malentendu qui explique, pour beaucoup, les incroyables ratés de l'affaire : leurs nombreuses auto-accusations ainsi que les erreurs de la gendarmerie et de la justice qui ont conduit à l'incarcération jusqu'à une période de 3 ans de 5 personnes innocentes. 

                                                                                                      Nathan Kretz et Larissa Rausch

Les Fuhrmann dans les années 1980, avant leur sédentarisation
©DR. Publié avec l'autorisation de la famille


Le clan des innocents 

 

Ils ont fait jusqu’à trois ans de prison et ont été innocentés. Acquittés en juillet 2007, au terme d'un procès de plus de trois mois. Pendant l'instruction, les familles Fuhrmann et Remetter ont avoué, dans des versions différentes, puis se sont rétractées. Comment la quasi-totalité de ce clan yéniche a-t-il pu être mise en cause dans une affaire que ses membres ne comprenaient pas toujours ?

 

Manon Brignol, avocat général, se souvient d’un procès devenu cas d’école. Elle a face à elle des personnes souvent désemparées par la situation et qui s’entre-accusent ou s’auto-accusent. « On avait près de vingt auteurs qui pour certains reconnaissaient avec force détails leur implication mais pour lesquels on n'avait aucun élément matériel ou scientifique », souligne-t-elle. Un accusé parle d’une petite fille qui saigne du ventre, un autre fait des dessins qui correspondent au lieu où les faits ont été commis. Dans sa déposition, Fernand, un des membres du clan Fuhrmann, décrit des éléments troublants, proches des faits : « Georges et Pierre Bodein ont pris la petite et l'ont déposée dans l'eau. Je ne sais plus de quel côté était le corps. Ils vont dans l'eau, la posent sur la berge, la tête est dans l'eau, tournée contre la berge. »

Aveux sans preuves 

Les magistrats s'interrogent, tentent d'établir des faits concordants. Plus d'une centaine de versions différentes sont avancées par les Fuhrmann et les Remetter. « Ils donnaient des détails mais qui n'étaient pas toujours les mêmes, et on n'avait aucun élément matériel tangible tel que l'ADN nucléaire qui les mettait en cause. On aurait été complètement rassuré, mais là rien », se souvient Lydia Pflug, une des juges qui instruisent l'affaire.

 

Deux juges d’instruction s’opposent, l’une convaincue de l’implication des Yéniches, l’autre certaine du contraire. La confrontation des magistrates et le caractère troublant des aveux emportent la décision de conduire les Fuhrmann et les Remetter devant la Cour d’assises, malgré la persistance de doutes. « Il était inévitable de se demander quel crédit accorder aux aveux consentis par les uns et par les autres, prenant en considération le fait que ces aveux était souvent confus et fluctuants et entrecoupés de certains détails manifestement faux après vérification », écrit Hélène Blondeau-Patissier dans l'ordonnance de mise en accusation, lue au début du procès.

 

D'autres magistrats ont été confrontés au même problème, avec des membres de la communauté yéniche. Pendant l'enquête, Bernard Legras, procureur général auprès de la Cour d'appel de Colmar, participe à une rencontre avec les habitants de Schirmeck, pour répondre aux questions sur le traitement judiciaire de l'affaire. Il se souvient des propos d'une de ses collègues, qui avait instruit un dossier à Metz : « Dans une affaire de vol à main armée, des membres de la communauté yéniche avaient été mis en cause, interpellés. Ils avaient avoué les faits pendant de longs mois jusqu’au moment où les véritables auteurs, qui venaient en réalité de la région parisienne, avaient été arrêtés. » Dans les deux cas, les charges reposent sur la seule parole des accusés. Les juges s'interrogent sur les raisons qui les poussent à s'impliquer dans des affaires qui, a posteriori, ne les concernent pas. « Des gens qui sont tous connus par les services sociaux, mais qui sont très, très dénigrés, là tout à coup, ils prennent de l'importance et si ça se trouve, pour eux, le fait de maintenir cette importance peut aller jusqu'à s'auto-accuser, tente d'expliquer la juge d'instruction Lydia Pflug. Peut-être qu'ils ont vécu comme une espèce de fierté ambivalente le fait d'être avec Pierre Bodein, parce que c'était une répulsion/fascination. »

  

Quatre interprètes 

En marge de la société, les Fuhrmann et les Remetter ne sont pas familiers du fonctionnement de la justice, même s'ils ne sont connus que pour des délits mineurs. Certains ne parlent pas le français. Les familles se retrouvent dans un monde qu'ils ne saisissent pas. « On avait vraiment affaire à des gens qui étaient très limités intellectuellement dont on avait le sentiment qu’ils étaient quand même très perdus au milieu de tout ça. Ils sont arrivés à ce procès sans manifestement comprendre ce qui leur arrivait et ce qu’ils faisaient là », se souvient Manon Brignol.


Les magistrats ne parviennent pas non plus à analyser leur manière de penser. « Le fait qu'il s'agisse de populations marginalisées, ça pose des problèmes qu'on retrouve dans toutes les affaires. Ce sont des gens qui n'ont pas la même façon d'envisager les choses que les enquêteurs, les juges, les avocats et donc il y a beaucoup d'incompréhensions et de malentendus dans un échange »explique Philippe Vannier, procureur adjoint aux assises en 2007. Les échanges se compliquent aussi à cause de la langue. Quatre interprètes sont mobilisés tout au long du procès pour traduire le dialecte yéniche. « Ça complique encore les choses parce que l'interprète a des expressions qui ne correspondent pas, analyse Philippe Vannier. Il est obligé évidemment d'en trouver une la plus proche possible, et au fur et à mesure, on peut se décaler un peu par rapport à ce qu'a vraiment dit la personne. »

 

Malgré un verdict d'acquittement pour les Fuhrmann et les Remetter, certains s'interrogent encore sur leur implication, proche ou lointaine, dans la disparition de Jeanne-Marie Kegelin. D'autres pensent que les Yéniches ont été embarqués malgré eux dans une histoire qui les dépassait. « Je pense, d'ailleurs le procès l’a démontré, qu’ils n’avaient rien à faire, bien sûr, dans cette enceinte. Ils n’avaient pas à être mis en examen, et surtout pas incarcérés, avec le peu de charges qui existaient contre eux », affirme Marc Vialle, avocat de Pierre Bodein. « Que les choses soient claires, ces gens ne sont pas acquittés au bénéfice du doute. Ces gens sont totalement innocents. » Lydia Pflug, qui a instruit l'affaire dans sa totalité, est moins affirmative : « J'ai évidemment des certitudes sur monsieur Bodein, je n'ai aucune certitude sur l'innocence des Fuhrmann-Remetter. »

 

Si un nouveau dossier venait à impliquer la communauté yéniche, la justice donnerait-elle autant de crédit à leurs déclarations ? Aucun enseignement n’a été tiré de la déroute consécutive aux aveux des Fuhrmann et des Remetter. Bernard Legras a été sollicité pour en discuter avec les étudiants de l'Ecole nationale de la magistrature : « Les collègues m'ont beaucoup interpellé sur cette question. Comment a-t-on pu judiciairement accompagner cette vingtaine de mis en examen dans leurs déclarations jusqu'à l'audience de la Cour d'assises ? »

                                                                                                         Lucie Debiolles et Nicolas Mézil

Marc Vialle, l'avocat de Pierre Bodein pendant le procès de 2007
©Estelle Choteau/Cuej


Puissance 1 CV

Elles sont grises, blanches, rouges ou bleues. Leurs carrosseries brillent au soleil. Garées les unes à côtés des autres devant une concession spécialisée, les voitures sans permis, les « voiturettes », ressemblent à de gros jouets ou des voitures de manèges réservés aux enfants. Ce sont pourtant des voitures pour adultes, qui, d'après le vendeur, sont aujourd'hui conduites par « monsieur et madame tout le monde ».


Si l'argument de vente peut séduire, l'image de ces mini voitures colle à la peau de ceux qui ne peuvent accéder au permis de conduire. Et tout le monde n'assume pas forcément de conduire un tel véhicule. Ce petit deux places en plastique de 400 kilos, qui pétarade au démarrage, ne passe pas inaperçu sur les routes. Toutes les routes. L'autoroute est la seule voie qui lui reste interdite, en raison de sa lenteur : la voiturette ne dépasse pas en théorie les 45 km/h (de simple connaissances techniques permettent cependant un débridage facile, comme sur les scooters). Des voitures sans permis comme celles-ci, les Fuhrmann de Saint-Pierre en possédaient trois au moment du procès en 2007. Aujourd'hui, il semblerait qu'il ne leur en reste qu'une.

De 800 à 1200 euros d'occasion

« Les Bodin... [une autre façon en Alsace d'appeler les Yéniches] ils font partie de ces 15% de clientèle spéciale qui n'a pas de savoir-vivre », lâche le concessionnaire avant d'enchaîner les propos désobligeants à leur égard. D'après lui, ceux-ci achètent surtout des véhicules d'occasion dont les prix s'échelonnent en moyenne de 800 à 1 200 euros et qu'ils entretiennent eux-mêmes par la suite. Les neuves sont quant à elles accessibles à partir de 8 000 euros. À Rémy Welschinger, auteur d'une thèse sur les Yéniches alsaciens (1), Jacques Fuhrmann résumait ainsi ce mode de vie : « On les achète souvent d'occasion, surtout les diesel, parce que c'est plus économique. C'est très pratique pour nous parce que beaucoup de Yéniches n'ont pas le permis. »


Perçu en général comme une forme de passage à l'âge adulte, le permis de conduire symbolise dans une société sédentaire l'accès à l'autonomie, au mouvement, à la liberté. Confrontés à un choc culturel depuis leur installation dans une maison, les Fuhrmann restent en marge de la société : l'ancienne génération est bien souvent illettrée et parle mal le français, la langue du permis. Son coût, 1 500 euros en moyenne, et celui de l'assurance, sont des freins supplémentaires pour ces personnes qui ne vivent presque exclusivement que du RSA, le revenu de solidarité active.


Les voiturettes des Fuhrmann ont marqué les esprits de ceux qui ont vécu et suivi l'affaire. C'est dans le coffre de l'une d'entre elles qu'un des enfants d'Artolsheim auraient vu le corps de Jeanne-Marie Kegelin. Accusée à l'époque de l'enlèvement, du viol et du meurtre de la petite fille alors âgée de dix ans, la famille yéniche est décrite au moment du procès en trois mots dans Libération : « Tatouages, illettrisme, voiturettes ». Comme si la voiture sans permis allait de soi avec un environnement peu reluisant au sein d'une famille désocialisée et marquée par l'alcool.

Cette définition ne collerait plus aujourd'hui avec la jeune génération de Yéniches, connectée et présente sur Internet, qui est allée à l'école à partir de la fin des années 1980. Davantage intégrés que leurs aînés, ils font désormais face à une réalité : l'insertion professionnelle. Posséder une voiture pour réussir. Une vraie voiture.

                                                                                                                            Ophélie Gobinet

 

(1) Rémy Welschinger, Vanniers (Yéniches) d'Alsace, nomades blonds du Ried, L'Harmattan, 2013.



Permis : Les personnes nées avant le 1er janvier 1988 n'ont besoin d'aucun permis de conduire et peuvent circuler en France. Pour toutes les personnes nées après cette date, l'obtention d'un permis AM, l'ancien BSR (brevet de sécurité routière, obtenu au collège) est obligatoire. Une formation théorique et pratique de sept heures est alors délivrée en auto-école.

(Articles R211-1 et R211-2 du code de la route)

Poids : de 350 à 400 kilos

Vitesse maximale : 45 km/h

Autonomie : 500 km

Consommation pour 100 km : environ 3 litres

Capacité du réservoir : 16 litres

Puissance administrative (France) : 1 CV

Longueur : environ 3 mètres (selon les modèles)

Largeur : 1,50 mètre

Carrosserie : structure aluminium 
Fiche technique « VSP », voiture sans permis
Une voiturette de marque Aixam ©Ophélie Gobinet/Cuej


Pierrot le fou, le mal surnommé

« On ne sait pas toujours qui est Pierre Bodein, mais Pierrot le fou, oui, ça rappelle quelqu'un », remarque la psychologue Geneviève Cédile. D'où vient ce surnom ? Une chose est sûre, il a été employé et popularisé après la folle cavale de Pierre Bodein, en décembre 1992. « Il avait tiré sur un flic et violé une nana, après s'être échappé de l'hôpital psychiatrique d'Erstein, se rappelle Olivier Vogel, journaliste à France Bleu Alsace. Ce que décrivait les flics, c'était une espèce de fou, Pierrot le fou, un mec qui fonce le flingue à la main, qui n'en a rien à foutre de rien ».

Le quatrième du nom

Les différents experts qui ont examiné Pierre Bodein sont, eux, en grande partie opposés à l'emploi de ce surnom. Lors d'un entretien avec Ariane Casanova, la psychiatre nous avait interpellé : « Vous, vous l’appelez Pierre Bodein et c'est parfait. Il était appelé Pierrot le fou. Ce surnom aurait dû rester là où il était. » Et d'ajouter : « Ce n'est pas bon pour la psychiatrie, ni pour les malades mentaux, d'associer quelqu'un qui a commis de tels actes criminels à Pierrot le fou. C'était inadapté de joindre une image qui voulait en faire un héros populaire : place qu'il n'a pas à prendre. » Même constat pour le psychologue Alain Dumez : « Du fait qu'on l'appelle Pierrot le fou et bien il faisait le fou ! Et il en rajoutait encore. »


Un surnom gênant, qui renvoie à d'autres personnages. Car Pierre Bodein n'est pas le premier Pierrot le fou, loin de là. Pierre Loutrel, membre de la Gestapo et gangster parisien des années 1940, fut le premier à être affublé du sobriquet. A la même époque, un certain Pierre Carrot est lui aussi à la tête d'une bande concurrente de cambrioleurs parisiens. Ce qui lui vaut d'être appelé « Pierrot le fou n°2 », justement pour le distinguer du premier. Ensuite, il y a eu le film de Jean-Luc Godard, Pierrot le Fou, sorti en 1965, mais qui est sans rapport avec les deux malfrats précédents. Après, plus rien, plus de traces du pseudonyme... jusqu'à Pierre Bodein, qui serait donc « Pierrot le fou » quatrième du nom, pour être précis.

« Pierre le sanguinaire »

 Une connotation particulièrement mal placée, notamment pour les proches des victimes. « Bodein est très intelligent dans le sens où il faisait tout pour s'en sortir. Donc, non, fou, pas du tout...., affirme Françoise Scharsch, la mère de Julie. Oui, Pierrot le fou, c'est vrai que c'était son surnom. Mais là, non, ce n'était pas le même. » Isabelle Riehl va plus loin : « Il n'y a pas de mot pour décrire un fumiste pareil, déclare celle qui a connu la sœur d'Edwige Vallée, la deuxième victime. Le surnom Pierrot le fou, ils enlèvent " fou", il était pas du tout fou, c'était le pire salopard. » A l'inverse, pour Maud Metzger, la dernière personne à avoir vu Julie Scharsch vivante, ce surnom est encore aujourd'hui le seul moyen de nommer l'assassin de son amie : « Bodein... j'arrive pas à dire son nom, j'arrive à dire Pierrot le fou ».


Un surnom devenu plus important, plus encombrant que le nom d'origine. Pierre Bodein lui-même n'a cessé de crier son opposition, fustigeant les médias à de nombreuses reprises, comme lors de son procès aux Assises en 2007. Un procès marqué par le réquisitoire de Manon Brignol, l'avocate générale, catégorique au sujet du sobriquet : « Pierrot le fou qui n'est pas fou, Pierre l'ordinaire, devenu Pierre le sanguinaire », avait-elle alors clamé devant la cour.

                                                                                                                             Luc Barre

Capture d'écran de la recherche Google « Pierrot le fou »


Ils s'appelaient Bodein

 

« Pas grand monde en Alsace n'ose critiquer les Bodein ou Bodin […] dans la plupart des villes nous sommes craints. Chaque famille a sa spécialité. Les Bodin, par exemple sont considérés comme des tueurs, des meurtriers. »

Ces mots tombent comme une sentence, presque comme une menace. Ils sont lâchés par un jeune homme d'origine yéniche, nous l'appellerons Frédéric, que nous avons contacté via un réseau social. Six ans après le procès de Pierre Bodein, pourquoi accoler une telle réputation à ce nom de famille ? Bodein et Bodin, une orthographe différente pour un même patronyme : « On prononce Bodein, comme "ein" en allemand, mais Bodin "in", est un dérivé. C'est le même nom » explique Rémy Welschinger, auteur d'une thèse sur les Yéniches alsaciens (1).

Vidéo de souvenirs de membres d'une famille Bodein 


Bodein, Bodin, des noms qui aujourd'hui encore font frémir en Alsace. Le procès a jeté une lumière crue sur une minorité qui suscite, depuis longtemps dans la région, méfiance, mépris et rejet. Frédéric affirme pourtant ne pas se sentir concerné par cette affaire, ni être victime d'amalgames à cause de son nom de famille. Pour Chantal Cassard, bénévole d'ATD Quart Monde, « c'est un nom terrible à porter ». Elle raconte l'histoire d'une famille Bodin logée sur un terrain à Sélestat où l'on avait construit une maison pour eux, mais « très très loin de la première rue ». Une mise à l'écart des autres pour un nom. Un nom connoté depuis très longtemps, bien avant Pierre Bodein.

 

« C'est un Bodin, c'est un fou »

Il y a quelques années, déjà, « Bodin » était l'équivalent d'une insulte, d'une invective. « On disait " Bodin", c'était pire que de dire " vannier". C'était... catastrophe », raconte Rémy Welschinger. Un nom de famille pour désigner l'ensemble de la communauté yéniche. Porter l'opprobre sur toute une minorité. Et le fait que Pierre Bodein, accusé des enlèvements et meurtres de trois personnes, soit yéniche a renforcé l'image négative dont cette communauté fait l'objet depuis des années.


Installé depuis deux ans et demi à Colmar, Jérôme Kirchner, bénévole à ATD Quart Monde, suit plusieurs familles yéniches de la région. Il se souvient : « Je fais du badminton et un jour mon coéquipier m'a dit, à propos d'un adversaire, "Faut se méfier, c'est un Bodin, c'est un fou". » La notoriété de ce nom de famille, aussi associée au personnage de Pierre Bodein, a poussé des membres de sa propre famille à changer de patronyme. Une ex-femme de l'homme condamné à la perpétuité en a fait la demande pour sa fille : elle considérait ce nom « injurieux » et « diffamant », compte tenu de la nature des condamnations. Une requête qui passe par la publication du nouveau nom au Journal officiel, appuyée par l'argument de l'intérêt légitime, défendu dans une lettre adressée au Garde des Sceaux ou au procureur de la République du Tribunal de grande instance de la ville concernée.


Il y a quelques années, deux frères de Pierre Bodein avaient déjà fait cette demande.  Au début des années 1980, ils ont choisi de s'appeler « Bottin » ; un simple retour aux sources car c'est en réalité le véritable nom du clan. Les grands-parents et arrières-grands parents de Pierre Bodein s'appelaient Bottin, c'est l'état civil qui a transformé le nom. Une prise de distance avec la famille pour l'un des frères, devenu Bottin quand son frère a commencé à faire « ses conneries ». Le psychanalyste François Biringer raconte que d'autres membres de la famille ont souhaité changer quelques lettres de leur nom. Une mise à distance volontaire, pour tenter d'effacer l'horreur des crimes de Pierre Bodein.

                                                                                                                            Ophélie Gobinet

 

(1) Rémy Welschinger, Vanniers (Yéniches) d'Alsace, nomades blonds du Ried, L'Harmattan, 2013.

Un chalet a remplacé la maison d'Artolsheim, où vivaient certains des Yéniches mis en cause dans la disparition de Jeanne-Marie Kegelin 
©Larissa Rausch/Cuej
 3. La justice